Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
I

immigration (suite)

Cette immigration est constamment renouvelée : de 1873 à 1914, 1,8 million d'Italiens s'intallent provisoirement en France. Il s'agit souvent pour eux d'aider une famille restée au pays, d'accumuler un pécule pour rentrer acheter des terres et s'établir plus aisément. On a donc affaire à maints jeunes célibataires, même si les familles se font plus fréquentes avec le temps : en 1911, le tiers des Italiens ont moins de 20 ans, et en 1896 on compte encore 139 hommes pour 100 femmes - contre 181 en 1861. Cela explique une réputation d'instabilité et de violence, et la police hésite à pénétrer dans certains lieux tels que les cités de la vallée de la Fensch, « far-west » lorrain.

Pourtant, l'intégration a commencé, au-delà des élites, acceptées depuis longtemps dans la « bonne société ». Elle est moins liée à l'école, peu fréquentée, ou à une aléatoire promotion sociale, qu'à la durée du séjour et aux filières migratoires, qui font que le nouvel arrivant est souvent entouré de membres de sa famille, de son village ou de sa région : Ombriens à Nice, gens originaire du Latium méridional en banlieue lyonnaise, montagnards d'Émilie à Nogent, etc. Cet encadrement pourrait signifier un enfermement. En réalité, il est un facteur de stabilisation, et favorise le début d'une lente acceptation par le pays d'accueil.

Reste que les réactions de rejet sont fréquentes. Elles visent des concurrents sur le marché du travail, accusés d'accepter des salaires trop bas, de briser les grèves. Ainsi, en 1848, des violences éclatent à Paris, dans le Nord, en Normandie, dans des mines ou sur des chantiers de construction de voies ferrées, etc. Dès 1819, des Lillois ont manifesté contre les Flamands ; Paris s'est déjà échauffé plusieurs fois, par exemple en 1839 contre les ébénistes allemands. La situation s'aggrave avec la crise économique de la fin du siècle : trente Italiens au moins sont assassinés entre 1881 et 1893, date des massacres d'Aigues-Mortes. Les Belges ne sont guère mieux lotis, même si l'adhésion de l'Italie à la Triple-Alliance en 1882 fait de ses ressortissants des ennemis potentiels, concentrant sur eux les griefs. Il est malaisé de trier entre difficultés sociales et tensions internationales, et l'amélioration constatée après 1900 peut être liée tant au rapprochement franco-italien qu'à la reprise économique, voire à une intégration des étrangers aux mouvements revendicatifs, commencée pour les Belges sous Napoléon III, esquissée à Marseille pour les Italiens, et suscitant d'ailleurs d'autres hostilités - hors du monde ouvrier, cette fois.

Les discriminations légales sont relativement tardives. L'absence de droits politiques ne se fait sentir qu'après l'instauration du suffrage universel masculin en 1848. Les interdictions de diriger une école ou un journal, imposées en 1850 et en 1852, concernent peu d'individus, de même que l'impossibilité d'accéder à certains emplois publics. Le risque d'expulsion est limité par l'inexistence de papiers d'identité fiables, et les mesures de surveillance restent inappliquées. C'est sous la IIIe République, en 1888 et 1893, qu'un contrôle est véritablement instauré, avec l'obligation d'immatriculation à chaque nouvelle résidence. En 1899 est donnée la possibilité de fixer un quota maximal d'étrangers dans les entreprises travaillant pour les collectivités publiques. Mais les difficultés économiques affectent peu le libéralisme dominant. Le problème est plutôt d'intégrer les nouveaux venus et, surtout, de faire participer leurs enfants à la défense du pays. La loi de 1889 fixe le droit du sol : les enfants nés en France de parents étrangers sont citoyens français, sauf refus exprès de leur part - un refus impossible si les parents sont eux-mêmes nés en France.

D'une guerre mondiale à l'autre

En matière d'immigration comme dans d'autres domaines, la guerre de 1914 accroît le rôle de l'État. Ainsi, en avril 1917 est instituée la carte d'identité obligatoire des étrangers. Mais, surtout, après une phase d'excitation chauvine et d'arrêt de la production dans la perspective d'une guerre courte, la poursuite du conflit implique un afflux d'étrangers. Aux Alliés s'ajoutent 43 000 volontaires de 52 nationalités, 470 000 appelés ou engagés venus de l'empire colonial, les réfugiés ou les prisonniers supposés remplacer les hommes mobilisés, ainsi que 225 000 travailleurs européens, issus de pays alliés ou neutres, 40 000 Chinois et plus de 200 000 civils coloniaux.

En 1918, les besoins restent criants. Il faut reconstruire le pays, saigné par un million et demi de morts, et un million de mutilés et de gazés. Or la population, de mieux en mieux formée, fuit les tâches pénibles et mal payées. En outre, on ne veut faire appel ni aux ennemis d'hier, ni aux Russes soupçonnés de bolchevisme, non plus qu'aux non-Européens, écartés sur des bases racistes ou parce qu'on préfère les employer à la mise en valeur des colonies. Mais les convulsions du monde amènent maints réfugiés (Espagnols fuyant la dictature de Primo de Rivera, Italiens antifascistes, Russes blancs, Arméniens, etc.) ; surtout, l'émiettement de l'Europe centrale, l'effondrement de l'Allemagne et la fermeture des États-Unis drainent vers la France des travailleurs italiens, polonais, tchèques, etc. On recense 2,4 millions d'étrangers en 1926, et 2,9 millions en 1931, soit 7 % de la population, plus un volant de clandestins, facilement régularisés du fait du manque de main-d'œuvre. La part des ressortissants des pays voisins tombe de 79 % en 1921 à 55 % en 1931, notamment en raison de la présence croissante des Polonais, dix fois plus nombreux en 1931 qu'en 1921. Les emplois occupés sont bien ceux que fuient les autochtones : 40 % d'étrangers, dont la moitié de Polonais, dans les industries extractives, 70 % dans les mines de fer, 50 % dans les cimenteries, et, sur 250 000 immigrés travaillant dans l'agriculture, seulement 14 % de propriétaires, contre 60 % parmi les Français.

Dès 1919, la « Chambre bleu horizon » retire à l'État la gestion du recrutement collectif, confiée à la Société générale d'immigration (SGI), qui, de 1924 à 1930, embauche et achemine 400 000 personnes, et pèse sur les choix politiques. Son poids et l'intérêt des employeurs expliquent que les entrées ne diminuent pas lors des poussées de chômage de 1919, 1921, 1924 et 1927, malgré les revendications des salariés nationaux, ni lors de la crise financière de 1926, où la xénophobie émane plutôt des classes moyennes. L'État légifère peu, et moins pour contrôler l'émigration que pour la mettre au service du pays. En 1926, il tente d'interdire que l'étranger entré avec un contrat de travail soit débauché par une autre entreprise avant le terme de ce contrat. En 1927, face à l'extrême droite qui peste contre les naturalisés, « Français de papier », il accentue le droit du sol, limite les possibilités de décliner la nationalité française pour échapper aux obligations militaires, et facilite les naturalisations, quitte à prévoir un délai de dix ans durant lequel les « bénéficiaires » sont inéligibles et peuvent encore être privés par décret de leur nouvelle nationalité : la dépopulation inquiète, et on tient alors la France pour « le meilleur jardin d'acclimatation du monde ». De fait, les naturalisations passent de 164 000 entre 1889 et 1927 à 452 000 entre 1927 et 1940. Au total, l'intégration se réalise, malgré, d'un côté, des discriminations salariales, des expulsions pour délit d'opinion, des inquiétudes et un racisme latent fondé sur des stéréotypes tenaces, et, de l'autre, la tentation de vivre en vase clos et une volonté de défense de l'identité nationale, encouragée notamment par les gouvernements italien et polonais. Elle s'opère grâce aux rapprochements qui ont lieu dans la vie quotidienne, au travail, à l'école, parfois dans les partis politiques, les syndicats et les Églises.