Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
I

INDE. (suite)

Un cinéma chantant.

Le premier film parlant est ‘ la Lumière du monde ’ (Alam Ara, 1931), en langue hindi, réalisé par Ardeshir Irani (œuvre aujourd'hui perdue). La soudaine apparition du parlant a pour le cinéma indien deux conséquences capitales : l'introduction des chansons et des danses dans les films et la fragmentation du marché en fonction des zones linguistiques.

Alam Ara, le tout premier « talkie », comprend, selon les sources, sept ou douze chansons. Le son, en effet, autorise le cinéma à renouer avec les anciennes traditions, toujours vivantes, du drame populaire chanté et dansé et même du théâtre sanscrit, lequel, lyrique avant tout, ne pouvait se passer de musique et coupait le texte de chants destinés à maintenir l'intensité émotionnelle. Dès qu'il le peut, le cinéma revient, pour s'y consacrer en totalité, à l'esthétique du drame populaire et cet usage aussitôt prend force de loi.

La musique de film, si elle garde quelque chose de traditionnel, s'européanise aussi quant à l'instrumentation et aux rythmes. En dépit d'un abâtardissement certain, elle connaît un succès prodigieux et durable : si les films contemporains comportent toujours des chansons, celles des films anciens, notamment celles d'Alam Ara, continuent à être écoutées avec ravissement. L'industrie du cinéma travaille ici en étroite collaboration avec l'industrie du disque.

L'apport des chansons et, dans une moindre mesure, des danses a un double effet : il permet au cinéma de devenir un art immensément populaire en Inde même, alors qu'il compromet, et pour longtemps, le succès de ce même cinéma en Occident.

Le nombre des chansons par film a pu varier dans de grandes proportions (il est de 20 à 40, et même 60 chansons au début du parlant, de 4 ou 5 seulement aujourd'hui), mais leur présence reste aussi nécessaire qu'attendue par le public. Significativement, le nom du compositeur apparaît toujours sur les affiches en aussi grosses lettres que celui des vedettes du film, et bien souvent en plus grosses lettres que celui du réalisateur. Dans toute l'histoire du cinéma indien, à l'exception des films de Satyajit Ray* et de ceux de plusieurs cinéastes de la Nouvelle Vague, on compte sur les doigts d'une main les films qui ont osé se passer de chansons et de danses.

L'éclatement du cinéma indien.

Paradoxalement, en même temps qu'il permet un large consensus, le son provoque l'éclatement du cinéma indien. Au temps du muet, il existe un cinéma indien unique qui s'adresse à un marché de plusieurs centaines de millions d'individus. Le parlant, qui connaît certes un succès foudroyant (27 films en 1931, 83 en 1932, 102 en 1933, 164 en 1934, 233 en 1935), crée du même coup les cinémas indiens qui, s'adressant désormais à des publics beaucoup plus limités, devront se livrer à une compétition sans merci.

Si, de 1931 à aujourd'hui, plus de 15 000 films ont été réalisés, ils l'ont été en onze langues principales différentes et une vingtaine de langues et dialectes secondaires. Ce babélisme étonnant explique que nul, sans doute, ne peut prétendre à une connaissance exhaustive des cinémas indiens !

L'examen de la carte linguistique de l'Inde explique comment chacun des trois grands centres de production s'est spécialisé en fonction des langues parlées dans sa zone géographique.

C'est ainsi que Bombay réalise des films en maraṭhi, en gujarati, en punjabi ; Calcutta en bengali, assamais, oriya ; Madras en tamil, telugu, malayalam, kannara (pour ne citer que les langues principales).

À cette liste il manque la langue la plus importante, le hindi, celle qui s'étend sur la zone géographique la plus vaste, au centre et au nord de l'Inde. C'est qu'aucun des trois centres de production ne se trouve dans cette zone. La population parlant hindi étant la plus nombreuse, la conquête du marché du film hindi devient une priorité. Si le cinéma bengali, depuis longtemps très minoritaire, avec une quarantaine de films par an, conserve un prestige culturel certain, si les cinémas du sud de l'Inde, devenus très majoritaires, restent malgré tout confinés dans cette partie du pays, le cinéma hindi, avec environ 150 films par an, a acquis une suprématie de fait.

Le fait que le film hindi bénéficie de moyens inégalés et que le hindi, de plus en plus, s'affirme la seule langue indienne à peu près comprise partout explique que ce cinéma soit le seul à bénéficier d'une distribution à l'échelle du sous-continent. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui le « All India Film », le film pour toute l'Inde.

Si Bombay a gagné la bataille du « All India Film », il ne faut pas oublier que beaucoup de producteurs de cette ville utilisent volontiers les studios de Madras, nombreux et bien équipés, et que les centres de Madras et de Calcutta rêvent toujours d'accéder à un statut majoritaire. D'où la pratique assez répandue du film en double version et celle qui consiste à tenter de gagner sur les deux tableaux en refaisant en hindi un succès régional ou inversement.

Bien entendu, le « All India Film » est aussi celui qui est le plus largement exporté et le seul qui accède aujourd'hui au nouveau marché de la vidéo, en Grande-Bretagne et dans les pays du golfe Persique. L'hégémonie de fait du film hindi, qu'accompagne la popularité incroyable de ses vedettes, n'empêche pourtant pas les cinémas régionaux de vivre ni de se développer, car ils répondent à des besoins spécifiques. Si Hyderabad est depuis longtemps un centre de production, plus récemment des centres ont été instaurés dans les États de l'Assam, du Karnataka, du Kerala, du Gujarat et du Punjab.

Mais il est nécessaire de revenir aux débuts du parlant pour suivre les grandes étapes de cet étonnant développement.

Les années 30,

qui voient la floraison de nombreux films de bonne qualité, sont marquées par la prééminence de quelques prestigieuses grandes compagnies de production. Celles-ci, disposant de moyens importants et d'une réelle stabilité, sont en mesure de poursuivre, à l'instar des grandes compagnies américaines, une politique cohérente de production. Elles disposent de leur propre matériel, leur studio, leur laboratoire de développement, leurs salles de visionnage. Elles disposent également d'un personnel nombreux, des techniciens aux comédiens, engagé à l'année. Elles ont compris que de la qualité des équipes ainsi constituées dépend la qualité des films. Ces entreprises, qui se veulent de grandes familles, fonctionnent sans doute de manière paternaliste mais constituent de merveilleuses écoles pour ceux qui veulent apprendre les métiers du cinéma. Trois d'entre elles dominent la scène indienne pendant une bonne dizaine d'années.