Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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Trente Glorieuses (les). (suite)

Le temps du loisir

Pour comprendre la réalité de la mutation culturelle d'alors, il faut se reporter à d'autres indices. Les années 1950 et 1960 sont l'âge d'or de la radio. Le nombre de postes passe de 5 à 11 millions entre 1945 et 1958. Europe no 1, qui révolutionne le monde radiophonique, naît en 1955. C'est aussi l'heure de l'essor des divertissements télévisuels ; les émissions les plus suivies s'appellent la Piste aux étoiles (1953) ou Jeux sans frontières (1967). Le Petit Rapporteur, de Jacques Martin, devient la messe dominicale du tube cathodique (1975). Le « Livre de poche », lancé en 1953, connaît un rapide succès, qui fait suite à celui de la « Série noire », lancée en 1945. En 1954 naît le tiercé, en 1976 le Loto. La presse féminine rajeunit et séduit (Elle, Marie-Claire). La mode devient une préoccupation pour un nombre grandissant de Français, à en juger par la réussite du premier Salon du prêt-à-porter (1957) ou l'impact de la « guerre du genou » engagée par Yves Saint Laurent (1960)...

Ces éléments disparates soulignent l'entrée progressive dans une ère des loisirs populaires, dans une culture de masse et de consommation, différant, dans sa forme, ses objets et ses finalités, de la notion de culture démocratique telle qu'elle a pu être définie par les intellectuels. Toutefois, la démocratisation n'est pas restée sans effets pour certaines catégories sociales (enseignants, journalistes, cadres supérieurs, membres des professions libérales) qui font notamment le public des festivals (Cannes, 1946 ; Avignon, 1947 ; Aix, 1948 ; Royan, 1965) ou des mensuels spécialisés tels les Cahiers du cinéma (1951). Il y a ici une rupture capitale entre deux univers : entre celui de la culture et du loisir cultivé, et celui de la culture et du loisir de masse.

La « révolution culturelle » du temps libre

Cela étant, de nouvelles valeurs culturelles transcendent les catégories sociales. Les vacances constituent l'exemple le plus emblématique de la révolution du temps libre. Dans l'imaginaire collectif, « la Méditerranée devient le lieu exemplaire du bonheur et du loisir » (Dominique Borne). Le mythe du Sud - tropézien, notamment - est nourri par maints éléments disparates dont l'écho souligne leur emprise sur le corps social : la popularité de Brigitte Bardot, la madone de « Saint-Trop » à partir de la seconde moitié des années 1950, le succès du Gendarme de Saint-Tropez (1964), l'image ludique et attractive du Club Méditerranée (1950), de Nouvelles Frontières (1967), le boom immobilier du Languedoc-Roussillon à l'aube des années 1970 et la progression du tourisme français en Espagne (malgré le franquisme), l'idéale autoroute A1-A6 (la jonction Lille-Marseille est réalisée en 1970), la séduisante fluidité de la DS qui emmène les familles françaises vers une chaude oisiveté...

L'oisiveté ? Voici une autre « valeur » clé : elle a cessé d'être suspecte. Insigne rupture avec la première moitié du XXe siècle, elle offre indirectement un indice des progrès de l'individualisme et du reflux de la notion de solidarité héritée de temps plus durs. Il est désormais permis de « ne rien faire », de consacrer du temps à la recherche du loisir-plaisir. De nombreux jalons témoignent de cette évolution et de son champ d'influence : les Vacances de M. Hulot, de Jacques Tati, fresque désabusée et souriante qui met en scène un « homme moyen » vivant avec ingénuité la conquête du loisir de masse (1953) ; le succès des aventures scandaleuses de la jeune fille de bonne famille que Françoise Sagan décrit dans Bonjour tristesse (1954) ; le triomphe, chez les jeunes, de Salut les copains (1962), puis de la vague yé-yé (1963-1964) ; l'un des plus illustres slogans de 1968 : « Sous les pavés, la plage » ; la création de France Loisirs (1970) ; le lancement des premiers clubs Vitatop (1974) ; le doublement des effectifs de la Fédération française de tennis, entre 1966 et le cœur des années 1970 ; la mode du footing au milieu des seventies.

Quant aux productions critiques du cinéaste Jacques Tati (Mon oncle, 1958), du sociologue Edgar Morin (l'Esprit du temps, 1962), de l'écrivain Georges Perec (les Choses, 1965), dénonçant l'aliénation par la consommation et l'illusion du droit à la culture, elles ne sauraient s'opposer à une telle vague de fond.

Les comportements

Pour prendre la pleine mesure de ce bouleversement socioculturel et de ses conséquences, il faut enfin évoquer quelques aspects de l'évolution des comportements. Les années 1960-1970 sont notamment le terrain d'une indéniable libération sexuelle. Expression supplémentaire de la recherche d'une liberté accrue dans une société rajeunie, l'évolution se noue notamment autour du développement du Planning familial (1956), de la première diffusion de la pilule (1961), puis du stérilet, enfin du débat houleux sur le droit à la contraception et à l'avortement (de la loi Neuwirth en 1967, à celle sur l'IVG, dite « loi Veil », 1975). La révolution mentale qui accompagne cette mutation exemplaire des comportements et de l'approche législative témoigne à la fois d'une transformation de la « morale » entourant l'acte de procréation et d'une déculpabilisation de l'acte sexuel, ainsi que d'une profonde rupture avec l'avant-guerre et le legs de l'histoire en matière de morale et de civisme.

À compter de la fin des années 1950, les progrès de cette « permissivité » - en pleine adéquation avec la recherche contemporaine du bonheur et du ludisme - sont également soulignés par d'autres signes : le scandale, puis le succès de Et Dieu créa la femme, de Roger Vadim avec Brigitte Bardot (1956) ; la création de Lui, qui affiche l'érotisme en kiosque (1963) ; l'instrumentalisation croissante du corps féminin dans la publicité ou la mode ; la banalisation du débat sur la sexualité dans les grands hebdomadaires (le Nouvel Observateur) ; le succès du cinéma érotique (Emmanuelle, 1974) ; celui de la sexologie symbolisé par les ventes colossales de la Fonction de l'orgasme (Wilhelm Reich, traduit en 1967) ; l'apparition des seins nus sur les plages et la vogue du naturisme...