Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
L

lied (all., pl. lieder ; « chanson ») (suite)

Les lieder de Schumann

Schubert a véritablement créé le lied romantique allemand, et lui a donné, d'un coup, ses plus hauts chefs-d'œuvre. Tous les musiciens qui vont le suivre vont se définir par rapport à lui, à commencer par Robert Schumann (1810-1856), qui, en quelque sorte, le complète et achève d'explorer toutes les potentialités du lied. Et pourtant, on ne peut imaginer plus dissemblables que Schubert et Schumann. Autant le premier, autrichien, se masque de fiction populaire, autant le second, allemand, laisse à découvert sa complexité, son trouble univers. Schubert est homme de l'instinct ­ un instinct très sûr ­, Schumann, lui, est issu d'une culture littéraire. Il avait songé aux lettres, s'y est essayé : son lied va perdre de l'immédiateté de celui de Schubert pour se charger de signes, de symboles et d'allusions. À quoi il faut ajouter, deuxième constante de son art du lied, une personnalité complexe, problématique, hantée de peurs et de vertiges, de nostalgie, et d'un drame d'emmuré vivant qui le conduira à l'asile.

   D'où un choix très différent de poètes et l'élaboration d'une langue musicale nouvelle. Les poètes, ce sont d'abord Heine, que Schubert lui désigne post mortem dans le Chant du cygne ; et puis Eichendorff, et Lenau, dans ce que leur œuvre compte de plus désespéré ; et Chamisso, qui n'échappe pas à une certaine sensiblerie, avant de retrouver quelques textes de Goethe, de Rückert, de Mörike, ou de découvrir une nouvelle génération, avec Byron, Burns ou Moore. C'est le monde des crépuscules et des lumières « entre chien et loup », où la raison bascule dans la folie, celui des noces tragiques, des amours comblées et malheureuses, des carnavals de l'âme, des rêves et des paysages méphitiques.

   Musicalement, la langue schumannienne porte témoignage de ces complexes et de ces contradictions. D'abord, dans une part différente dévolue au piano : à lui les introductions qui plongent au cœur d'un univers tourmenté, et les longues conclusions où tente de se résoudre et de se libérer le drame chanté que la voix seule n'est pas parvenue à exorciser ­ là où il fallait à Schubert un cri à peine répété et quelques accords. La ligne de chant, elle aussi, rompt avec la simplicité schubertienne : plus distendue, plus apparemment raffinée, elle souligne, avec le piano, les moindres intentions du texte en des altérations plus ou moins marquées. Schubert campait son lied dans une progression musicale et épique ; Schumann, au contraire, en lyrique, analyse et explore toutes les facettes de ses poèmes dans une opération beaucoup plus statique, presque contemplative. Et pour cerner le climat émotif des poèmes il en appelle au chromatisme, aux accords altérés (septième diminuée, neuvième), aux incertitudes rythmiques, aux mouvements syncopés.

   La production de lieder de Schumann compte quelque 250 morceaux, pour la plupart regroupés en recueils et même en cycles. Mais alors que les lieder accompagnent toute la vie créatrice de Schubert, ils n'apparaissent chez Schumann qu'en deux formidables vagues : 130 environ pour la seule année 1840, plus de 100 pour les années 1849 à 1852.

   En 1840, Schumann a trente ans. Dans les dix années qui précèdent, il n'a écrit que pour le piano : la quasi-totalité de ses chefs-d'œuvre. Obtenant enfin l'autorisation d'épouser Clara, en cette même année 1840, il va consacrer toute l'année exclusivement aux lieder ; et, à part quelques pièces, il n'y reviendra qu'en 1849, après une longue série de crises. Pris alors par une frénésie de création, il s'adonne à tous les genres, dans les quatre années qui suivent, avant la chute de 1853.

   À côté de la production des lieder pour voix et piano, il faut mentionner un nombre important de duos, trios et quatuors vocaux avec piano, 3 morceaux pour voix parlée avec piano, et de nombreux chœurs pour voix de femmes, voix d'hommes ou voix mixtes, pour la plupart sans accompagnement. À de rares exceptions près, toutes ces pièces ont vu le jour dans les deux grandes vagues de création des lieder ­ elles datent principalement de 1849. Et elles font appel aux mêmes poètes que les lieder pour voix et piano.

   Il est troublant de voir Schumann, au moment même d'épouser la pianiste Clara Wieck, qu'il attend depuis dix ans et pour qui il a écrit nombre de ses grandes pages pour le piano, abandonner ce piano et chercher dans le lied, et exclusivement, l'expression lyrique, explicite, d'amours malheureuses. Dans la production de cette année, 5 groupes de lieder sont baptisés « cycles » ­ Liederkreise : les opus 24 et 25 (Myrthes), 39, 42 (l'Amour et la vie d'une femme) et 48 (les Amours du poète), représentant en tout 71 lieder. Mais 2 seulement, les opus 42 et 48, constituent des ensembles cohérents, construits en tant que tels et animés d'une dramaturgie musicale interne (leitmotive, relations tonales entre les lieder, etc.).

   Le Liederkreis op. 24 est le premier bouquet de fleurs vénéneuses que Schumann cueille chez Heine ­ 31 lieder d'après Heine en 1840, presque plus ensuite. Le Liederkreis op. 25, Myrthes, rassemble 26 lieder de poètes divers en une couronne de fiançailles offerte à Clara, plus suaves, moins fervents que les autres. C'est Eichendorff qui donne les poèmes de l'opus 39, 12 chefs-d'œuvre qui chantent la fiancée morte, la détresse du poète, les menaces de la nuit, dans un décor de châteaux en ruines et de forêts enchantées.

   Lui aussi offert à Clara, le cycle l'Amour et la vie d'une femme doit son texte sentimental et quelque peu larmoyant à Chamisso. Malgré le caractère petit-bourgeois de la Restauration (Biedermeier, en Allemagne), qui peut paraître d'une ingénuité un peu puérile, mais qui convient si exactement à toute une part de la sensibilité schumannienne, ce cycle de 8 tableaux évoque la vie sentimentale d'une jeune femme, depuis les premiers aveux jusqu'à la mort du bien-aimé, en passant par les noces et la naissance de l'enfant. Huit portraits réunis en une seule suite, d'aspect étrangement prémonitoire. Les Amours du poète, enfin, sur des poèmes de Heine, sont une sorte de tragédie en réduction ­ la tragédie du poète, dont la bien-aimée en épouse un autre, et qui en meurt : 16 miniatures organisées en contrastes, avec temps forts et moments de détente.

   1840, toujours, pour le minicycle du Pauvre Pierre (de Heine, encore), ou quelques ballades, sortes d'ébauches d'opéras ­ l'opéra qui est la nostalgie de tout le romantisme allemand, et que seul Wagner, après Weber, réussira. Et puis plusieurs cahiers d'après des poèmes de moindre envergure de Rückert, de Reinick ou de Kerner.

   Dans les années de maturité, Schumann emprunte à un grand nombre de poètes, de Goethe et Schiller à des anonymes. À nouveau, des rêves, des scènes fantastiques, des chants de soldats ou des scènes médiévales : tout un monde très différencié, qui ne cesse de pétrir et de ressasser ces motifs de l'inquiétude qui ne tarderont pas à mener Schumann à la folie, mais qui constitue un corpus passionnant encore beaucoup trop ignoré des interprètes.

Autour des maîtres du lied

Le foisonnement de musique vocale avec piano ­ tout ce que l'on regroupe sous le terme générique de lied ­ ne s'est pas arrêté du jour où Schubert, puis Schumann ont porté le lied à sa perfection. Tout au contraire, ce foisonnement se poursuit, et il n'est guère de musicien allemand qui, au XIXe siècle, ne compose des lieder ­ musiciens mineurs ­, ni créateur de génie chez qui le lied n'atteindra pas les sommets des maîtres du genre.

   On a indiqué que, avant Schubert, ni Mozart, ni Beethoven, ni d'ailleurs Haydn n'ont innové réellement en ce domaine. Certains de leurs lieder, cependant, pressentent ce que sera le lied romantique. Chez Mozart, Abendempfindung (« Sentiment du soir »), Unglückliche Liebe (« Amours malheureuses ») ou Das Lied der Trennung (« le Chant de la séparation ») possèdent déjà un ton, un registre de sensibilité et un rapport entre chant et piano, qui seront ceux de Schubert. Dans ses délicates canzonettes anglaises, ou dans le lied de Wilhelm Meister, Haydn s'approche lui aussi du lied schubertien. Quant à Beethoven, il se situe en marge de cette évolution et ignore tout de Schubert ; ses quelque 70 lieder sont proches des mouvements lents de ses Sonates pour piano, et traités plus instrumentalement que vocalement. Mais ses Six Lieder sur des poèmes de Gellert op. 48 (1802), Adélaïde (1794-95), ses différents lieder sur des poèmes de Goethe ­ et notamment Nur wer die Sehnsucht kennt (« Seul, qui connaît la nostalgie », de Wilhelm Meister), son cycle À la bien-aimée lointaine (1815-16) possèdent une unité dramatique, une ambiance sonore, une subtilité dans le traitement du piano qui préfigurent par moments, plus que Schubert, Schumann et Wolf.

   Chez les contemporains de Schubert, peu de musiciens se détachent réellement. Ce ne sont ni Ludwig Spohr (1784-1859), ni même Carl Maria von Weber (1786-1826), qui, malgré quelques réussites (Prière à la bien-aimée, Poèmes de lyre et d'épée), reste le plus souvent enfermé dans la cantate ou surtout l'ariette populaire de Singspiel. Anselm Hüttenbrenner (1794-1868) est plus attachant, mais reste un peu dans l'ombre de son grand ami Schubert. C'est de Carl Loewe (1796-1869) qu'il faut le plus attendre. Non que tout soit chez lui du meilleur goût ni de la plus subtile facture : Loewe rassemble tous les grands thèmes littéraires, historiques et poétiques de son temps, il connaît bien la musique de ses contemporains, et se montre fort habile à composer des sortes de pots-pourris propres à séduire le public moyen. Mais il a aussi des intuitions et un souffle épique, qui vont le faire exceller dans le genre de la grande ballade. L'allure d'opéra que celle-ci prend chez lui n'est pas empruntée à autrui, mais au contraire préfigure les drames musicaux à venir : son Roi des aulnes annonce les tempêtes du Vaisseau fantôme de Wagner. Et des ballades comme Sire Oluf, la Fille de l'hôtelière, Edward, le Woyvode, Thomas le rimeur sont parmi ce qu'il a laissé de meilleur. L'épopée s'y fait volontiers descriptive, mais sa carrure, son galbe ont pu séduire Robert Schumann.

   Si Conradin Kreutzer (1780-1849) se montre attachant en de nombreux lieder, pour la plupart composés sur des poèmes de Uhland, un Giacomo Meyerbeer (1791-1864) ou un Otto Nicolaï (1810-1849) n'apportent guère d'éléments décisifs à l'art du lied. Quant à Felix Mendelssohn (1809-1847), le lied (malgré les grands poèmes de Goethe ou de Heine auxquels il a recours) est la part la plus mièvre de son œuvre et apparaît comme du Schumann affadi ; en revanche, son génie mélodique trouve une merveilleuse expression dans ses Lieder ohne Worte, Mélodies sans paroles, pièces écrites pour piano seul, où le pouvoir évocateur de sa musique peut s'épanouir pleinement, libéré des sollicitations charmeuses des poèmes.

   À la génération de Schumann appartiennent encore un Franz, un Hiller, un Cornelius. Robert Franz (1815-1892), protégé par Schumann, manque singulièrement de force musicale. Ses 350 lieder (sur des poèmes de Heine, Eichendorff, Lenau, Mörike) sont plus des complaintes, où s'exhalent tendresse, douceur et tristesse, sur un ton de confidence qui ne manque pas de charme. Mais Franz semble avoir délibérément laissé de côté l'apport des grands maîtres du lied pour offrir des pages plus largement destinées au grand public, à caractère populaire ; c'est ainsi qu'il ne manifeste aucun intérêt particulier pour la valeur intrinsèque des mots de ses poèmes, et enferme les vers dans des phrases de coupe très simple. Ferdinand Hiller (1811-1885) n'apporte guère plus, mais manifeste plus de tempérament que Franz. Quant à Peter Cornelius (1824-1874), quoique très attiré par Wagner, il demeure toujours extrêmement personnel, dans une écriture savante et rigide qui masque mal une très vive sensibilité de solitaire. Si son piano connaît des partitions amples, vastes, qui risquent de submerger le chant, ce dernier, en revanche, se trouve aéré par une prosodie très originale. Ses 77 lieder culminent en 3 cycles, Souffrance et consolation, Chants à la fiancée et Chants de Noël, sur des poèmes du musicien lui-même, et annoncent parfois Hugo Wolf.

   Franz Liszt (1811-1886), créateur abondant et protéiforme, aborde tous les genres, y compris, naturellement le lied. Européen, il fait appel à des poètes de diverses nationalités, qu'il sert dans leur langue originale (allemand, italien, français, anglais) : quelque 80 morceaux, dont certains ont reçu une nouvelle version plus tardive ou une orchestration. Contrairement à ce que l'on pourrait attendre, les parties de piano ne sacrifient pas à la virtuosité ; mais en se bornant à illustrer les poèmes elles brodent des variations à effets, des harmonies suggestives quelque peu en marge du sens profond des textes. Le chant, lui, déclame les poèmes, avec une emphase calquée sur le débit du texte, mais sans pour autant glorifier la poésie, ni en fouiller les résonances intimes.

   Chez Richard Wagner (1813-1883), les lieder appartiennent au début de la vie créatrice ­ il faut citer notamment les Sept Compositions sur le Faust de Goethe (1832). Il trouve sa voie dans le drame musical, auprès duquel le lied n'a plus de raison d'être. Mais, dans sa maturité, il écrit les Cinq Wesendonck Lieder, 5 lieder sur des poèmes de Mathilde Wesendonck, esquisses pour Tristan et Isolde : dans le format du lied, il enserre les grandes phrases lyriques de son opéra en gestation, et son piano semble, à lui seul, résumer l'orchestre qu'il pressent. Les Wesendonck Lieder seront d'ailleurs orchestrés ultérieurement, par Felix Mottl.

   Enfin, on ne peut que citer des compositeurs minimes, eux aussi tentés par le lied : Friedrich Nietzsche (1844-1900), le philosophe qui se piquait de composition musicale, Theodor Kirchner, Julius Schäffer, Louis Ehlert, Emanuel Klitzsch, Joachim Raff, Alexander Ritter.