Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Schubert (Franz Peter) (suite)

Le « chemin de la grande symphonie »

Le 14 mars 1824, le quatuor en la mineur (dont le mouvement lent varie un beau thème de Rosamunde) triomphe sous les archets du quatuor Schuppanzigh. À la fin du même mois, dans une lettre célèbre à Leopold Kupelwieser, Schubert déclare ne composer ces œuvres instrumentales que pour se « frayer la voie vers la grande symphonie ». Parole capitale qui éclaire l'opiniâtreté avec laquelle il tente d'aboutir à la forme idéale, dont il rêve, et qui apportera un renouveau décisif à l'histoire de la symphonie. Au printemps, il est à nouveau invité à Zseliz, et part fin mai pour la Hongrie avec « l'intention d'écrire une symphonie » (Moritz von Schwind). Les œuvres qu'il ramènera de Zseliz à la mi-octobre n'en contiendront point, mais on s'accorde à voir dans la Sonate à quatre mains, D.812, publiée à titre posthume sous le titre de Grand Duo, la concrétisation de ce projet (l'œuvre fut instrumentée par plusieurs auteurs, et dès 1855 par Josef Joachim). Sa santé délabrée, Schubert sait désormais que ses jours sont comptés, mais son génie surmonte et transfigure l'angoisse métaphysique qui l'étreint ­ car il ne trouve pas, dans une foi toute relative, de certitude suffisante. La connaissance de son mal, autant que l'écart de leurs conditions sociales, l'empêche de donner suite à la passion naissante qui l'unit à Caroline Esterházy ­ passion qui semble avoir été partagée, car la jeune femme ne se mariera que longtemps après la mort du musicien.

   Pourtant, celui-ci connaîtra encore des jours presque heureux, notamment au cours de l'été de 1825, où il entreprend en compagnie de Vogl une tournée de concerts en Haute-Autriche et au Tyrol, entrecoupée de deux séjours de villégiature à Gmunden et à Badgastein. C'est là qu'il entreprend, ou qu'il poursuit, le projet de sa Grande Symphonie en « ut » majeur, terminée l'année suivante, qu'il offrira, en octobre 1826, à la Gesellschaft der Musikfreunde. Le fait que celle-ci n'ait pas commandé l'œuvre l'oblige à dissimuler l'entrée du manuscrit et à justifier la remise de 100 florins au compositeur sous des dehors d'« encouragement » ; il sera aussi responsable de la méprise de sir George Grove, qui croira à l'existence d'une symphonie perdue, et la fera si bien admettre qu'on cherchera l'œuvre en vain ­ et pour cause ­ un siècle durant ! Après que l'Anglais John Reed (1972) eut empiriquement rétabli les faits, l'analyse scientifique de l'autographe (R. Winter) puis la redécouverte récente des factures des copistes qui préparèrent le matériel au début de 1827 ont confirmé point par point sa thèse. On continue cependant à s'interroger sur la postdatation de l'autographe (« mars 1828 »), qui peut avoir été mal lue, ou résulter d'un projet d'édition qui se situe à cette date et, bien sûr, n'eut pas de suite. En 1839, Robert Schumann trouva une copie de l'œuvre en la possession de Ferdinand Schubert, et la fit créer à Leipzig par Félix Mendelssohn. Sa nouveauté était telle qu'un siècle plus tard elle n'était pas encore définitivement entrée dans la conscience musicale du public, surtout hors du monde germanique : c'est, semble-t-il, chose faite aujourd'hui, mais l'expression de Schumann, « céleste durée » (au singulier !), demeure un perpétuel sujet de malentendu.

   Sans remettre en cause les conclusions précédentes, l'hypothèse n'est pas à exclure qu'une symphonie en mi majeur (dite « no 2 »), dont l'existence a été signalée récemment (H. Goldschmidt, Berlin-Est), ait pour origine une ébauche de Schubert remontant aussi à l'année 1825. Il y aurait surtout travaillé à Gmunden, mais l'aurait bientôt abandonnée au profit de celle en ut. L'œuvre aujourd'hui produite (présumée complétée par un auteur inconnu à la fin du XIXe siècle, et créée en 1982) comporte un nombre insolite de citations schubertiennes, notamment du Wanderer et de l'Octuor ; en outre, le scherzo s'y trouve placé en seconde position. Si le plan est vraiment de Schubert (et les relations tonales tendraient à le prouver), ce serait chez lui un cas unique. Il n'existe aucune trace autographe de cette éventuelle ébauche ; mais H. Goldschmidt fait aussi allusion à des séances de spiritisme suivies par Schubert à Vienne peu avant son départ pour Gmunden, et où le thème du Wanderer aurait été évoqué.

Une incomparable série de chefs-d'œuvre

Les mêmes années 1825-26 voient la naissance d'un magnifique ensemble de sonates pour piano (3, dont une incomplète, dite Reliquie, en 1825 ; une, en sol, D.894, en 1826), suivi en 1827 des deux célèbres séries d'Impromptus, D.899 et D.935, dont la seconde figure en vérité une sonate. Le dernier et plus beau quatuor, en sol majeur, D.887, d'une sonorité inouïe par l'emploi prébrucknerien du trémolo, naît en quelques jours en juin 1826 : un seul mouvement en sera entendu du vivant de son auteur, au début du fameux et unique concert de ses œuvres qu'il put donner le 26 mars 1828, jour anniversaire de la mort de Beethoven. Le programme comprenait, outre des lieder et des chœurs, une autre grande page terminée et créée peu auparavant : le Trio avec piano en mi bémol, D.929 (quant à l'œuvre jumelle, en si bémol, D.897, longtemps attribuée à 1828, elle remonte très vraisemblablement à 1825 ou 1826, comme l'a aussi montré John Reed). Schubert, qui venait seulement de fêter ses trente et un ans et n'avait déjà plus que quelques mois à vivre, approchait de sa millième composition. Mais les chefs-d'œuvre accumulés jusqu'alors vont encore le céder à tout ce que cette dernière année va apporter d'inouï dans le sens le plus fort du terme.

   Préfigurées par le second cahier du Winterreise, ces pages capitales touchent d'abord le duo de piano, avec l'ensemble formé par la Fantaisie en « fa » mineur (D.940, dédiée à Caroline Esterházy : « Mais toutes mes œuvres ne lui sont-elles pas dédiées ? », dira le malheureux compositeur), l'allegro Lebensstürme (D.947, titre apocryphe) et le Rondo en « la » majeur D.951 ; puis, en juin et juillet, la musique sacrée avec la dernière Messe, no 6 en mi bémol, D.950, la plus vaste et celle où l'écriture contrapuntique, avec la grande fugue qui termine le credo, atteint une complexité que seul Bruckner dépassera ; puis, à la fin de l'été (où Schubert, ayant dilapidé comme à l'habitude la recette de son concert, a dû renoncer à se rendre à nouveau en Haute-Autriche), le piano solo avec l'ensemble des trois dernières et plus aventureuses sonates : en ut mineur (D.958), en la majeur (D.959, avec l'explosion terrifiante qui secoue le mouvement lent en son centre), et en si bémol (D.960, la plus lyrique au contraire et la seule connue à sa mesure). Au même moment, après les lieder sur des poèmes de Heine qui seront intégrés au Schwanengesang, il achève le Quintette en « ut », D.956, avec 2 violoncelles, le plus haut sommet de sa musique de chambre, où l'introspection des premiers mouvements se prolonge encore au trio. C'est enfin un ultime retour à la symphonie avec l'ébauche très avancée d'une Symphonie en « ré » majeur qui serait devenue la 10e Symphonie, et qui devait demeurer insoupçonnée près d'un siècle et demi bien qu'on ait toujours connu l'existence du manuscrit qui la renfermait !

L'ultime remise en cause et la mort

Les problèmes d'écriture soulevés par ces travaux font ressentir au compositeur la nécessité d'effectuer un retour sur les fondements mêmes de son art, et de remettre en cause sa formation technique. Lui, dont l'invention a atteint des cimes que nul ne retrouvera jamais, va frapper humblement à la porte d'un professeur de contrepoint déjà très réputé : Simon Sechter (1788-1867), Bohémien d'origine, qui deviendra trente ans plus tard le maître de Bruckner. On a cru que Schubert était mort avant d'avoir pris sa première leçon. En réalité, il en prit une et reçut des exercices à faire chez lui (on en trouve trace sur le brouillon de l'andante de la 10e Symphonie). La dernière œuvre cataloguée de Schubert est donc un exercice de contrepoint… Brusquement, sa maladie s'aggrava au début de novembre 1828. On crut à un typhus, car le musicien, qui vivait alors chez son frère Ferdinand, ne supportait aucune nourriture. Mais l'absence de fièvre jusqu'aux derniers jours fait conclure au Dr Dieter Kerner, dans un ouvrage récent consacré aux maladies des grands musiciens, que la syphilis seule, parvenue à son dernier stade, est responsable de la mort de Schubert, ce que confirment les résultats de l'autopsie, qui montra la détérioration de l'enveloppe cérébrale. Peu s'en fallut que, comme Hugo Wolf ou Nietzsche, Schubert ne soit atteint par la paralysie et la folie, si bien qu'il serait vain d'imaginer qu'il eût jamais pu concrétiser les « grandes espérances » dont parla Grillparzer sur sa tombe. Il mourut le 19 novembre 1828 au terme d'une journée de délire où il se prit un instant pour Beethoven et demandait s'il y avait encore une place pour lui en ce monde… Inhumée d'abord au cimetière de Währing, sa dépouille, en même temps que celle de son grand aîné, a été transférée en 1888 au cimetière central de Vienne, au lieudit « Panthéon des artistes ».