Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
H

Händel (Georg Friedrich)
ou Georg Friedrich Haendel (suite)

Des opéras aux oratorios

Épuisé par ces luttes incessantes, par son travail de « compositeur-chef d'orchestre-impresario », il se rendit aux eaux de Turnbridge Wells (été 1735), prépara la saison suivante (Alexander's Feast, Wedding Anthem), écrivit au cours de l'été 1736 Giustino, Arminio, Berenice et Didone abbandonata. Il ne put, toutefois, en assurer la création, le 13 avril 1737, ayant eu quelques heures plus tôt une attaque (infarctus ? congestion cérébrale ?), qui le laissa à demi paralysé. Mais le 11 juin, quatre jours avant le sien, le Nobility Opera fermait. Si Haendel entraînait dans sa chute l'entreprise concurrente, il demeurait également sans force. Finalement, il consentit à se rendre aux eaux d'Aix-la-Chapelle (septembre 1737). Remède miracle qui le rétablit incontinent. Le 28 octobre, le London Daily Post annonçait son retour. Immédiatement, Haendel composa deux nouveaux opéras : Faramondo (dont la création fut retardée par le décès de la reine Caroline, ce qui nous vaut l'admirable Funeral Anthem), puis Serse en avril 1738, tandis que paraissait chez Walsh ses opus 4 (Six Concertos pour orgue) et 5 (Sept Sonates en trio à 2 violons ou 2 flûtes), qui rencontraient un éclatant succès. Haendel eût-il été, dès lors, boudé pour ses seuls opéras ? S'avouant invaincu, il donna alors Imeneo (novembre 1740), suivi de Deidamia (janvier 1741). Devant la froide réaction du public, hostile à la forme, au livret italien, au style

   même de l'opéra, il abandonna alors définitivement la scène (10 février 1740), et, dans la fièvre, composa immédiatement deux oratorios : le Messie en août-septembre, Samson en octobre. Puis, à l'invitation de William Cavendish, il se rendit à Dublin, où allait triompher précisément son Messie (13 avril 1742). Revenu à Londres fin août, il se tourna alors résolument vers l'oratorio, souvent joué avec un succès qu'avivaient les Concertos pour orgue donnés aux entractes et où il improvisait d'éblouissantes cadences. Ainsi, virent le jour Samson (février 1743), Semele (février 1744), Joseph et ses frères (mars 1744), Hercules (janvier 1745), Belshazzar (mars 1745), qui connurent des fortunes diverses en dépit de leur extrême qualité. À partir de là, Haendel abandonna le système des souscriptions ­ favorisant trop la gentry sans pour autant l'assurer du succès ­ et joua désormais « à bureaux ouverts ».

Les derniers chefs-d'œuvre

Peu à peu, un retournement allait se faire en sa faveur, le public anglais ayant admiré son courage dans l'adversité (une nouvelle attaque l'avait frappé en 1743) et sa fidélité lors de la révolte jacobite. Haendel fit alors de plus en plus figure de héros national, même si son œuvre resta discutée ­ ce qui l'obligeait à reprendre ses pièces les plus « rentables » et ses derniers oratorios (Judas Maccabeus, avril 1747 ; Alexander Balus, mars 1748 ; Joshua [id.] ; Solomon, mars 1749 ; Susanna, février 1749) connurent une faveur croissante que porta à son comble la Fireworks Music commandée par le roi pour célébrer la paix d'Aix-la-Chapelle. Malheureusement ni Theodora (mars 1750) ni Jephta (février 1752) ne rencontrèrent l'estime méritée. En fait, le public n'avait point compris ni partagé sa propre ascension spirituelle. Dès lors, ses dernières années, en dépit de nombreuses reprises et auditions de ses œuvres, tant en Angleterre et en Irlande que sur le continent, furent fortement attristées, d'autant que ce grand « musicien visuel » perdit la vue en 1753, malgré l'intervention de deux célèbres praticiens ­ dont Taylor, qui avait déjà opéré J.-S. Bach.

   Le premier moment d'abattement passé, Haendel se remit pourtant au travail, suivant toujours de près la production musicale contemporaine, dictant son courrier, modifiant certaines œuvres antérieures. Mais sa santé déclinait. Le 6 avril 1759, il parut en public pour la dernière fois, lors d'une exécution de son Messie que dirigeait J. C. Smith. Il désirait mourir le vendredi saint ­ comme le Christ. Son vœu de chrétien allait être (presque) exaucé : il s'éteignit en effet le samedi saint 14 avril 1759. Le 20 avril, trois mille personnes lui rendirent un dernier hommage à l'abbaye de Westminster, où désormais il repose.

Un puissant organisateur

Grand, fort, plein de feu, impétueux, péremptoire, parfois brutal, sinon violent dans l'expression, mais d'une extrême bonté et d'une constante générosité, Haendel se montrait indomptable, prenant comme Beethoven « le destin à la gueule », et travailleur acharné. On le trouvait sans relâche à son clavecin, dont il usa les touches, et à son écritoire : un jour ­ Noël 1737 ­ sépare Faramondo de Serse ; trois jours séparent Saül d'Israël. Travaillant vite, mais raturant beaucoup, il composa Theodora en cinq semaines, le Messie en vingt-quatre jours, Tamerlano en vingt. Il laissa une œuvre immense, capitale, tant sur le plan de la diversité (il a abordé tous les genres) que de la spiritualité. Dès lors, il est éminemment regrettable que, par la faute d'artistes ou de critiques médiocres et de chefs d'orchestre trop peu curieux, cette œuvre demeure en grande partie cachée au public.

   Usant de la langue de son époque ­ comme Bach ­, Haendel se montra moins révolutionnaire qu'évolutionnaire. Mais, à avoir fréquenté sous différents cieux l'élite intellectuelle et sociale de son temps, il apparut comme un puissant organisateur, comme un merveilleux instrument de synthèse de l'art européen. L'Allemagne lui inculqua la solidité des plans, la carrure des rythmes, une certaine piété intérieure, jamais démentie. L'Italie développa ses dons de mélodiste, sa verdeur, son ingéniosité, son goût aristocratique, son sensualisme pour les couleurs et les sonorités. De la France, il écouta les leçons de clarté, d'élégance, d'équilibre. L'Angleterre, enfin, lui enseigna la poésie des virginalistes, la spontanéité de Purcell, ses ambiguïtés modales et ses audaces rythmiques.

   Fruit de cultures diverses, il ne cessa cependant de rester lui-même, demandant à son métier irréprochable, à sa fécondité, à son imagination d'exprimer sa pensée. Or celle-ci est, à la fois, inventive et d'extrême noblesse. Inventive, car Haendel, le tout premier, introduisit des contrebassons à l'opéra (Tamerlano), libéra les basses de leur statisme (op. 5), pressentit la forme cyclique, la forme de quatuor (op. 5 également), de la symphonie (op. 6). Premier compositeur à vivre de sa plume, il vécut dangereusement et se battit contre tout et tous pour imposer sa vision d'un opéra infléchi vers une dramaturgie psychologique ­ ici, on perçoit l'admirateur de Corneille et de Racine ­, dont la musique exprime alors les moindres inflexions. En cela, il préfigure Haydn et plus encore Mozart ; il eut même la prescience du leitmotiv. Enfin, il donna à l'oratorio une dimension et une signification jusque-là insoupçonnées. Pensée novatrice, donc, mais également d'une extrême noblesse. Son théâtre, ses oratorios mettent en scène les grands héros de l'Histoire (Giulio Cesare, Tamerlano), de la littérature (Alcina, Orlando), des livres saints ­ Saül, Solomon, Belshazzar. Attiré par ces immenses figures que sa fertilité d'invention, son aisance narrative surent élever à la hauteur du type et du mythe, il n'apparaît, en fait, jamais aussi génial que lorsqu'il lui fallait se mesurer avec ces êtres d'exception qu'il scrutait dans leur vérité profonde quand, victimes de forces supérieures, ils se retrouvaient face à eux-mêmes, à leur destin. Leur grandeur fut la sienne.

Une confondante ascension spirituelle

On assiste d'ailleurs, chez Haendel, à une ascension spirituelle qui, dans les derniers oratorios, mène aux profondes méditations sur l'orgueil (Sal), sur la jalousie (Heraklès), sur l'amour plus fort que la mort (Alexander Balus), sur la fin des civilisations (Belshazzar), sur la tolérance, politique et religieuse (Belshazzar, Theodora), enfin sur la religion (le Messie) et sur la place de l'homme dans l'univers (Jephta). Dans cet ultime ouvrage, testament de sa pensée musicale et spirituelle, Haendel inscrivit son propre credo dans les premiers (What ever is, is right) et derniers mots (Hallelujah ! Amen). Il laisse ainsi, image de sa propre existence, une leçon d'indépendance, de liberté de l'esprit, d'acceptation de la volonté divine et de soumission à la grande loi de l'univers. Mais aussi une leçon de courage, de défi que l'homme se lance à lui-même, opposant à une attitude démissionnaire la force de sa ferveur et de son espérance, de son courage, de sa lucidité, de son optimisme. Ainsi Haendel apparaît-il comme le dernier des grands humanistes de la Renaissance, mais aussi comme un éminent représentant du siècle des lumières. On comprend mieux, dès lors, les jugements de Haydn déclarant : « Haendel est notre grand maître à tous » ; de Beethoven confiant au soir de son existence : « C'est le plus grand compositeur qui ait jamais existé ; je voudrais m'agenouiller sur sa tombe » ; de Liszt, enfin, proclamant sans ambages : « Haendel est grand comme le monde. »