Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
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ABU SAYF (Ṣalaḥ)

cinéaste égyptien (Le Caire 1915 - id. 1996).

Il poursuit tout d'abord des études commerciales ; après un début aux usines textiles Miṣr, passionné par le cinéma, il réussit à se faire affecter aux studios Miṣr créés par le même groupe bancaire grâce à Niyazi Muṣṭafa. Au cours de son apprentissage de monteur, il rencontre Wafiqa Abu-Gabal, qu'il épouse ; elle sera la monteuse de la plupart de ses films. Après un voyage de formation en Europe (1939), il devient assistant réalisateur de Kamal Salim sur la Volonté. Son premier film, en 1946, est un remake de Waterloo Bridge (M. LeRoy), et le succès lui vient assez vite avec une œuvre inspirée par les figures de Antar et Abla, inusables héros de la production égypto-libanaise. Mais, en adaptant très librement Thérèse Raquin, de Zola, sous le titre ‘ Ton jour viendra ’ (1951), et avec ‘ le Contremaître Hassan ’ (1952), il amorce l'orientation fondamentale à laquelle il sera fidèle : le réalisme. Si ses précurseurs sont bien Kamal Salim ou Muḥammad Karim, on peut discerner dans ses origines modestes (il est né dans le quartier très populaire de Bulaq), comme dans la découverte du réalisme poétique français de Carné et de Renoir, les vraies sources de son esthétique et de ses intentions. Habilement, il impose une mutation, non pas une rupture. Le recours à un support littéraire est une constante du film égyptien, et Abu Sayf y souscrit en travaillant à partir de romans ou d'œuvres théâtrales, de scénarios commandés à des écrivains, notamment à Nagib Maḥfuẓ. L'importance consentie aux dialogues sous-tend une œuvre par ailleurs attentive aux pouvoirs expressifs de l'image et aux ressources offertes par le son et le montage, sans pour autant rompre avec les habitudes du public oriental.

Mais, cinéaste de studio par goût, Abu Sayf exige des reconstitutions minutieuses (les halles du Caire pour le Costaud), réalistes et parfois d'une réelle beauté plastique (Le porteur d'eau est mort). L'exactitude est chez lui le premier élan de l'imagination. Décors, gestes, costumes, graffiti sont étudiés avec soin. Sa direction d'acteurs s'emploie à rendre crédibles des vedettes dans des rôles et des caractères populaires, humbles, voire comiques. Fatin Ḥamama, Sana Gamil (la sœur sacrifiée dans le Commencement et la Fin), Su‘ad Husni, Farid Shawqi, entre autres, doivent beaucoup à cette exigence d'authenticité souvent ignorée dans les studios cairotes. Dès lors s'affirmait un réalisme ouvert sur des mondes cachés : trafics des mandataires des halles ; trafics de protections autour d'un arriviste (Le Caire 30), aux expressions de la exualité féminine en butte aux interdits (‘ Jeunesse d'une femme ’, 1956) ou aux bons plaisirs de l'homme (la Seconde Épouse, avec Su'ad Husni et Sana Gamil).

Ainsi le cinéma égyptien se trouve-t-il porté, sur un terrain dramatique neuf et riche, à une critique violente ou pleine d'humour (le Procès 68). C'était une des conditions d'un renouveau que parut d'abord cautionner le régime nassérien, et Abu Sayf va diriger l'Organisme général du cinéma de 1963 à 1965. Il y a, de fait, dans le Commencement et la Fin  (1960) une vision mélodramatique mais sociologiquement précise, de la fragilité de cette petite bourgeoisie ambitieuse et sans ressources d'où sont issus, pour une grande part, les « Officiers libres » qui renversèrent la monarchie (1952). Mais l'ironie du Procès 68 (adapté d'une pièce de Lutfi al-Khuli) fut mal reçue par le pouvoir au lendemain de la défaite de 1967. Jusqu'au Porteur d'eau est mort (1978), élégie sur la mémoire au cœur même du vieux Caire, et dont la sensibilité et la tonalité sont uniques dans les cinémas arabes, l'œuvre marque, sinon un temps d'arrêt, du moins une chute de qualité thématique et stylistique (les Bains de Malatili ; le Menteur), liée sans doute au revirement du pouvoir dans ses rapports avec le cinéma ( Égypte).

Sa carrière, qui est une leçon de professionnalisme, lui vaut aujourd'hui la réputation d'un maître. Auteur d'une Aube de l'islam honnête et solide, il se verra confier en Iraq une superproduction historique, al-Qadisiyya (1981). Mais son classicisme demeure ouvert, dans le cadre de son public. Avec plus de complexité et de conviction que Barakat, il a mis en lumière le statut de la femme égyptienne ; il a su dégager l'érotisme des séquences de danse qui l'isolaient et le déviaient, en en suggérant la force et le rôle par le regard, le recadrage, voire la musique. Il a véritablement imposé le réalisme, et les thèmes sociopolitiques sont nombreux dans son œuvre, miroir humaniste (mais non privé d'humour) de l'Égypte contemporaine. Esthétiquement, il s'est nourri de Fritz Kramp, du meilleur Ahmad Badrakhan, du réalisme poétique français (préfigurant au Caire le néoréalisme encore à venir), réussissant un mariage souvent heureux du verbe et de l'image. Il a produit ou coproduit une grande part de ses films.

Films :

‘ Dans mon cœur à jamais ’ (Da’ iman fi qalbi, 1946) ; ‘ le Vengeur ’ (al-Muntaqim, 1947) ; les Aventures d'Antar et Abla (Mughamarat ‘ Antar wa’Abla, 1948) ; ‘ Rue du Polichinelle ’ (Shari‘ al-Bahlawan, 1949) ; ‘ le Faucon ’ (as-Saqr, 1950) ; ‘ L'amour est scandaleux ’ (al-Hubb bahdhala, 1951) ; ‘ Ton jour viendra ! ’ (Lak yum ya zalim, id.) ; ‘ le Contremaître Hassan ’ (al’-ust‘a Ḥasan, 1952) ; ’Raya et Sekkina ’ (Raya‘ wa Sakina, 1953) ; le Monstre (al-Wahsh, 1954) ; ‘ Jeunesse d'une femme ’ ('la Sangsue') [Shabab imra'a, 1956] ; le Costaud (al-Futuwwa, 1957) ; ‘ l'Oreiller vide ’ (al-Wisada al-Khaliyya, id.) ; ‘ Nuit sans sommeil ’ (La anam, id.) ; ‘ Voleur en vacances ’ (Mujrim fi ijaza, 1958) ; ’l'Impasse‘ (at-Tariq al-masdud, id.) ; ‘ C'est ça l'amour ’ (Hadha huwwa al-ḥubb, id.) ; Je suis libre (Ana ḥurra, id.) ; Entre ciel et terre (Bayna as-sama’ wa al-arḍ, 1959) ; ‘ Splendeur de l'amour ’ (Law'a al-hubb, 1960) ; ‘ les Filles de l'été ’ (al-Banat wa as-sayf, sketch, id.) ; le Commencement et la Fin ou Mort parmi les vivants (Bidaya wa nihaya, id.) ; ‘ N'éteins pas le soleil ’ (La tut'fi‘ ash-shams, 1961) ; ‘ Lettre d'une inconnue ’ (Risala min imra'a majhula, 1962) ; ‘ Pas de temps pour l'amour ’ (La waqt lil-ḥubb, 1963) ; Le Caire 30 (al-Qahira thalathin, 1966) ; la Seconde Épouse (az-Zawja ath-thaniyya, 1967) ; le Procès 68 (al-Qadiyya 68, 1968) ; ‘ Trois Femmes ’ (Thalath nisa‘, sketch, 1969) ; ’Une certaine douleur‘ (Shay'un min al-'adhab, id.) ; l'Aube de l'islam (Fajr al-Islam, 1970) ; les Bains de Malatili ou Une tragédie égyptienne (Hammam al-Malatiti, 1973) ; ’le Menteur‘ (al Kadhdhab, 1975) ; ’Première Année d'amour‘ (Sana ula ḥubb, sketch, 1976) ; ’Dans un océan de miel‘ (Wa saqaṭ'at fi baḥr min al-'asal, id.) ; Le porteur d'eau est mort (as-Saqqa’ mat, 1977) ; al-Qadisiyya (1981) ; l'Empire de Satan (al-Bidaya, 1988).