Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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scénographie lyrique (suite)

Le XIXe siècle et la première moitié du XXe

Au début du XIXe siècle, le mouvement romantique toucha l'opéra comme les autres arts : les librettistes abandonnèrent peu à peu l'Antiquité et la mythologie pour les sujets « gothiques » ou historiques, et ce changement de lieux et de temps impliqua un nouveau style décoratif. Les toiles de fond évoquaient une nature luxuriante, ou des ruines au clair de lune, et ressemblaient de plus en plus à de la peinture de chevalet. Le monumentalisme s'imposait définitivement, et sa vogue était encore renforcée par l'intérêt que suscitèrent les nouvelles découvertes archéologiques faites pendant la campagne d'Égypte (sphynx et obélisques encombraient les productions de la Flûte enchantée réalisées en Allemagne dans les années 1810). Les décorateurs les plus en vogue furent Pietro Gonzaga, un disciple de Galli-Bibiena, et Alessandro Sanquiriquo (qui signa notamment les décors de la Vestale de Spontini).

   À cette époque, on avait déjà abandonné les coulisses « à la Serlio » pour les remplacer, lorsqu'il s'agissait de représenter un intérieur, par des murs pleins. De même, on voyait apparaître de « véritables » plafonds pour fermer le haut des décors.

   Le souci d'exactitude archéologique, dont désormais faisaient montre les décorateurs, n'avait pas atteint les costumiers. Non seulement ceux-ci faisaient fi de la vraisemblance historique, mais ils ne cherchaient pas à habiller les personnages d'un même opéra dans un style uniforme. Une telle désinvolture ne choquait guère les spectateurs. Le bel canto exerçait une royauté absolue et, au moins pendant le premier tiers du siècle, surtout en Italie, le public percevait l'opéra moins comme un spectacle que comme un concert en costumes.

L'ère des reconstitutions historiques

Ce furent les Français qui, avec le « grand opéra » et ses somptueuses reconstitutions historiques, allaient redonner au côté visuel de la représentation lyrique la place qu'il avait perdue. À partir des dernières années 1820 et des années 1830, l'Opéra de Paris se fit une spécialité des « grandes machines », dont l'intrigue, située dans un contexte historique précis et jugé pittoresque (la révolte des anabaptistes pour le Prophète, le concile de Constance pour la Juive), donnait prétexte à de multiples cortèges et défilés, à des déploiements de foule, voire à la représentation d'événements sanglants mais spectaculaires (le massacre de la Saint-Barthélemy dans les Huguenots). Il s'agissait d'éblouir le spectateur à la fois par l'ampleur des moyens mis en œuvre et la fidélité de la reconstitution. Les décors, surchargés de détails architecturaux, d'éléments de paysage, visaient à l'authenticité archéologique et géographique. Ils jouaient sur les effets de perspective et sur le trompe-l'œil, mais, quelle que fût l'habileté de décorateurs comme Cicéri, Despléchin, Séchan ou Cambon, l'illusion disparaissait lorsque les figurants se rapprochaient de la toile de fond (et comment éviter qu'ils ne s'en rapprochassent lorsqu'ils étaient plus de cent, dont certains à cheval ?).

   La même volonté de reconstitution réaliste se retrouvait dans les costumes, dont on multipliait à plaisir le nombre et la diversité (dans une foule, tous les corps de métier, toutes les classes sociales, tous les âges étaient représentés ; dans une procession, tous les ordres religieux, toutes les dignités ecclésiastiques).

   Bien entendu, le « grand opéra » exploita les progrès technologiques au fur et à mesure de leur apparition. Dès 1822, l'Opéra de Paris avait remplacé les lampes à huile par l'éclairage au gaz, qui permettait d'obtenir des effets réalistes de jour et de nuit et même de reproduire des phénomènes atmosphériques (au dernier tableau de Guillaume Tell, les nuages qui recouvraient le lac des Quatre-Cantons se dissipaient et l'on apercevait les montagnes couronnées de glaciers, que venaient frapper les rayons du soleil). À partir de 1849 et de la première représentation du Prophète, l'électricité allait permettre de « faire encore plus vrai ».

   La mise en place d'un « grand opéra » était si complexe, elle mobilisait des énergies si nombreuses qu'il fallait un personnage pour coordonner tous les efforts. C'est ainsi qu'apparut officiellement, au début du XIXe siècle, la fonction de « metteur en scène ». Celui-ci veillait à la plantation des décors, décidait du groupement des chanteurs dans les duos et les ensembles, disposait les chœurs et mettait au point les éclairages. Mais il ne s'occupait absolument pas de la direction d'acteurs. Dans ce domaine, les interprètes étaient livrés à eux-mêmes. Ceux qui avaient des dons de comédien tiraient leur épingle du jeu, par exemple le ténor Nourrit ou Cornélie Falcon ; les autres se contentaient de quelques gestes stéréotypés, ou bien s'égaraient dans un réalisme brouillon. Les metteurs en scène de cette époque écrivaient des sortes de scénarios détaillés à l'usage de leurs futurs imitateurs : ainsi se sont créées des traditions et se sont perpétués, parfois jusqu'à nos jours, nombre de clichés.

   Le style « à grand spectacle » des représentations de l'Opéra de Paris s'étendit peu à peu au reste de l'Europe, à la Scala de Milan comme aux théâtres allemands. Il demeura en usage même après la révolution wagnérienne.

Richard Wagner metteur en scène

On aurait pu s'attendre qu'un réformateur radical comme Richard Wagner, après avoir bouleversé l'architecture théâtrale dans son Festspielhaus, révolutionnât la mise en scène, au moins celle de ses propres drames lyriques. Il n'en fut rien : Wagner, à Bayreuth, demeura fidèle à l'illusionnisme naturaliste qui caractérisait la scénographie de son époque. Sans doute utilisa-t-il les procédés les plus modernes en matière d'éclairage, notamment les « poursuites », inventées en 1875, qui lui permettaient d'isoler Wotan ou Erda dans un faisceau de lumière colorée. Pour la décoration et la machinerie, il s'en tint aux procédés traditionnels : toiles peintes, coulisses découpées, « balançoires » pour les filles du Rhin, etc.

   En revanche, Wagner fut un metteur en scène novateur en ce qui concerne l'interprétation et le jeu des acteurs. Pour obtenir l'expression juste, il demandait à ses chanteurs de " réciter " d'abord le texte de leur rôle. Il voulait que leurs gestes et leur mimique soient synchronisés avec la musique, qu'ils chantent en faisant face à leurs partenaires et que, dans les monologues, ils lèvent ou baissent les yeux plutôt que de regarder devant eux.

Vérisme et naturalisme

Hors du sillage wagnérien et des célébrations de Bayreuth, on vit se dessiner, au tournant du siècle, une tendance à plus de réalisme dans la mise en scène lyrique, sans doute sous l'influence des travaux d'Antoine et de Stanilavski pour le théâtre dramatique. À la recherche de la vérité " comme dans l'histoire " du grand opéra, allait succéder la recherche de la vérité " comme dans la vie ". Mais le naturalisme ne pouvait vraiment trouver son application que dans les drames lyriques de Puccini et ceux des véristes italiens, ou encore dans un " roman musical " comme la Louise de Charpentier. Pour le reste, c'est-à-dire le " répertoire " et les ouvrages nouveaux qui ne relevaient pas de l'esthétique vériste, on se contenta d'aménager ­ donc de perpétuer ­ les traditions scénographiques du XIXe siècle (ainsi fit Albert Carré pour la création de Pelléas et Mélisande). Et les conditions d'exploitation des théâtres lyriques étaient telles, entre les deux guerres, que, dans la plupart des cas, la perpétuation l'emportait sur l'aménagement. Conséquence de la plus grande rapidité des moyens de transport, rançon de la crise économique, les troupes attachées en permanence aux théâtres disparurent presque partout : on engageait des vedettes itinérantes qui devaient pouvoir s'intégrer, après quelques « raccords », dans une production conforme aux traditions dont le « metteur en scène » (en général, un chanteur à la retraite) était le dépositaire. Dans les théâtres de province, un fonds commun de décors, dont on combinait différemment les éléments selon les besoins, servait pour tous les opéras du répertoire, et les chanteurs invités fournissaient leurs costumes (ils possédaient un « vestiaire »). L'opéra, encore une fois, cessa d'être un spectacle. La masse du public se détourna d'un genre qui se mourait doucement devant une poignée d'amateurs qui venaient comparer les mérites des différentes distributions d'un même ouvrage.