Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
C

chant (suite)

En France

Une véritable école de chant ne s'y affirma guère avant la fin du XVIIe siècle, l'exécution des airs de cour et des œuvres religieuses n'exigeant jusque-là ni ambitus important, ni coloratures, ni endurance vocale particulière. Le premier pédagogue de renom, Pierre de Nyert (1597-1682), n'est encore souvent mentionné que comme « chantre », bien qu'il ait puisé sa science auprès de maîtres italiens et transmis son enseignement à Michel Lambert, lui-même beau-frère de Mme Hilaire Dupuy, première cantatrice française de renom, et beau-père de Lully. Ce Florentin naturalisé français, comprenant néanmoins le parti à tirer d'une méfiance certaine contre le chant italien, attisée, en France, par les factions politiques hostiles à Mazarin, tenta au contraire de calquer un nouveau type de chant non sur la parole elle-même, mais sur la déclamation théâtrale, s'inspirant étroitement de la récitation de l'alexandrin racinien pour modeler un récitatif lyrique lent et mesuré, exempt de toute fioriture, au déplaisir des cantatrices, mais à la satisfaction d'un chanteur comme Beaumavielle († en 1688), réputé pour sa très belle voix de basse, mais qui chantait, dit-on, sans école, sans nuances, et soutenait exagérément des notes aiguës presque criées. De telles critiques permettent de mesurer les carences techniques de ce style que les Italiens surnommèrent bientôt urlo alla francese, ou « l'école du cri », termes déjà appliqués aux comédiens français. Pourtant, un phrasé plus musical allait peu à peu s'instaurer, mieux servi par les voix aiguës masculines, tailles et ténors hautes-contre. Ces derniers usaient d'une méthode de mélange des registres, assez voisine de la conception italienne, et leurs voix souples étaient plus particulièrement prisées dans la musique religieuse (M. A. Charpentier, M. R. De Lalande, Couperin, etc.). Mais ce fut, en fait, avec Marthe Le Rochois (1650-1728) que prit naissance une école véritable, dont devaient bientôt sortir les futurs interprètes de Rameau, dans l'œuvre duquel s'opéra une judicieuse synthèse entre le récitatif d'origine lullyste, qui épousait désormais la musicalité de la langue chantée (et non plus de la déclamation récitée), et les italianismes introduits dans l'opéra français par l'intermédiaire de Campra, Mouret, etc. Le style vocal de Rameau, qui apparaît aujourd'hui comme le plus sûr ancêtre de l'arioso* wagnérien, comportait néanmoins des arias dont la noblesse n'excluait pas la présence de la virtuosité (cf. le rôle de Phèdre dans Hippolyte et Aricie). Ce style exigeait de grandes et belles voix, comme en possédait Marie Antier (1687-1747), la créatrice de Phèdre, ou, dans les emplois plus légers, la célèbre Marie Fel (1713-1794). Il réclamait des tessitures masculines très longues : plus de deux octaves pour la voix de basse, cependant que le ténor Pierre Jelyotte (1713-1797) imposait un chant presque italianisant. Cumulant même les emplois de taille et de haute-contre, il dépassait sans doute le do4 dans Zoroastre (1749). La colorature italienne pénétra dans l'opéra-comique de Philidor ou de Grétry, dont les interprètes féminines, Marie Jeanne Trial et Mme Laruette, étaient précisément des transfuges de la Comédie-Italienne. Une certaine confusion régna toutefois longtemps dans ce genre, quant aux tessitures masculines : Clairval, Martin, Elleviou se partageaient des emplois dont on ne saurait dire s'ils étaient destinés au ténor ou au baryton, type vocal nouvellement apparu, qui se présentait comme une variante, en plus grave, de la voix de ténor. L'opéra-comique faisait, d'ailleurs, appel à des emplois se définissant davantage en termes de théâtre qu'en termes de voix : des interprètes célèbres, Antoine Trial, Jean-Louis Laruette, Rosalie Dugazon, dont les deux premiers possédaient des voix de qualité notoirement médiocre, laissèrent leur nom à des types d'emplois de comédie dans le répertoire lyrique léger, et non à des types vocaux.

   En revanche, dans ses dernières œuvres tragiques, l'Allemand Gluck, venu se fixer en France, tendit à imposer un chant large et déclamé, sans fioritures, excluant même l'emploi des notes aiguës chez la femme. Toutefois, malgré de salutaires interférences entre les différentes écoles, le chant français demeurait sans comparaison possible avec le chant italien, et le musicologue anglais Charles Burney déplorait avec véhémence, en 1770, la façon dont les chanteurs de notre pays forçaient leurs voix, criaient et usaient de sons détimbrés, cela, affirmait-il, « faute d'école, car leurs voix sont naturellement très belles ». À la suite de Gluck, les Italiens Cherubini et Spontini allaient mieux réaliser une première tentative de fusion entre ce chant déclamé et la veine mélodique, qu'ils avaient héritée de leur pays natal, apportée en France, et qui allait heureusement influencer les auteurs français, tels que Mehul et ses successeurs.

Le règne de Rossini

Le brassage des tendances européennes, qu'accentua l'aventure napoléonienne, favorisa l'osmose entre les mérites de chaque école. Bien avant que Rossini n'en opérât une magistrale synthèse, était parue en 1804 à Paris la Méthode de chant du Conservatoire, due apparemment à un Italien, Bernardo Mengozzi (1758-1800), formé à l'école des castrats, dont il préconisait la technique, l'associant aux impératifs de déclamation et d'expression propres à l'opéra français. Mengozzi influença sensiblement l'écriture des auteurs d'opéra-comique, en particulier de l'école dont Boieldieu fut le chef de file. Les principes techniques de Tosi et de Mancini y étaient mieux explicités (notamment le principe essentiel de la respiration abdominale, qui, par l'écartement des côtes, laisse le ventre plat), cependant, en adaptant la terminologie italienne aux principes cartésiens des Français, Mengozzi définissait comme « voix de milieu » (ou mixte) la zone médiane de la voix où sont intimement mêlés les registres dits de poitrine et de tête.

   Et, tandis que le chant italien faisait d'autant plus facilement souche en France qu'aucun courant nouveau n'y apparaissait plus, Rossini s'imposait à toute l'Europe, non seulement comme le seul grand auteur lyrique des trente premières années du siècle, mais aussi comme un théoricien soucieux de concilier les problèmes esthétiques, éthiques et techniques du chant. Tout en regrettant, sur le plan musical, la disparition des castrats, devenue effective en une vingtaine d'années, et qui, selon lui, portait un coup fatal au bel canto sinon au chant en son entier, Rossini en prit acte, et, pour combler cette lacune, il donna ses véritables lettres de noblesse au contralto féminin, déjà mis en valeur par Paisiello et Cimarosa, mais surtout par Zingarelli, Mayr, Paër, etc. Cette voix, qui conservait du castrat une certaine ambiguïté, un caractère hermaphrodite, s'imposa donc d'abord comme son premier substitut en incarnant, en travesti, les rôles de guerrier et d'amoureux (et conservant dans ce cas l'appellation de musico que l'on donnait aux castrats chantant ces rôles), puis en occupant une place importante comme prima donna bouffe : dans les deux cas, Rossini demanda à cette voix la même virtuosité qu'au castrat et une étendue importante (il écrivit un mi bémol2 dans Ricciardo e Zoraide, fit généralement monter cette voix jusqu'au si4), mais en donnant toutefois le maximum d'intérêt au médium de sa tessiture. Il lui conféra, en outre, un caractère plus humain qu'instrumental, rompant ainsi avec la tradition haendelienne, cependant que le contralto lyrique, lié à la notion d'âge ou de rang, demeurait l'apanage du répertoire français.

   La disparition du castrat devait encore non seulement bouleverser toutes les habitudes, mais entraîner une redistribution plus complète des emplois dramatiques, alors que le siècle naissant allait peu à peu exiger du chant une expression nouvelle, en reportant sur les instrumentistes le goût pour la virtuosité transcendante : ce n'est pas un hasard si le public acclama soudain Paganini, Liszt et Thalberg dès l'instant où les chanteurs cessèrent d'évoluer sur la corde raide du funambulisme musical. Mais, en cette période de mutations, Rossini sut préserver, quasi intactes, les prérogatives essentielles du chant classique, que, dépouillant de son caractère instrumental, il prépara au frémissement nouveau du romantisme naissant. Il permit ainsi le rapprochement tant souhaité entre les écoles française et italienne, cependant qu'en Allemagne de nouvelles valeurs issues d'un romantisme largement adulte entraînaient les compositeurs vers une solution différente ; selon Roland Barthes, la naissance du lied romantique, autour de 1810, fut un autre phénomène de chant asexué, présentant, dans un cadre non latin, un autre type de substitution du castrat.

   Rossini avait décidément le champ libre pour redistribuer les cartes et établir désormais le chant dans son idéal de beauté et d'humanité : il signifia son congé au soprano suraigu encore utilisé par Mayr et Paër, préférant incarner l'éternel féminin en un nouveau type vocal, sorte de greffe du contralto, non sans rapport avec le soprano employé en France par Gluck, Cherubini et Spontini. Cette voix, conservant du contralto la richesse de son grave, s'élevait vers un registre aigu étendu, dont la fragilité même symbolisait la pureté féminine : Isabel Colbran (1785-1845) disposait d'un important clavier vocal (sol2-mi5), mis en valeur par Mayr, et Rossini en fit peu à peu la partenaire aiguë du contralto-musico. À sa suite, Giuditta Pasta (1797-1865) et Maria Malibran (1808-1836) incarnèrent tour à tour des emplois de mezzo-contralto et de soprano (Cendrillon dans La Cenerentola de Rossini et Amina dans La Somnambule de Bellini, par exemple) et méritèrent le surnom de soprano assoluto qui fit fortune à l'époque romantique.

   Tout cela ne fut rendu possible que par l'exacte connaissance qu'avait Rossini des impératifs de l'expression vocale : il se gardait de faire doubler la ligne de chant par les instruments, épargnait la voix dans la zone « de passage », récusait l'attaque à découvert des sons aigus, ainsi que leurs longues tenues, et utilisait la voix sur toute son étendue, mais ne s'aventurant généralement dans les zones extrêmes que par des coloratures à mouvement conjoint. Ces principes furent également appliqués aux voix masculines : pour la basse Filippo Galli (1783-1853), il écrivit de grands rôles bouffes ou tragiques (Mustafa dans l'Italienne à Alger, Selim dans le Turc en Italie, Mahomet dans l'opéra homonyme, Assur dans Semiramis, etc.) soumis à une colorature assez terrifiante. Et, toujours en conséquence de l'absence des castrats, il fut amené à opposer deux types de ténors qui, dans l'opera seria, avaient fonction d'antagonistes du drame : l'un, d'origine mozartienne, baritenore à la voix sombre et riche dans le grave, mais susceptible de s'aventurer dans le suraigu par l'emploi du falsettone, et dont l'Espagnol Manuel Garcia (1775-1832) fut le prototype ; l'autre, de timbre plus clair et de tessiture plus aiguë (ténor contraltino, dont l'opéra-comique français devint friand), ces deux types étant soumis naturellement à une très grande virtuosité ainsi qu'à une tessiture très étendue (la2-ré4).

   Enfin, Rossini parvint à ce que l'on peut appeler une normalisation du chant, en imposant aux interprètes, autant que cela fut possible, une colorature écrite et non plus improvisée, qui prévoyait les aspects les plus variés d'expression et de vélocité pour toutes les catégories vocales. La colorature, souvent exigée à pleine voix, perdait ainsi le caractère décoratif et surajouté qu'elle avait souvent assumé antérieurement, pour faire partie intégrante de la mélodie elle-même (Bellini, puis Chopin dans son écriture pianistique en firent, après Rossini, la base même de leur style). Cette normalisation, dictée à Rossini par son souci de voir enfin la musique respectée, contenait malgré tout en germe une des causes majeures de la décadence du chant : abandonnant leur formation musicale qui avait été jusque-là le corollaire indispensable des études vocales, les chanteurs allaient désormais se consacrer à la recherche d'effets. En moins d'un siècle, ils devaient perdre leur agilité, et, en conséquence, la souplesse favorable aux nuances. Ainsi, alors que les réformistes se félicitaient de cette innovation rossinienne, le fait d'avoir retiré des études du chant l'art de l'improvisation allait conduire à la carence musicale, inéluctablement accompagnée d'un appauvrissement de l'interprétation, processus qui s'aggrava jusque vers 1950.

   Si Rossini, fixé en France après 1824, ne put jamais obtenir véritablement des chanteurs français une maîtrise vocale comparable à celle des Italiens, il réussit, néanmoins, à unir les fondements des deux écoles et ouvrit la porte au nouveau chant romantique. En effet, par souci d'exprimer l'exaltation du héros et son dépassement intérieur, l'écriture vocale franco-italienne traduisit alors ces émois nouveaux par un désir d'ascension vers l'aigu. Ce phénomène s'associait à un processus général déjà amorcé par Beethoven et Paganini dans le domaine du violon, par les facteurs de piano qui favorisaient désormais la clarté des dernières octaves (et y ajoutaient des notes supplémentaires), et par les progrès réalisés dans la technique des instruments à vent auxquels l'adjonction de clefs ou de pistons permettait aussi davantage de facilité et d'éclat dans l'aigu.