Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Schnabel (Artur)

Pianiste et compositeur autrichien, naturalisé américain (Lipnik 1882 – Morschach, Suisse, 1951).

Il étudie à Vienne, de 1889 à 1897, la théorie musicale avec Mandyczewski, et le piano avec Leschetizky qui l'oriente vers une conception plus musicale que virtuose de l'instrument, l'encourageant à jouer les sonates de Schubert, complètement négligées jusque-là. À Berlin, où il vit de 1900 à 1933, la rencontre de sa future épouse, Thérèse Behr, contralto renommée pour ses interprétations de lieder, le conforte dans cette voie : ils donneront ensemble en 1928 de véritables schubertiades, mêlant le piano et la voix. Schnabel a mené de front les carrières de soliste, de compositeur, de pédagogue et de chambriste, se voulant un musicien à part entière. Il joue avec Carl Flesch, Pablo Casals, Emanuel Feuermann, Pierre Fournier, Paul Hindemith, Bronislav Hubermann, William Primrose, Josef Szigeti, etc., et forme, en 1920, un trio avec Wittenberg et Hekking. Il enseigne, à partir de 1925, au sein de l'Académie de musique de Berlin. Clifford Curzon et Calude Frank figurent parmi ses élèves.

   Depuis son premier concert donné à l'âge de huit ans, l'interprète a constamment repris et approfondi l'étude de ses maîtres : Mozart, Schubert, Beethoven. À plusieurs reprises, il a donné en un cycle de concerts l'intégrale des 32 sonates de ce dernier, en 1927 et 1933 à Berlin, en 1934 à Londres, en 1936 à New York, et fut le premier à l'enregistrer dès 1932. Il quitte Berlin en 1933 pour Londres et Tremezzo (sur le lac de Côme), où il donne des cours d'été, avant d'émigrer en 1939 aux États-Unis. En butte à l'incompréhension du public (surtout manifeste lors de sa première tournée en 1922) et des bureaux de concerts qui attendent de sa part une programmation plus conventionnelle, il délaisse la scène pour l'enseignement (de 1940 à 1945 à l'université de Michigan) et la composition, et rentre en Europe vivre ses dernières années.

   À l'image d'un toucher varié à l'infini, la subtile alchimie de ses interprétations, faisant fusionner les inconciliables, rigueur et liberté, réflexion et poésie, donne aux sonates ultimes de Beethoven et de Schubert un élan et un phrasé d'une intensité et d'une beauté constantes. C'est un art fait d'économie et de hardiesse, qui trouve son reflet dans l'œuvre même de Schnabel, méconnue et attachante par ses recherches harmoniques, parallèles à celles d'un Schönberg (il a joué dans sa jeunesse sous sa direction Pierrot lunaire) : Trio à cordes (1925), Sonate pour violon (1935), Pièces pour piano (1937), Symphonie (1940), Rhapsodie pour orchestre (1948), quatuors à cordes, un concerto pour piano et le Duodecimet pour douze voix (1950).

Schnebel (Dieter)

Compositeur allemand (Lahr, Bade du Sud, 1930).

Il compte parmi les plus importants des compositeurs postsériels. Après ses études musicales ­ piano chez W. Resch (1945-1949) et théorie et histoire de la musique chez E. Doflein à la Musikhochschule à Fribourg-en-Brisgau (1949-1952) ­ et l'obtention d'un diplôme de pédagogie musicale en 1952, il se consacra à la théologie protestante, à la philosophie et à la musicologie à l'université de Tübingen, tout en continuant son travail dans le domaine de la musique. Il découvrit Scriabine, Bartók, Berg et Stravinski, étudia les techniques de la deuxième école de Vienne (réalisant en 1952 une analyse musicologique importante des Variations op. 27 pour piano de Webern), et fréquenta les cours d'été à Darmstadt, où il rencontra Křenek, Nono, Boulez, Henze, mais aussi Adorno, ce qui l'amena à reconsidérer son travail de compositeur. En 1953, il écrivit Analysis, pour cordes et percussions, pièce où l'organisation sérielle des hauteurs est étroitement liée à la composition des timbres. Tout en prenant des leçons de piano à Stuttgart, il étudia la théologie de K. Barth et découvrit Hegel, Marx, Freud et Bloch, dont les positions idéologiques devaient fortement influencer ses recherches ultérieures. En 1955, il termina ses études de théologie et de musicologie (ces dernières avec un travail théorique sur la dynamique chez Schönberg), et commença en 1957 sa carrière de vicaire dans plusieurs villages du palatinat de Pfalz, puis de pasteur à Kaiserslautern (1957-1963) et de pasteur et professeur de théologie, philosophie et psychologie à Francfort (1968-1970) et à Münich (1970-1976). Depuis 1976, il vit à Berlin et enseigne la musique expérimentale et la musicologie à la Hochschule der Künste. Avec ses étudiants, il réalise des pièces contemporaines et des projets de composition collective (de Cage, Wolff, Schnebel, etc.). Ses travaux musicologiques récents sont consacrés à la musique de Bruckner, Janáček, Debussy, Satie, Varèse, Verdi, Ives et à la musique américaine contemporaine.

   Particulièrement intéressé, dans les années 50-60, par les recherches de Stockhausen, Schnebel étudia ses œuvres et publia ses textes théoriques. La découverte de la musique et des théories de J. Cage vers la fin des années 50 fut également pour lui d'une importance capitale. Après l'extension des techniques vocales et la dissolution de la matière verbale dans des œuvres d'inspiration sérielle comme dt 31.6 (1956-1958), pour 12 groupes vocaux, Das Urteil, d'après Kafka (1959), et Glossolalie (1959-60/1960-61), pour récitants et instrumentistes, il se sentit attiré par l'extension de la matière proprement musicale, par la modification de la pratique du concert et par la transformation du rôle des musiciens et du public. Des pièces comme Abfälle I (1960-1962), Réactions, pour un instrumentiste et public, Visible music I, pour un chef et un musicien, ou Modelle (Ausarbeitungen) [1961-1966], exercices dramatiques pour instrumentistes et chanteurs, cherchent à intégrer aux sons composés par l'auteur des matériaux sonores extérieurs (comme les bruits-sons produits par le public) ou les comportements gestuels-visuels des participants. L'utilisation du geste corporel comme matériau compositionnel transforme l'œuvre musicale en pièce de théâtre musical. À cette époque, Schnebel s'intéressa particulièrement à la recherche théâtrale de M. Kagel : d'où son livre M. Kagel – Musik, Theater, Film (Cologne, 1970). Poursuivant « l'expérience des limites », la musique de Schnebel explore toutes les possibilités matérielles du « faire » : les matières sonores, visuelles et gestuelles, la musique muette des corps, l'environnement sonore quotidien, les relations entre musiciens et public, la communication entre participants, l'insertion de l'expérience artistique dans la vie quotidienne, l'expérience individuelle de l'écoute-lecture.

   Ainsi, dans la série de compositions dénommée globalement Radiophonien (1970), qui comporte Hörfunk (1969-70) et No (1979-80), l'objet du travail compositionnel est l'écoute de la radio : les compositions utilisent des bruits-sons environnants, des fragments d'émissions parlées et des bruits-sons provenant des archives sonores de la radio, et mettent en relation des phénomènes acoustiques considérés habituellement comme incompatibles et étrangers à l'expérience artistique. L'intérêt pour la distribution spatiale des dispositifs sonores et visuels utilisés définit le propos théorique de la série de pièces intitulées globalement Räume (1963-1977) : Ki-no (1963-1967), musique de nuit pour projecteurs et auditeurs, MO-NO (1969), musique à lire, et Gehörgänge (1972), musique pour « des oreilles qui cherchent » (forschende Ohren), jouent avec les composantes sonore et visuelle de l'expérience artistique, mais aussi avec le paramètre « temps ». Conçues dans la lignée des musiques « silencieuses » de J. Cage, les réalisations de MO-NO et de Gehörgänge peuvent totalement supprimer le son et se dérouler dans des laps de temps variables.

   Les Produktionsprozesse (« processus de production ») se détournent de la notion d'œuvre en tant qu'objet fini. La partition écrite ne se propose plus de fixer le résultat sonore définitif du jeu, mais de définir les instructions pour les actions qui produisent les sons-bruits et pour le déroulement global du processus (cf. Maulwerke, 1968-1974, pour organes d'articulation et appareils de reproduction ; ou Körpersprache, 1979-80, action musicale pour 3 à 9 exécutants). Les processus de production chez Schnebel sont souvent réalisables par des musiciens et par des non-musiciens. Ils visent non pas l'exécution « pour » un public passif, mais l'activité artistique « avec » les autres (le Mitmachen, le « faire avec » [les autres], selon l'optique du philosophe de l'utopie E. Bloch). Schulmusik (1973), destinée à des élèves pas nécessairement musiciens, comporte apprentissage, exercices, expériences, transformations, improvisations, pièces, et cherche à éveiller la créativité des individus. Dans cet ordre d'idées, Schnebel forme en 1972 le groupe Neue Musik au lycée Oskar-von-Müller à Munich, et réalise avec lui de nombreux projets de composition collective tout en lui faisant interpréter un répertoire assez vaste de musique contemporaine.

   La série récente de compositions intitulée Bearbeitungen (1972-1980) relie le travail de Schnebel à la grande tradition classique et romantique : Webern-Variationen, pour ensemble instrumental variable (1972), Bach-Contrapuncti, pour voix (1972-1976), Schubert-Phantasie, pour grand orchestre (1977-78) et Wagner-Idyll, pour ensemble de chambre (1980) se proposent de mettre en valeur certaines particularités des œuvres connues, en développant plus particulièrement le paramètre de la distribution spatiale de la matière sonore. En 1988 est créée à Berlin la Messe de Dahlem. Schnebel est enfin l'auteur de Denkbare Musik (« Musique imaginable », « Musique à penser » ou « Penser la musique », DuMont Schauberg, Köln, 1972), ouvrage regroupant ses travaux théoriques, de 1952 à 1972.