Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Webern (Anton) (suite)

L'œuvre d'Anton Webern

On proposera ici un bref parcours de cette évolution sans grandes secousses, à l'intérieur d'une œuvre finalement très homogène malgré les changements techniques. Il est vrai que Webern a établi son catalogue à partir de la première œuvre qu'il ne reniait pas, laissant de côté une certaine production postromantique de ses premières années.

   La Passacaille op. 1, pour orchestre, de 1908, est la seule œuvre que Webern ait conservée de sa production nettement tonale (elle est en mineur). Encore cette tonalité est-elle souvent allusive. D'emblée, avec elle, Webern place son œuvre de maturité sous le signe de la variation. Quant au bref chœur a capella sur un poème de Stefan George, Entflieht auf leichten Kähnen, op. 2 (1908), on y trouve déjà le procédé cher à Webern de l'écriture en canon, et une musique déjà entrée en apesanteur.

   Les deux opus suivants, op. 3 et op. 4 sur des poèmes de Stefan George également, appartiennent à cette région injustement méconnue de l'œuvre de Webern, celle de ses lieder pour voix et piano, formule que ses disciples trouveront conservatrice et romantique. Il y a beaucoup de délicatesse et de beauté, pourtant, dans ces lieder très intimes où la voix n'est pas du tout maltraitée, mais sur lesquels glisse le plus souvent l'exégèse postwebernienne.

   À partir de l'opus 5, les Cinq Mouvements pour quatuor à cordes (1909), commence l'œuvre officiellement reconnue et fêtée de Webern. Ces mouvements sont encore assez romantiques, et on peut trouver de même un charme expressionniste à l'opus 6, les Six Pièces pour orchestre de 1909 (révisées en 1928), qui sont sa seule œuvre pour très grande formation, encore que celle-ci y soit rarement employée dans sa masse et sa puissance.

   Avec les Quatre Pièces op. 7 (1910) pour violon et piano, et les Deux Lieder op. 8 (1910) pour voix moyenne et instruments, s'ouvre la période des œuvres ultra-courtes, qui culmine dans les Six Bagatelles pour quatuor op. 9 (1913), les Cinq Pièces pour orchestre op. 10 (1913), les Trois Petites Pièces pour violoncelle et piano op. 11 (1914). On peut parler ici d'un impressionnisme de la concision.

   Les Cinq Pièces pour orchestre op. 10, qui durent au total environ six minutes, sont un sommet du Webern présériel. Leur effectif n'est pas traditionnel, car à côté des vents, de percussions assez abondantes (mais plutôt discrètes), et d'instruments spéciaux tels que harmonium, célesta, mandoline, guitare et harpe, le quatuor à cordes y figure sous sa forme soliste (un violon, un alto, un violoncelle, une contrebasse) et non sous sa forme collective et orchestrale. Il s'agit donc d'une formation de solistes employés par petites touches très éparpillées dans un vide cristallin. Mais cette musique n'a rien de déshumanisé : la moindre phrase de quatre notes déborde d'accents expressifs (la mention espressivo figure çà et là).

   La troisième pièce, centre de cet édifice, est tout à fait à part dans l'œuvre de Webern, puisque fondée non sur une articulation de notes, mais sur un « bruit », un bruissement changeant et continu, formé par des superpositions de trilles et de notes répétées, sorte de peinture musicale d'une sonorité naturelle, avec des cloches très discrètes, des résonances lointaines, des grondements de tambour. Sur ce fond mouvant, qui n'est déjà plus de la musique de notes au sens traditionnel, quelques instruments solistes, le violon, le cor, le trombone, tous avec sourdines, égréneront de courts motifs expressifs. C'est la page la plus impressionniste, la moins systématique et la plus « ouverte » de Webern, qui revient ensuite dans la quatrième pièce à une musique « de notes », basée sur des valeurs de hauteur et de durée, et non plus sur ces textures continues qu'après lui recréeront les musiques électroacoustiques.

   Suit une vaste série, mal connue, de lieder et de chants sacrés, qui va de l'opus 13 à l'opus 16. À partir de l'opus 14, Webern renonce à l'accompagnement pianistique pour employer soit un petit ensemble de solistes, soit la clarinette solo, sorte de seconde voix sublimée par rapport à la voix humaine proprement dite, celle d'une soprano. L'écriture vocale, pure et précise, n'est jamais dramatisée par un Sprechgesang, même fugitif. La voix est employée dans une optique purement instrumentale, comme chez Bach, mais en revanche l'instrument qui l'accompagne acquiert la ductilité et la spiritualité d'une voix humaine.

   L'opus 17 de 1924, Trois Hymnes traditionnels pour soprano, clarinette, clarinette basse, violon et alto, marque la première utilisation du système sériel, sans rupture absolue de style : il y a longtemps que l'écriture de Webern s'est préparée à entrer en sérialisme, par son atomisation méticuleuse, et par l'emploi de formes d'école, comme le canon en mouvement contraire, qui se retrouve dans les procédés sériels de récurrence.

   Il faut noter que dans son écriture sérielle, Webern s'autorise à répéter un son, une hauteur, pourvu que ce soit immédiatement après, par le même instrument (comme si c'était la même note énoncée en deux, trois fois au lieu de l'être en une) ; ce qui donne un style « morse » très caractéristique.

   C'est à partir de la Symphonie op. 21 que débute la grande période classique. Cette symphonie emploie dans son premier mouvement une forme sonate adaptée (exposition, développement, réexposition, coda) et elle débute par un double canon rigoureux. Son plan général en deux mouvements (lent ou modéré/plus vif) est devenu par la suite typiquement webernien. Le très diaphane Concerto op. 24 pour neuf instruments est célèbre pour sa série « à transpositions limitées ».

   Quant aux dernières œuvres, elles vont, sur ce terrain conquis, essayer de retrouver une certaine ampleur, une certaine épaisseur, une certaine durée : les premières œuvres de Boulez ou d'autres seront assez proches de cette musique plus touffue du dernier Webern, celui des Cantates, où il recrée des complexes sonores constituant un matériau de base plus global, moins dénudé, sorte de « brique », de bloc sans fonction harmonique, où certains voudront voir une sorte de prémonition de l'« objet sonore » de la musique concrète.

   On remarquera que Webern n'a laissé qu'une œuvre pour un instrument soliste, comme s'il craignait de laisser l'instrument seul avec lui-même : il s'agit des Variations pour piano op. 27, aussi peu virtuoses que possible. Webern n'a jamais favorisé qu'un instrument : la voix. Ailleurs, même dans le Concerto op. 24, toute hiérarchie est supprimée entre les différents postes instrumentaux.

   Webern fut un musicien passionné et exclusif, qui, à l'exception de Willi Reich, ne compta pratiquement pas de disciples directs. Il faut rendre grâce à ceux qui l'ont sorti de l'ombre où sa discrétion l'avait placé, mais aussi réapprendre à l'entendre, et peut-être à le jouer, sans en faire à tout prix une musique de rupture absolue. Nous comprenons aujourd'hui que cette rupture ne fut que relative, et qu'elle ne prétendit jamais au caractère total qu'on lui a attribué. Webern fut un moment particulier de la musique. Il poursuivit une aventure très personnelle, sur laquelle tout n'a pas été dit, et dont l'interprétation et la compréhension ne sont pas closes une fois pour toutes.