Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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famine. (suite)

Les stigmates de la famine.

• La plupart du temps, famine et épidémie conjuguent leurs effets. En multipliant le déplacement des traîne-misère, en diminuant les capacités de résistance physique, en provoquant la consommation de nourritures nocives (tel ce pain de fougère que les crève-la-faim du Craonnais firent porter à Versailles en 1683), la crise de subsistance est le terrain propice à de multiples contagions : une fois l'épidémie assoupie, les fièvres malignes (typhoïde) ou les flux de sang (dysenteries) donnent le coup de grâce.

Comme toute crise démographique, une famine s'accompagne d'une chute des conceptions et de la nuptialité, d'un accroissement des migrations, d'une poussée de mortalité. Les malades affluent alors vers les hôtels-Dieu et les hôpitaux généraux, et les abandons d'enfants sont multipliés (par cinq à Lyon, en 1709). Au bout de quelques mois, ou années, la tendance s'inverse : les migrations s'apaisent, la nuptialité et la natalité augmentent et, bien sûr, la mortalité chute. En dehors des crises à répétition, la récupération est donc rapide et le relèvement de la fécondité parvient à modérer le phénomène de classes creuses.

Les famines débouchent aussi sur des crises économiques. La cherté du pain conduit les plus modestes à différer les dépenses qui ne relèvent pas de la stricte subsistance, ce qui entraîne le chômage de nombreux ouvriers. Dès que monte le prix du blé s'abat le tragique « silence des métiers ». En outre, les famines entraînent un accroissement de l'endettement et une élévation du taux du crédit qui précèdent les aliénations de biens-fonds au profit d'heureux créanciers. À la dislocation des familles et à la multiplication de l'errance répond l'expropriation des plus démunis.

Si ces famines n'ont pas des effets négatifs pour tous (en libérant des exploitations, elles favorisent de nouvelles installations), elles ont de redoutables conséquences psychologiques. Longtemps ancrée en Occident, la peur de mourir de faim donne lieu à des violences collectives : pillages de convois de grains ; achats forcés à prix taxé chez les meuniers, les boulangers, les marchands de céréales, volontiers qualifiés d'affameurs. Les femmes jouent un rôle important lors des « émotions populaires » : ainsi en 1775, lors de la guerre des Farines, ou en octobre 1789, lorsqu'on va chercher à Versailles « le boulanger, la boulangère et le petit mitron ». La hantise de manquer de pain eut - paradoxalement et longtemps - pour conséquence de maintenir une économie étroitement domestique. Les partisans de la liberté économique, soucieux d'élargir les marchés, tel Turgot en 1774, passeront, auprès des foules favorables à la réglementation des prix et hostiles au « laissez-faire », pour responsables d'un « complot de famine ».

L'éradication du fléau.

• En dehors des interdictions répétées d'exporter les grains, l'État n'intervient qu'au coup par coup : la lutte contre la famine reste l'affaire de la charité chrétienne et des autorités locales ; les municipalités urbaines taxent le pain tout en subventionnant les boulangers et en organisant des bureaux d'assistance. À la fin du règne de Louis XIV, on procède aux premiers recensements des stocks et des bouches à nourrir. Les intendants adoptent des habitudes interventionnistes, lesquelles prendront un tout autre sens, provisoirement, au cours de l'an II. En 1817, le gouvernement crée une caisse de compensation destinée à subventionner les boulangers obligés de vendre le pain à bas prix.

Cependant, les fraudes sont légion, et la meilleure forme de lutte contre la pénurie est le développement de cultures nouvelles : légumineuses en Flandre dès 1125, sarrasin dans l'Ouest à partir du XVe siècle, maïs dans le Midi au XVIIe siècle, pomme de terre au XVIIIe siècle. Ce n'est qu'ensuite, grâce à la mise en place progressive d'un marché des céréales plus ouvert, que la France voit disparaître les famines.

famine (complot ou pacte de),

rumeur qui circule dans les dernières décennies de l'Ancien Régime, et selon laquelle le roi chercherait à affamer le peuple en spéculant sur le commerce des grains.

L'idée du complot ou du pacte de famine apparaît en 1768 sous la plume du légiste Le Prévost de Beaumont dans un pamphlet intitulé Dénonciation d'un pacte de famine. Reprise par les milieux parlementaires, cette idée trouve rapidement un écho favorable dans l'opinion : elle se situe en effet au point de convergence de plusieurs mouvements, structurels et conjoncturels. En premier lieu, la crainte de la faim demeure tenace dans des populations qui vivent constamment au seuil de l'équilibre alimentaire et qui sont soumises aux fluctuations sensibles de la production agricole. Cette crainte ancestrale est avivée dans les années 1770 par une situation de disette larvée qui touche le royaume. En outre, la fin du règne de Louis XV est marquée par l'extrême impopularité du souverain et par les premières manifestations de désacralisation de la personne du roi : dans ce contexte, la mystique du monarque nourricier, chargé d'assurer le juste approvisionnement de ses sujets, tend à disparaître. Dans l'esprit du public, le roi a en effet brisé ce pacte de protection alimentaire en autorisant, par la déclaration de mai 1763 et l'édit de juillet 1764, la libre circulation des grains à l'intérieur et à l'extérieur du royaume. Assouplie par Terray en 1770, mais reprise par Turgot entre 1774 et 1775, cette législation est perçue comme une menace par le peuple.

Révélatrice d'un état de l'opinion dans les décennies pré-révolutionnaires, la rumeur du « complot de famine » marque une étape importante de la dégradation du lien traditionnel qui unit le souverain à ses sujets, de la désaffection progressive que subit la monarchie et de la politisation que connaît la société française dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Véhiculée par tous les vecteurs de l'information populaire, et notamment par la chanson, elle trouve ainsi sa place dans la modification des conditions psychologiques qui a rendu possible la Révolution.