Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
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CUKOR (George Dewey) (suite)

George Cukor naît dans un milieu aisé et cultivé, la bourgeoisie américaine d'origine hongroise, à l'époque où New York devient la capitale indiscutée, non seulement économique, mais aussi intellectuelle des États-Unis. C'est un homme de théâtre qui abordera le cinéma, tout naturellement, par le biais du parlant, comme dialoguiste et coréalisateur de cinéastes habitués du muet et bientôt supplantés par les nouveaux venus de la côte est.

Sa culture et son expérience théâtrale font que Cukor refuse d'être considéré comme un « auteur ». Il se veut metteur en scène, faisant bénéficier les sujets qu'il traite de toutes les ressources de son intelligence et de son goût, et s'efforçant d'obtenir de ses acteurs la meilleure interprétation possible. Aussi le cinéma de Cukor ne se conçoit-il guère sans la collaboration confiante et sur un pied d'égalité de techniciens, de scénaristes (au premier rang desquels Donald Ogden Stewart, Ruth Gordon et Garson Kanin) et de comédiens. On l'a très tôt considéré avant tout comme un grand directeur d'actrices. Son premier film en solo, Tarnished Lady (1931), vaut en effet par une remarquable interprétation de Tallulah Bankhead. Plus tard, il dirigera Greta Garbo dans un de ses rôles à la fois les plus émouvants et les plus humains, où elle fera preuve d'un humour plus convaincant que chez le Lubitsch de Ninotchka : le Roman de Marguerite Gautier (1937), d'après la Dame aux camélias.

Les titres mêmes de plusieurs de ses films évoquent un univers dominé par l'actrice : outre le précédent et Tarnished Lady, on peut citer Girls About Town, Little Women, Sylvia Scarlett, Zaza, Femmes, Susan and God, A Woman's Face, la Femme aux deux visages, The Actress, les Girls, My Fair Lady, Justine. Parmi les plus remarquables interprètes de Cukor figure Katharine Hepburn, qui fait ses débuts au cinéma dans Héritage (1932) et qu'il dirige dans trois étapes de sa carrière, en jeune comédienne éblouissante de virtuosité insolente (Sylvia Scarlett, 1935 ; Indiscrétions, 1940), dans la plénitude de ses moyens, face à Spencer Tracy (surtout Madame porte la culotte, 1949), enfin pendant sa vieillesse ravagée et encore altière d'actrice qui refuse de renoncer (Love Among the Ruins, 1975 ; The Corn Is Green, 1979). Il est presque fastidieux d'énumérer les très grands numéros d'actrices orchestrés par Cukor, qu'il s'agisse de Joan Crawford (Femmes, 1939 ; Il était une fois, 1941), de Judy Garland (Une étoile est née, 1954), d'Ava Gardner (la Croisée des destins, 1956), d'Audrey Hepburn (My Fair Lady, 1964) ou de Maggie Smith (Voyages avec ma tante, 1973). Cukor n'est cependant pas infaillible et il a connu quelques échecs : avec Norma Shearer dans Roméo et Juliette (1936), Lana Turner dans Ma vie à moi (1950), voire Marilyn Monroe dans le Milliardaire (1960). Inversement, il faut insister sur l'étendue de son registre : de même qu'il a su faire rire Greta Garbo jusque dans le mélodrame, de même il a obtenu d'une Judy Holliday à l'humour explosif (Comment l'esprit vient aux femmes, 1950 ; Une femme qui s'affiche, 1954) une interprétation dramatique et émouvante : Je retourne chez maman (1952).

Mais il convient de ne pas réduire Cukor à une telle définition, si justifiée soit-elle. Tout d'abord, il faut rappeler qu'il est aussi un grand directeur d'acteurs : les interprétations de Cary Grant dans Sylvia Scarlett et Indiscrétions, de Robert Taylor dans le Roman de Marguerite Gautier, de Charles Boyer dans Hantise (1944), de Ronald Colman dans Othello (1947), de James Mason dans Une étoile est née, de Stewart Granger dans la Croisée des destins, de Laurence Olivier dans Love Among the Ruins, comptent parmi les meilleures de leurs carrières. On vérifie ici encore l'étendue du registre de Cukor, car il a su diriger des hommes au physique ingrat ou brutal, Gregory Ratoff dans What Price Hollywood ? (1932), Wallace Beery dans les Invités de huit heures (1933), Broderick Crawford dans Comment l'esprit vient aux femmes, ou Aldo Ray dans Je retourne chez maman.

Sans doute ne faut-il pas non plus limiter Cukor au théâtre, soit comme prétexte, soit comme technique. Pourtant, il s'agit là d'un aspect tout à fait fondamental de l'œuvre. Dès 1930, The Royal Family of Broadway met en scène le célèbre « clan » Barrymore. Par le choix de ses sujets Cukor reste bien à certains égards un homme de théâtre ; il soutient avec bonheur une tradition hollywoodienne, qui est l'adaptation cinématographique des succès de Broadway : cf. les Invités de huit heures d'après la pièce de George S. Kaufman et Edna Ferber ; Indiscrétions d'après Philip Barry ; Femmes d'après Clare Boothe. Cette tendance à l'adaptation théâtrale marque toute la carrière de Cukor (et, plus près de nous, My Fair Lady). Il aime encore les portraits d'actrices (The Actress, 1953, d'après l'autobiographie de Ruth Gordon) et décrira dans la Diablesse en collant rose les aventures de comédiens ambulants au Far West, où ils interprètent la Belle Hélène d'Offenbach.

D'autre part, qui dit théâtre dit généralement Angleterre, et Cukor n'échappe pas à la règle. Il a adapté Shakespeare (Roméo et Juliette) ou est parti de Shakespeare pour étudier l'influence du théâtre sur la vie (Othello). Dans les deux cas, d'ailleurs, les interprètes (Leslie Howard, Ronald Colman) sont des Britanniques. Il a réalisé l'étrange et attachante Sylvia Scarlett (d'après Compton Mackenzie), dont les déguisements évoquent la pastorale shakespearienne (Comme il vous plaira). On rappellera encore ses adaptations de pièces de théâtre de William Somerset Maugham (Our Betters) ou indirectement de G. B. Shaw (My Fair Lady, d'après Pygmalion).

Mais la vaste culture de Cukor est loin d'être exclusivement théâtrale. Autre hommage à l'Angleterre, David Copperfield (1935) est sans conteste l'une des plus brillantes adaptations d'un classique victorien, magistrale non seulement dans sa distribution, mais aussi dans la difficile compression de la narration, qui permet d'aboutir à ce résultat si rare au cinéma, le sentiment de la durée romanesque.