Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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Trente Glorieuses (les). (suite)

La nature des logements témoigne, elle aussi, d'une très sensible amélioration des conditions de vie. En 1946, moins de 20 % des logements disposaient de toilettes intérieures ; en 1975, 73 % des foyers en sont équipés. Dans le même temps, le pourcentage de foyers comptant une salle de bains est passé de 5 à 70,3. Sanitaires et salles de bain privés, auxquels s'ajoutent l'eau chaude et le chauffage central, sont devenus la norme des grands ensembles à « loyer modéré » et des pavillons individuels. Selon les critères de l'INSEE, le taux de « logements confortables » passe de 3,8 % en 1946 à 65,3 % en 1975.

Le credo moderniste : contestations et acceptation

Ce panorama non exhaustif rend compte du bouleversement du cadre et des conditions de vie des Français. Pourtant, jusqu'au milieu des années 1950, la société façonnée par les expériences d'avant-guerre vit l'irruption de cette « modernité » avec circonspection. C'est une phase transitoire d'adaptation, de sédimentation socioculturelle et des sensibilités qui signe le passage, plein de soubresauts, de la société de la première moitié du XXe siècle à celle de la seconde. En témoignent les frondes du poujadisme, du CID-UNATI, des paysans au début des années 1960. Dans un autre registre, mai 68 traduit un refus du credo moderniste défini depuis l'après-guerre.

Par ailleurs, les Trente Glorieuses n'ont pas fait disparaître les inégalités sociales. Si, de 1949 à 1957, le salaire moyen passe de l'indice 100 à 228, et le coût de la vie de 100 à 159, cette tendance très positive s'infléchit par la suite, avec des incidences plus marquées sur les bas salaires, qui stagnent. La revalorisation du SMIG en 1970 découle de ce constat : de 1960 à 1967, le gain cumulé en pouvoir d'achat du SMIG est de 2,7 %, contre 28 % pour les salaires ouvriers.

Enfin, il apparaît que l'idéal de promotion et de mobilité sociale - par l'école, en particulier - ne s'est pas traduit massivement dans les faits. Même si 15 % des enfants d'ouvriers accèdent au statut de cadre au début des années 1970, et malgré le rôle de promotion sociale de l'exode rural, l'étalement du processus sur plusieurs générations constitue un obstacle qui explique les pourcentages - somme toute assez faibles - d'individus bénéficiaires de cette ascension.

Toutefois, malgré les infortunes de la pensée unitariste et égalitariste des années d'après-guerre, un tournant majeur s'est bien joué entre la IVe République et les années gaulliennes. Les « derniers vestiges de la France des petits héritée du XIXe siècle » disparaissent (Serge Berstein). Le maintien des inégalités salariales, la mobilité sociale toute relative, ne font pas obstacle à la progressive transformation de l'identité économique et socioculturelle française. Dans le débat entre « ancien » et « nouveau », l'affirmation du mieux-être général et du partage de la prospérité finit par sanctionner l'adoption du credo moderniste, que confortent l'amélioration des niveaux de vie et l'image tutélaire de l'État-providence. La représentation de la société, de son avenir, et les aspirations des Français s'en trouvent changées. Une fois bannie l'illusion d'une uniformisation absolue des modes de vie, il reste qu'en dépit des réticences de certains groupes sociaux, culturels ou politiques, le modèle de la société nouvelle, citadine et consumériste, l'emporte au tournant des années 1960.

Bien-être et consommation de masse

L'affirmation de la philosophie du mieux-être est donc sous-tendue et légitimée par le désir - en partie satisfait - d'une redistribution de la prospérité nationale. Outre les progrès essentiels du logement, l'évolution des postes de consommation des ménages illustre cette donnée. La progression de l'équipement en électroménager est spectaculaire, comme l'atteste l'explosion des dépenses durant la seule période 1954-1956 (de 54 à 128 millions de francs), grâce notamment à la création du crédit pour l'électroménager (1952). De 1946 à 1975, l'essor des ventes est fulgurant. Réfrigérateur, gazinière, machine à laver le linge (1955), moulin à café électrique (1956), séchoir (1957), congélateur (début des années 1960), magnétophone et transistor de poche (1963 et 1965), etc., pénètrent la majorité des foyers français.

Élément de décoration, vecteur de divertissement, lucarne ouverte sur le monde et écran-témoin de la réussite sociale, la télévision est l'un des objets les plus convoités. Rare dans les années 1950, elle est présente dans plus de 80 % des foyers au milieu des années 1970. Et, en 1976, ce sont 66 % des ménages qui possèdent à la fois réfrigérateur, machine à laver et télévision. L'automobile est l'autre grande gagnante de cette frénésie de consommation. En 1946, le parc français compte 1 million de voitures ; en 1975, 15,5 millions. Le succès des 4 CV, 2 CV, DS, 404, 4 L symbolise cet engouement, indissociable de l'allongement des congés payés et du temps consacré aux loisirs. Enfin, tandis que les indices liés à l'équipement et aux loisirs croissent, la part des budgets consacrée à l'habillement et à l'alimentation recule en proportion de l'augmentation des budgets familiaux.

Développement de la consommation de masse et recherche d'un mieux-être quotidien : cette tendance agit sur l'évolution des mœurs et des mentalités, à travers l'omniprésence d'une philosophie moderniste aux penchants hédonistes. L'irruption de la culture et du loisir de masse l'illustre parfaitement, en soi et à travers son influence sur les pratiques et les imaginaires sociaux.

La culture de masse en question

La France des Trente Glorieuses nourrit une philosophie idéaliste de réduction des écarts sociaux et socioculturels. On a vu quelles en sont les limites dans le monde du travail. Ces limites, conjuguées à la tension née de l'instabilité politique jusqu'en 1958 et des guerres coloniales, taillent dans le vif de l'unitarisme et de l'optimisme de l'après-guerre et de la période de la reconstruction. Il n'en reste pas moins que l'on renoue alors avec les espoirs du Front populaire en matière de politique culturelle. Teinté d'idéalisme militant, le projet de partage et de diffusion de la culture au bénéfice du peuple est mis en avant à la fin des années 1940 - relayé par la création du ministère des Affaires culturelles (1959). La création du nouveau Théâtre national populaire (1951) et la politique de décentralisation théâtrale sous la IVe République témoignent du volontarisme de l'État en matière de redistribution culturelle d'une part de la richesse acquise. Dans un autre registre, le succès des mouvements de jeunesse et des associations héritiers du Front populaire illustre la valorisation des loisirs, de l'accès de tous à la culture (auberges de jeunesse, Jeunesses musicales de France, ciné-clubs, maisons de la culture, etc.). Sur le fond, toutefois, on ne peut parler, pour cette période, d'une authentique démocratisation de l'accès à la culture, du moins celle véhiculée par les élites, qui se trouve en décalage évident avec les aspirations de la majorité de la population.