Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
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BUÑUEL (Luis)

cinéaste mexicain d'origine espagnole (Calanda, Aragon, Espagne, 1900 - Mexico 1983).

Il étudie chez les jésuites, à Saragosse. À Madrid, il se lie à Gómez de la Serna, Federico García Lorca et la génération de 1927. Comme eux, il écrit des poèmes ; il anime en outre la rubrique cinématographique de la Gaceta Literaria (1927) et le premier ciné-club espagnol. À Paris, entre-temps, il est l'assistant d'Epstein. Un chien andalou, écrit en collaboration avec Dalí, facilite son ralliement au mouvement surréaliste. « Le surréalisme m'a révélé que, dans la vie, il y a un sens moral que l'homme ne peut pas se dispenser de prendre, dira-t-il. Par lui, j'ai découvert que l'homme n'était pas libre. » L'Âge d'or (1930) suscite des attaques de la droite et est finalement interdit. Les surréalistes publient un manifeste pour sa défense : « Buñuel a formulé une hypothèse sur la révolution et l'amour qui touche au plus profond de la nature humaine... » Revenu en Espagne, il tourne Terre sans pain, documentaire sur las Hurdes, région déshéritée où la détresse atteint les limites de la bestialité ; le gouvernement républicain l'interdit. Il devient l'homme clé de Filmofono, entreprise madrilène qui veut produire des films populaires et d'une certaine tenue ; à ce titre, il travaille comme producteur exécutif sur quatre longs métrages à la veille de la guerre civile, puis se met à la disposition des autorités républicaines et monte le film de propagande Espagne 1937. La fin du conflit le surprend aux États-Unis, où il travaille au musée d'Art moderne de New York. Il finit par s'installer au Mexique, où il tourne régulièrement de 1946 à 1965, apportant quelques touches personnelles dans la production commerciale de ce pays. Los olvidados (1950), primé à Cannes, rappelle son talent à la critique, mais ne lui assure pas tout de suite une marge d'autonomie plus grande. Il contrôle davantage ses sujets et se permet progressivement plus de liberté dans la mise en scène. La Vie criminelle d'Archibald de la Cruz ouvre la voie aux premières coproductions françaises (Cela s'appelle l'aurore, la Mort en ce jardin, La fièvre monte à El Pao) ; il y aborde des thèmes politiques avec plus de moyens, mais aussi avec plus de lourdeurs et de schématisme. Les coproductions avec les États-Unis (Robinson Crusoé, la Jeune Fille) s'avèrent plus proches de son univers. Nazarin, la meilleure réussite avec El de cette première phase mexicaine, annonce Viridiana, 1961, tourné en Espagne, qui lui vaudra la Palme d'or à Cannes et un nouveau scandale, car le Vatican crie au sacrilège. À plus de soixante ans, Buñuel atteint enfin à l'indépendance nécessaire à l'épanouissement d'une maturité jusqu'alors soumise aux contraintes économiques et artistiques du cinéma.

Un chien andalou et l'Âge d'or préfigurent la matière et le style des grands films ultérieurs. Le premier associe des images oniriques et exalte le désir érotique. Le second dénonce les obstacles rencontrés dans la société bourgeoise et issus de la morale chrétienne. Le réquisitoire s'accompagne d'une subversion des valeurs établies et d'un hommage alors blasphématoire à Sade. Un chien andalou s'écarte du formalisme à la mode au sein de l'avant-garde française. Buñuel ne cultive point l'expérimentation tournant à vide, les effets optiques ou les trucages. Il prétend recréer une réalité poétique, déchirer les voiles de la perception, secouer le spectateur, l'inviter à « voir d'un autre œil que de coutume » (Vigo). L'Âge d'or ne se complaît pas dans l'ambiguïté. Il porte toute la charge libertaire du surréalisme « au service de la révolution ». À l'aube du parlant, il innove par la dissociation du son et de l'image, le dialogue en voix off, l'utilisation de la musique (classique et paso doble). Avec Brahms en contrepoint, le constat détaché de Terre sans pain est d'une férocité à peine retenue. Les bons sentiments ne sont pas de mise et cela fait toute la différence entre Los olvidados et le néoréalisme contemporain. À la pitié et à l'humanisme, Buñuel préfère la lucidité et la révolte. Le père Lizzardi (la Mort en ce jardin), Nazarin et Viridiana montrent que la charité (vertu cardinale du christianisme) est non seulement un palliatif inefficace, mais aussi un instrument de soumission. En politique également, l'humaniste (Cela s'appelle l'aurore), le réformiste (La fièvre monte à El Pao), pourtant sympathiques, aboutissent à l'échec. De l'anticléricalisme (le Grand Noceur, Don Quintin l'amer par ex.), Buñuel passe à une critique des fondements de la civilisation chrétienne ; son rejet du dogme devient attitude philosophique, refus des simplifications, des vérités figées, des oppositions tranchées (la Voie lactée). Le réalisme ne suffit pas, et l'imaginaire aussi fait partie de la réalité. « Le cinéma est la meilleure arme pour exprimer le monde des songes, des émotions, de l'instinct », dit-il. Pendant des années, cette part nocturne de l'humanité ne passe qu'à petites doses dans ses films mexicains, au détour de scènes oniriques ou de rêveries éveillées (Los olvidados, la Montée au ciel). Le désir, refoulé ou assumé, imprègne cependant un nombre croissant de ses personnages (Susana, El bruto, El, les Hauts de Hurlevent, la Vie criminelle d'Archibald de la Cruz, la Jeune Fille).

Après l'Ange exterminateur et Belle de jour, rêve et réalité redeviennent les vases communicants chers à André Breton. Buñuel brouille les cartes, dilue les règles du récit logique, cartésien ; il abandonne la psychologie, la sociologie et autres béquilles de la vraisemblance romanesque, télescope les coordonnées de temps et d'espace, trace des fausses pistes, s'amuse sur des chemins de traverse, oblige enfin le public à entreprendre une réarticulation et interprétation des images, un peu à la manière des romans-maquette-à-monter de Cortázar. Il recourt à des œuvres littéraires, notamment de Pérez Galdós (Nazarin et Tristana), Mirbeau (le Journal d'une femme de chambre), Kessel (Belle de jour), Lou["]ys (Cet obscur objet du désir). Ses adaptations impliquent des remaniements profonds, touchant la structure du récit et les personnages, des transpositions d'époque et de pays. La caméra est souvent en mouvement, mais lentement, sans fioritures, de manière imperceptible, fonctionnelle, limitant par ses recadrages les coupes à l'intérieur des séquences. Ce dépouillement, parfois confondu avec un certain classicisme, s'appuie sur des scénarios fortement charpentés. Buñuel délaisse la progression dramatique et accumule les épisodes, soit en suivant un déplacement temporel et spatial (le voyage, typique du roman picaresque), soit en empruntant une structure plus complexe, dans ses derniers films. De l'Âge d'or au Fantôme de la liberté, il prise les enchaînements au travers d'associations d'images ou d'idées. Ce dernier film pousse à l'extrême l'éclatement des règles narratives ; il frustre volontairement l'attente du spectateur et l'encourage à rompre avec ses habitudes de regard et de compréhension. Le cinéaste aime la symétrie et les structures dualistes dans ses scénarios, pour mieux nier les schémas dualistes de pensée (le bien et le mal se confondent trop dans la vie). Pour ce travail soigné d'écriture, il trouve trois collaborateurs réguliers : Luis Alcoriza (dix films, du Grand Noceur à l'Ange exterminateur, en passant par Los olvidados), Julio Alejandro (les Hauts de Hurlevent, Nazarin, Viridiana, Simon du désert, Tristana) et Jean-Claude Carrière (pour les six films tournés en France, du Journal d'une femme de chambre à Cet obscur objet du désir). L'étrange humanité des films de Buñuel rappelle le Goya des peintures noires et des Caprices. Ces monstres « engendrés par le sommeil de la raison » possèdent une vitalité animale qui fait défaut aux beaux protagonistes dont le réalisateur critique les normes (Nazarin, Viridiana). Marginalisés et rejetés par la société, leur conduite échappe à la dichotomie innocence-perversion, comme chez les enfants pour qui le péché n'existe pas encore. L'abondant bestiaire rassemblé par ce passionné d'entomologie témoigne de la part d'instincts étouffée par les conventions sociales. Admirateur du burlesque américain, Buñuel ne se départit jamais de l'humour. Cela lui permet d'éviter l'esprit de démonstration du film à thèse, tout en abordant les sujets les plus sérieux : le racisme et le colonialisme (Robinson Crusoé, la Jeune Fille) ; les filigranes de la religion (Simon du désert, la Voie lactée) ; la conception patriarcale et possessive de l'amour bourgeois (Tristana, Cet obscur objet du désir) et son corollaire, la dépendance féminine (le Journal d'une femme de chambre, Belle de jour, Tristana) ; le comportement d'une classe sociale, dont le rituel (les repas, l'adultère) sont traqués de l'Âge d'or au Charme discret de la bourgeoisie, en passant par l'Ange exterminateur. On peut déceler dans ses films toute une série de jeux et procédés surréalistes : les objets détournés de leur fonction originelle, les « objets symboliques à fonctionnement multiple », le collage (visuel et/ou sonore), les récits à tiroirs, la parodie, les répétitions, l'accumulation selon le hasard objectif. Au côté rhétorique de la métaphore, Buñuel préfère le pouvoir poétique de l'image surréaliste (passible d'interprétation psychanalytique en tant que symbole inconscient, mais assez éloignée du symbolisme académique). Les éléments personnels, sublimés et transformés, sont nombreux, que ce soit à propos de l'érotisme, de la vieillesse, des inquiétudes politiques et artistiques de l'auteur. Le mystère étant pour lui « l'élément essentiel de toute œuvre d'art », il voudrait apporter au spectateur le doute sur la pérennité de l'ordre existant, selon le mot d'Engels qu'il a repris à son compte. Tout comme jadis il a dynamité le mélodrame de l'intérieur, par l'ironie et la surenchère (Don Quintin l'amer), il cultive les finales en pirouette, démolissant ce qui a précédé (Belle de jour, la Voie lactée) ou faisant rebondir l'action (l'Ange exterminateur). La franchise avec laquelle est abordé l'érotisme, depuis ses manifestations enfantines jusqu'au voyeurisme, à l'onanisme, au fétichisme, au travestissement, n'exclut pas la pudeur et le recours à la suggestion, voire à la gravité, car il est conscient du lien conflictuel entre Éros et Thanatos (la Vie criminelle d'Archibald de la Cruz, l'Ange exterminateur, Belle de jour). Sollicité, célébré (un Oscar en 1972), il n'en reste pas moins insaisissable, déroutant, irréductible : un esprit libre, unique.