Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
S

Shaw (Robert)

Chef d'orchestre américain (Red Bluff 1916 – New Haven 1999).

Il étudie la théologie avant de se consacrer à la musique. Il devient rapidement célèbre comme chef de chœur : en 1941, il fonde à New York la Collegiate Choral qui regroupe 200 amateurs et, en 1946, il crée le Festival d'Anchorage. De 1948 à 1966, il anime la Chorale Robert-Shaw, ensemble d'une quarantaine de professionnels. Toscanini collabore avec ce chœur pour le Requiem et plusieurs opéras de Verdi et de Puccini, ainsi que pour la Missa solemnis et la Neuvième Symphonie de Beethoven. En 1953, il se consacre à la direction d'orchestre avec l'Orchestre de San Diego. De 1956 à 1967, il dirige l'Orchestre et les Chœurs de Cleveland avec Georges Szell. De 1966 à 1988, il préside aux destinées de l'Orchestre symphonique d'Atlanta, qu'il professionnalise. Prenant sa retraite en 1988, il fonde dans le Quercy un festival et une Académie de chant choral.

Shield (William)

Compositeur anglais (Swalwell, Durham, 1748 – Londres 1829).

Il écrivit de nombreux opéras avec dialogues parlés, dont Rosina (1782) et The Woodman (1791), et s'intéressa de près à la musique populaire de différents pays, en particulier de Russie. Il connut Haydn à Londres en 1794, recevant de lui le trio Pietà di me, et en 1818, comme « Master of the King's Music », écrivit la dernière ode destinée à un monarque britannique.

Shirley-Quirk (John)

Baryton anglais (Liverpool 1931).

Il étudie le chant avec Roy Henderton, et se forme au sein de plusieurs chorales londoniennes. En 1961, il débute à Glyndebourne en incarnant le Docteur dans Pelléas. De 1964 à 1976, il est membre de l'English Opera Group, et s'impose progressivement dans des rôles comme don Juan, Pimène et Golaud. Très tôt, il voue une prédilection à Benjamin Britten : il chante la Rivière du Courlis et le Viol de Lucrèce à Covent Garden, et, en 1973, participe à la création de Mort à Venise. En 1974 et 1978, il reprend cette œuvre au Metropolitan de New York. En 1990, il crée Herbst d'Antal Dorati.

si

La dernière des sept syllabes qui, dans les pays latins, désignent actuellement les notes de la gamme diatonique. Elle est placée un ton au-dessus du la et correspond, dans la nomenclature anglo-américaine, à la lettre B, et dans la nomenclature allemande à la lettre H si le si est « naturel », à la lettre B s'il est bémolisé.

   Cette syllabe était inconnue de la nomenclature médiévale, fondée sur le système de l'hexacorde ut-la. Elle a été introduite peu à peu, au cours du XVIIe siècle, non pas comme on l'a dit pour supprimer le système des hexacordes à mutation, mais pour diminuer le nombre de ces dernières : jusqu'au XVIIIe siècle, on disait encore E-la-mi-si. Après quoi, l'hexacorde naturel, transformé par le si en heptacorde, étant resté seul en usage, le si est devenu l'équivalent du seul B, non sans des flottements dont témoigne la divergence des deux usages anglais et allemand.

   On ignore la source exacte de la dénomination, mais on pense que la syllabe a été forgée, en analogie avec les précédentes, à partir du dernier vers de l'Ut queant laxis (Sancte Iohannes) par la réunion acrostiche des deux mots. En Hongrie, elle a été modifiée en ti, à l'initiative de Z. Kodály, pour éliminer le doublet de son initiale avec celle de sol (simplifié en so), ce qui permet d'écrire chaque syllabe par sa seule initiale : drmfslt.

Sibelius (Johan Julius Christian, dit Jean)

Compositeur finlandais (Hämeenlinna 1865 – Järvenpää 1957).

Après avoir entrepris des études de droit, il s'inscrivit en 1886 à l'Institut musical fondé en 1882 à Helsinki par Martin Wegelius, et y resta trois années (1886-1889) au cours desquelles il écrivit notamment diverses pages de musique de chambre tout en espérant, pour un temps, devenir violoniste virtuose. Il fit à cette époque, à Helsinki, la connaissance de Ferruccio Busoni. Il passa l'hiver 1889-90 à Berlin comme élève du théoricien Alfred Becker, puis l'hiver 1890-91 à Vienne, où il étudia avec Robert Fuchs et Carl Goldmark, et composa ses premières partitions orchestrales, une Scène de ballet et une Ouverture en mi majeur, tout en ébauchant sa première grande œuvre, la symphonie pour solistes, chœurs et orchestre Kullervo (op. 7), d'après la mythologie finlandaise du Kalevala. La première audition de Kullervo, le 28 avril 1892 à Helsinki, fonda sa renommée en Finlande. Quelques semaines après ce premier triomphe, Sibelius épousa Aino Järnefelt (1871-1969), ce qui le fit entrer dans une des plus anciennes familles de Finlande. Kullervo fut réentendu en 1893, puis seulement en 1958. L'ouvrage s'est ensuite solidement inscrit au répertoire.

   La première période créatrice de Sibelius, dite « romantico-nationale », vit naître également le poème symphonique En Saga op. 9 (1893, rév. 1901), le poème symphonique la Nymphe des bois op. 15 (1895), réentendu en 1899 puis seulement en 1996, la Suite de Lemminkainen op. 22, également d'après le Kalevala et dont le deuxième volet n'est autre que le célèbre Cygne de Tuonela, ainsi que la Symphonie no 1 en mi mineur op. 39 (1899) et la Symphonie no 2 en majeur op. 43 (1902). Ceci sans oublier plusieurs pages liées aux revendications autonomistes de la Finlande, qui faisait alors partie, comme grand-duché, de l'empire des tsars : la plus célèbre est Finlandia op. 26 (1899), qui à l'origine faisait partie des Scènes historiques op. 25. À noter également qu'avant de se tourner pour l'essentiel vers la musique d'orchestre, Sibelius avait espéré se faire un nom dans l'opéra. Mais à la suite notamment d'une visite à Bayreuth en 1894, il avait abandonné un ambitieux projet en ce sens, intitulé la Construction du bateau (d'après le Kalevala) et dont le prélude, remanié, devait devenir le Cygne de Tuonela. Seul devait suivre en 1896 un modeste opéra en un acte toujours inédit, la Jeune Fille dans la tour.

   Les premières pages d'orchestre de Sibelius éditées et entendues hors de Finlande furent la musique de scène pour le Roi Christian II op. 27 (1898). En 1897, il avait reçu du gouvernement une rente annuelle qui, dix ans plus tard, devait être transformée en pension à vie (sans suffire pour autant ni à le faire vivre, ni à éponger ses nombreuses dettes). Sa réputation internationale commença par l'Allemagne, mais non sans qu'auparavant, il ait accompagné en 1900 l'Orchestre symphonique d'Helsinki dirigé par Robert Kajanus à l'Exposition universelle de Paris. En 1901, il participa avec Richard Strauss à Heidelberg au 37e Festival de la Société des musiciens allemands, et en 1903, il effectua le premier de ses six séjours en Angleterre (le dernier eut lieu en 1921).

   En 1904, Sibelius s'installa à Järvenpää, à une trentaine de kilomètres au nord d'Helsinki, dans une maison entourée d'arbres qu'il devait habiter jusqu'à sa mort plus d'un demi-siècle plus tard. De cette époque datent le célèbre Concerto pour violon op. 47 (1903, rév. 1905), la musique de scène pour Kuolema op. 44, dont est tirée la fameuse Valse triste (1903), et la musique de scène pour Pelléas et Mélisande op. 46 (1905). L'installation à Järvenpää marqua le début d'une nouvelle phase stylistique, plus universelle, plus concentrée, plus « classique » que la précédente, et illustrée notamment par les poèmes symphoniques la Fille de Pohjola op. 49 (1906) et Chevauchée nocturne et Lever de soleil op. 55 (1907), et surtout par la Symphonie no 3 en ut majeur op. 52 (1904-1907), véritable porche de la grande maturité de Sibelius. En 1909, lors du quatrième voyage en Angleterre, fut terminé le quatuor à cordes Voces intimae op. 56, l'unique partition de chambre de grande envergure du compositeur.

   Suivirent une série d'œuvres qui comptent parmi les plus austères et les plus radicales de Sibelius, et dont la genèse fut peut-être partiellement due à la crainte que celui-ci éprouva alors de mourir d'un cancer : la Symphonie no 4 en la mineur op. 63 (1910-11), le poème symphonique le Barde op. 64 (1913), le poème pour soprano et orchestre Luonnotar op. 70 (1910-1913). De la même ascèse relèvent les trois Sonatines pour piano op. 67 (1912), qui sans doute constituent le meilleur de ce que Sibelius destina à un instrument pour lequel, de son propre aveu, il n'éprouvait pas de grandes affinités. À l'occasion de son unique voyage aux États-Unis (1914), juste avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, Sibelius composa un de ses plus beaux poèmes symphoniques, les Océanides op. 73. Durant la guerre, ses voyages se limitèrent à la Scandinavie. Le 8 décembre 1915, jour de son 50e anniversaire, eut lieu à Helsinki la création de la version primitive (en quatre mouvements) de sa Symphonie no 5 en mi bémol majeur op. 82 (rév. 1916, version définitive et seule publiée 1919).

   Le 6 décembre 1917, après la révolution russe, la Finlande proclama son indépendance, puis fut plongée jusqu'en avril 1918 dans la guerre civile : Sibelius dut abandonner Järvenpää, et se réfugier à Helsinki dans la clinique psychiatrique dirigée par son frère. La paix revenue, il reprit ses voyages et ses tournées : Angleterre (où il rencontra pour la dernière fois Busoni) en 1921, Norvège et Suède en 1923, Suède en 1924, Italie en 1924 et en 1926. Les œuvres importantes de ces ultimes années créatrices furent la Symphonie no 6 op. 104 (officiellement en mineur, 1923), la Symphonie no 7 en ut majeur op. 105 (1924, créée sous la direction du compositeur non à Helsinki comme les six précédentes, mais à Stockholm), la musique de scène pour la Tempête de Shakespeare op. 109 (1925-26), et le poème symphonique Tapiola op. 112 (1926).

   Ensuite, il n'y eut plus d'œuvre majeure. Sibelius passa ses trente dernières années dans le silence. Une Symphonie no 8 fut entreprise et menée à bien vers 1932-33, puis détruite dans les années 1940. Avec les années 30 débuta pour Sibelius, dans les pays anglo-saxons, une période de grande renommée et de grand prestige marquée notamment par des livres de Cecil Gray (Sibelius, Londres, 1931) et Constant Lambert (Music Ho !, Londres, 1934) et le festival de ses œuvres organisé à Londres en 1938 par sir Thomas Beecham.

   Sibelius quitta à nouveau son pays en 1927 pour un séjour à Paris, puis pour la dernière fois en 1931, se rendant à Berlin « pour y travailler » (certainement à la 8e Symphonie). On ne le vit, malgré les invitations qu'il avait reçues, ni au festival londonien de 1938, ni à celui d'Édimbourg de 1947. Il sortit de sa retraite le 1er janvier 1939 pour diriger à la Radio d'Helsinki, à l'intention de l'Exposition universelle de New York, son Andante festivo de 1922, passa toute la Seconde Guerre mondiale à Järvenpää, malgré plusieurs offres d'accueil aux États-Unis, et mourut quelques semaines après avoir dicté à son gendre, le chef d'orchestre Jussi Jalas, un accompagnement pour orchestre à cordes destiné à Come Away, Death, premier de ses deux lieder op. 60 (1909) sur la Nuit des rois de Shakespeare.

   Peu de grands compositeurs ont suscité des jugements aussi contradictoires que Sibelius. Voici en effet un artiste qui d'une part, depuis son entrée en scène vers 1890, n'a cessé de faire parler de lui, et qui reste un des rares au XXe siècle à avoir suscité d'abondants commentaires d'ordre strictement musical (nombreuses analyses des sept symphonies), mais qui d'autre part a été largement passé sous silence, du moins jusqu'à une époque récente, dans les milieux dits d'avant-garde, et dont le nom, dans de très sérieuses histoires de la musique du XXe siècle, n'est même pas mentionné. Trop souvent, Sibelius n'a été commenté qu'en termes pittoresques ou mythologiques. D'où la fausse idée d'un Sibelius aussi isolé de la musique de son temps que la Finlande du reste de l'Europe. En réalité, durant toute sa vie active, Sibelius fut un grand voyageur, et ce qui se faisait autour de lui, non seulement il le connut parfaitement, mais il en tint compte. La solitude n'en exista pas moins pour lui, et il la ressentit durement, mais elle se situa à un niveau fort différent, et beaucoup plus intéressant.

   Pour en revenir aux jugements contradictoires portés sur lui, trois citations suffiront à les illustrer : « Le plus grand symphoniste depuis Beethoven » (Cecil Gray en 1931) ; « L'éternel vieillard, le plus mauvais compositeur du monde » (René Leibowitz en 1955) ; « Le principal représentant, avec Schönberg, de la musique européenne depuis la mort de Debussy » (Constant Lambert en 1934). La réaction contre Sibelius connut son point culminant vers l'époque de sa mort, à l'issue de la grande vague sérielle du second après-guerre, et alors qu'on commençait à réagir également contre cette vague (en Angleterre, on se sentit en outre coupable d'avoir, depuis 1930, prôné Sibelius au détriment de Schönberg, Berg, Webern et même Stravinski). Aujourd'hui, le recul du temps permet d'y voir clair, et les problèmes actuels de la musique redonnent toute sa valeur à l'attitude saine d'un Constant Lambert, qui dans Music Ho ! (1934) eut la clairvoyance de citer comme chefs-d'œuvre récents à la fois les Variations pour orchestre de Schönberg (1928) et la 7e Symphonie de Sibelius (1924).

   En tant que musicien national, Sibelius est à rapprocher de Janáček ou de Bartók, en ce sens qu'il fut de ceux qui, pour se libérer de l'emprise germanique, eurent recours à l'antidote debussyste. Ses relations avec la Finlande ne furent d'ailleurs jamais d'ordre folklorique, il n'y a pas chez lui de citations de thèmes populaires, ni même, malgré les couleurs souvent très subtilement modales, et non tonales, de sa musique, de folklore recréé comme chez Bartók. Mais après avoir entendu, à Londres en 1909, les Nocturnes pour orchestre de Debussy, Sibelius nota dans son journal : « J'ai dormi, et me suis échappé de Finlande juste à temps. » Cette phrase reflète non seulement ce vers quoi, du moins en partie, il se sentait attiré, mais aussi les problèmes qu'avait suscités en lui le fait d'être originaire d'un pays « excentrique ».

   Cela dit, entre la Finlande et lui, il n'y eut jamais rupture. Comme tous les grands créateurs, Sibelius mit le national et l'universel en relation dialectique, et il faut ajouter qu'il échappa non seulement au provincialisme, mais au cosmopolitisme au sens stravinskien, au sens « entre-deux-guerres » du terme.

   La plupart des poèmes symphoniques n'en ont pas moins comme source d'inspiration le Kalevala, vaste épopée nationale de plus de 75 000 vers publiée en 1849, et qui exerça sur les artistes finlandais de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe une très grande influence : à une époque où la Finlande s'efforçait d'affirmer son identité nationale face aussi bien à la Suède qu'à la Russie, peintres, sculpteurs ou musiciens (dont Sibelius) y puisèrent largement. Enfin et surtout, il existe des affinités entre la musique de Sibelius et le rythme de la langue finnoise. Celle-ci met l'accent sur la première syllabe des mots ou sur le début d'une phrase, le reste se déroulant ensuite plus vite, de façon plus égale et moins intense, et avec un bref sursaut terminal. On observe la même chose dans une mélodie typiquement sibelienne comme le thème conclusif du premier mouvement de la 2e Symphonie, avec sa note tenue initiale, son alternance régulière de deux notes, et son sursaut terminal avec quinte descendante incisive :

   Ce microcosme à la fois statique (la note tenue) et dynamique (le reste) peut servir de point d'appui pour explorer la synthèse unique de statisme et de dynamisme en laquelle réside la profonde originalité de Sibelius, et qui fait de sa production un phénomène fondamental de civilisation : des pages comme le premier mouvement de la 5e Symphonie, ou comme la 7e Symphonie tout entière, adoptent en effet pour leur structure globale, c'est-à-dire à une échelle beaucoup plus vaste, le même type de démarche. Depuis le romantisme, le problème du statisme et du dynamisme se posait de façon cruciale. Le XIXe siècle, avec ses phénomènes de repli en soi et de mise en valeur émotionnelle de l'instant (Schumann), eut un effet considérable sur le rythme de l'action musicale. Haydn et Beethoven, par le biais de la forme sonate, avaient doté la musique d'une énergie proprement musculaire, d'un sens du mouvement incluant la notion tout à fait nouvelle de dépaysement (ce qui, comme l'a fait remarquer Robert Simpson, aurait donné le vertige à tout musicien de la génération de J.-S. Bach), d'une dimension authentiquement vectorielle.

   À partir de Schubert, grand inventeur de formes s'il en fut, le rythme de l'action musicale eut tendance à ralentir, ce qui devait déboucher notamment sur la découverte cruciale par Wagner du fait qu'une forme musicale pouvait être suffisamment élargie pour embrasser tout un acte d'opéra. Formellement, l'acte III de Parsifal, l'œuvre de Wagner qui avec Tristan fit la plus profonde impression sur le jeune Sibelius, n'est qu'une immense et unique modulation de si majeur à la bémol majeur. Ces ralentissements ne furent possibles que dans la mesure où parallèlement s'affaiblissaient les fonctions tonales. Le prélude de l'acte III de Parsifal évolue d'abord dans une vague région entre si bémol mineur et si majeur, et c'est ce type d'imprécision, transplanté à grande échelle, qui permit à Wagner de procéder par vagues successives et d'accumuler la tension à un rythme très lent.

   Au XXe siècle, on aboutit ainsi, avec Schönberg, à la négation de la tonalité, et aussi, surtout avec Webern, à la négation du type de mouvement qu'avait engendré la tonalité. Avec certaines pages de Debussy, Bartók et surtout Stravinski, la liquidation du sens du mouvement issu du classicisme viennois eut tendance à se traduire par des musiques de ballet donnant parfois l'impression, par-delà leur agitation, d'un trépignement sur place, et apparaissant aussi statiques que du Webern. Il est évident que de telles observations demandent à être nuancées, et n'impliquent en soi aucune condamnation esthétique, mais il reste que dans ce contexte, la personnalité de Sibelius prend un relief singulier.

   Fasciné en ses débuts par Liszt et par Berlioz, et assez influencé par les Russes, Sibelius réalisa à un moment donné que sa musique devait être davantage qu'une réponse colorée au Kalevala, et à la longue, il se détourna de cette source d'inspiration, du moins sous ses aspects les plus extérieurs. Il réussit à exorciser le spectre du romantisme, et devint le type même de l'artiste romantique discipliné. Ses œuvres majeures ne dédaignent ni les images les plus évocatrices, ni les sentiments personnels les plus intenses, mais les présentent avec une précision microscopique, avec la plus extraordinaire objectivité, sans réduire à eux le monde, en les plaçant dans la perspective d'une réalité plus vaste, elle aussi bien présente. À ce titre comme à d'autres, Sibelius s'oppose à son contemporain Gustav Mahler, comme en témoigne la fameuse conversation qu'ils eurent ensemble à Helsinki en 1907 : « Quand nous en vînmes à parler de l'essence de la symphonie, je dis que j'admirais sa sévérité de style, et la logique profonde qui crée entre tous ses motifs une unité interne. L'opinion de Mahler était juste à l'opposé : Non, la symphonie doit être comme le monde, elle doit tout embrasser. »

   Quant au peu de goût que, très tôt, Sibelius déclara éprouver à l'égard de Wagner, il n'alla pas sans une sorte de fascination qui certainement dura toujours, mais fut sans doute symptôme de la prise de conscience du fait que Wagner avait détourné sinon sa propre attention, du moins celle de beaucoup de ses « fidèles », d'une des plus précieuses conquêtes des classiques et en particulier de Beethoven, à savoir ce sens dynamique du mouvement qui avait fait l'âge d'or de la symphonie. Ce problème précis, si l'on en juge par ses œuvres, Sibelius le perçut assez tôt, mais ne le maîtrisa qu'en plusieurs étapes. Typique en tout cas est sa fameuse phrase sur Beethoven, que tout bien pesé on pourrait appliquer à lui-même : « Je suis conquis aussi bien par l'homme que par sa musique. Il est pour moi une révélation. C'est un titan. Tout était contre lui, et pourtant il a triomphé. »

   La grande force de la musique de Sibelius est que de ses profondeurs statiques, jamais synonymes d'immobilité totale, surgit inexorablement une force motrice considérable, les deux allant dans les meilleurs cas (Symphonie no 7) jusqu'à se mêler inextricablement. La succession des sept symphonies de Sibelius permet d'observer la croissance de sa maîtrise du mouvement et de son autodiscipline. Les deux premières ont encore des côtés XIXe siècle. Le romantisme de la Première (1899) est plutôt individuel et légendaire, celui de la Deuxième (1902) collectif et national. Dans le premier des quatre mouvements de la Première, on trouve déjà, trait typique, une longue pédale de fa dièse s'étendant sur soixante-huit mesures, mais n'interrompant en rien le cours dynamique des événements, car à cette pédale se superpose de façon autonome une grande activité motrice. Très neuf apparaît le premier des quatre mouvements de la Deuxième, qui consolide progressivement, non sur le plan thématique mais sur le plan dynamique et sonore, un discours apparaissant au début comme une mosaïque éparse.

   La Troisième (1907), écrite entre Salomé et Elektra de Richard Strauss et au moment où Schönberg s'apprêtait à franchir le pas de l'atonalité, est un acte de courage avec sa tonalité d'ut majeur nettement affirmée, son orchestration économe, son climat allégé et éclairci. Le premier de ses trois mouvements, d'une immense énergie, est projeté dynamiquement de l'avant dès ses premières mesures. Il est malheureusement impossible d'analyser ici en détail cette forme sonate si subtile, en particulier par ses métamorphoses thématiques, ni la façon dont la coda, plus lente, est soudée à ce qui précède. Après un andantino en sol dièse mineur, le finale, création capitale ne se référant à aucun schéma formel préexistant, constitue le premier grand exemple chez Sibelius de synthèse du rythme lent wagnérien et de la dynamique beethovenienne. En un sens, c'est une immense pédale d'ut majeur, sauf en son centre, lors d'un bref passage sans tonalité définie et servant à reprendre haleine. Mais la lenteur sous-jacente de ce mouvement n'empêche pas un tempo très rapide. Fondamentale est sa construction globale, en quatre parties. La première, très courte, tient lieu d'introduction, les deux suivantes, séparées par une de ces rafales dont Sibelius avait le secret, de scherzo, et la quatrième, progression inexorable sur un ostinato rythmico-mélodique, de finale proprement dit, en même temps que de conclusion à toute la symphonie. Fondamental est aussi le fait que chacune des quatre parties tend à donner a posteriori à la précédente ou aux précédentes un caractère introductif très marqué. Enfin et surtout, ces quatre parties n'ont pas d'existence propre : entendues isolément, elles n'auraient aucun sens. La quatrième, dominée par les cuivres, sert d'exutoire à la tension accumulée, mais de perpétuels coups de boutoir quasi stravinskiens lui insufflent en même temps l'énergie nécessaire pour aller jusqu'au bout. Le sommet atteint, tout est dit, et la musique s'arrête net.

   Avec d'une part son soubassement harmonique quasi immuable, ou plutôt sa tonalité d'ut majeur examinée sous différents angles avant d'éclater à la fin en pleine lumière, et d'autre part sa superstructure dynamique mettant en relation morcellement et direction vectorielle, contraction et expansion, le finale de la Troisième est le terrain d'un gigantesque rapport de forces, et un extraordinaire témoignage de l'art qu'avait Sibelius de « mettre les choses ensemble » (Brian Ferneyhough). La multitude d'événements qu'il contient se comprime en neuf à dix minutes seulement, et correspond à une seule grande respiration, malgré ses brusques ruptures de plan, malgré les brusques dénivellations du discours.

   Il y a plusieurs façons d'être d'avant-garde. Les œuvres de Sibelius de 1910-1914, années cruciales qui virent naître aussi Pierrot lunaire ou le Sacre du printemps, sont celles qui par certains aspects se rapprochent le plus de l'avant-garde de l'époque. L'ascétique Quatrième (1911), dont l'élément fondamental (tonalement disruptif) est le triton (ou quarte augmentée), utilise de manière quasi sérielle les relations d'intervalles comme matière première architecturale, et le poème symphonique le Barde, par sa brièveté et ses sonorités, peut faire penser à Webern. Mais cela n'empêcha pas Sibelius d'écrire à propos de cette Quatrième, partition aphoristique et anti-rhétorique que d'aucuns devaient qualifier de musique cubiste, de musique du XXIe siècle : « Elle se révèle comme une protestation contre ce qu'on fait aujourd'hui. Rien, absolument rien qui évoque le cirque. » Ce cirque était moins Petrouchka que la musique allemande et ses débordements. Mais, autre paradoxe, c'est à cette époque que Sibelius fasciné déchiffra au piano Elektra, et que dans son journal, il qualifia Das klagende Lied de Mahler de « musique géniale », cela avant de répondre en 1914 à un journaliste qui à son arrivée aux États-Unis lui demandait qui, à son avis, était le plus grand compositeur vivant : « Schönberg, mais j'aime aussi ma propre musique. »

   Une autre phrase de Sibelius permettra d'y voir plus clair : « L'erreur de notre temps a longtemps été sa foi en la polyphonie. On a souvent cru qu'il suffisait, pour donner une valeur à un tout, d'empiler des banalités les unes sur les autres. Certes, la polyphonie est une force tant qu'il y a de bonnes raisons derrière, mais je pense qu'à cet égard, il y a eu depuis quelque temps une sorte d'épidémie chez les compositeurs. » De fait, malgré le splendide tissu polyphonique du début de la Sixième ou du début de la Septième, on ne trouve jamais ou presque chez Sibelius de contrepoint au sens traditionnel, au sens « fugue d'école ». Ce fut de sa part un acte de clairvoyance, mais aussi de courage, car on a là une des raisons de sa condamnation comme réactionnaire par Adorno, pour qui toute musique se mesurait et se jugeait en définitive à l'aune de la tradition germanique. La musique de Sibelius est topologique, fondée sur des variations topologiques de tension, sur des déformations continues du matériau et de la masse orchestrale, à la limite aussi étirée en longueur que celle de Varèse l'est en hauteur. Elle tourne le dos aux configurations polyphoniques du passé de la même façon qu'aujourd'hui l'étude des surfaces tourne le dos à la géométrie euclidienne. C'est ce qui explique que dans le premier des quatre mouvements de la Quatrième, page réussissant en dix minutes seulement la synthèse d'un tempo très lent, au rythme wagnérien, et d'une forme sonate aussi concise et aussi riche que du Webern, on puisse trouver un développement central monodique, mais n'en correspondant pas moins, dans sa contraction et dans son étirement, à un paroxysme de tension. Ce trait inouï, il fallait attendre les années 60, en particulier Ligeti, pour qu'en apparaisse vraiment la descendance.

   Sibelius déclara un jour que « ce qui est essentiellement symphonique, c'est le courant irrésistible qui parcourt le tout, cela par opposition au pittoresque ». Le premier des trois mouvements de la Cinquième (1919), la plus immédiatement puissante des sept symphonies de Sibelius, est une nouvelle synthèse de rythme wagnérien et de dynamisme beethovenien, mais les deux cette fois ne sont pas (comme dans le finale de la Troisième) superposés, ou du moins pas uniquement. On passe ici de l'un à l'autre, sans que soit mise pour autant en question l'unité organique de l'ensemble, qui reste un immense rapport de forces et une seule grande respiration. Il y a quatre parties, qui toutes débouchent sur un sommet d'intensité. Les deux premières (de tempo modéré) sont semblables, la deuxième apparaissant comme la consolidation de la première. La troisième est gageure : une sorte de torsion y étire le matériau en longueur, on est aux limites de l'atrophie, la musique semble devoir se perdre dans le vague faute d'énergie motrice. Mais un immense sursaut, relié à ce qui précède par des notes tenues, crée par ses rafales et ses coups de boutoir une tension dramatique telle qu'un scherzo de type beethovenien en apparaît comme le seul exutoire possible.

   Dans toute l'histoire de la symphonie, il n'y a pas de transition ­ et Wagner ne peut-il pas se définir comme un musicien de la transition ? ­ plus magistrale que celle-là. Le dynamisme surgit sans crier gare, avec toute la brillance de si majeur et comme dans un train rapide un paysage de campagne à la sortie d'un tunnel, or on a l'impression que depuis le début, il était présent. Ce n'est pas dû au fait, pourtant important, que, d'un bout à l'autre du mouvement, les thèmes restent les mêmes, quoique soumis à de perpétuelles métamorphoses, mais à la maîtrise de Sibelius dans l'écriture par couches superposées se mouvant à des vitesses différentes et dont tantôt l'une, tantôt l'autre, prend le dessus. L'art de Sibelius est un art de fusion, et la plasticité des thèmes donne chez lui aux jalons thématiques proprement dits beaucoup moins d'importance qu'aux variations de tempo et aux ruptures de plan dynamiques.

   On a beaucoup épilogué sur le silence de Sibelius au cours de ses trente dernières années, et sur la destruction de la Huitième. Une des raisons de cette destruction fut sa peur de décevoir et lui-même, et ses admirateurs. Sibelius fut certainement inhibé par sa position dans le siècle, et sa réaction fut totalement opposée à celle, superbement indifférente, de Richard Strauss. Le sérialisme ne signifia rien pour lui, et pour cause, mais il ne faut pas prendre à la légère sa phrase selon laquelle « Alban Berg est la meilleure œuvre de Schönberg ». Sans doute se reconnut-il en ces « formes à transformation », en ce « sens du développement continu avec énormément d'ambiguïté » que Pierre Boulez a déclaré récemment tant apprécier chez Berg. En tant que symphoniste, Sibelius, comme Mahler, ne pouvait renoncer à la tonalité, et les procédés si efficaces auxquels il eut recours pour assurer la continuité dynamique en l'intégrant à une lenteur cosmique, ou mythique, balayant tout sur son passage ­ longues pédales, notes tenues surgissant des profondeurs de l'orchestre avant de donner naissance à des thèmes ou à des paragraphes entiers ­, eurent même comme résultat une certaine fixation tonale (phénomène qu'en soi on retrouve d'ailleurs chez Mahler).

   Mais un des moyens de Sibelius pour produire la tension est justement le refus de la modulation à portée de main, et c'est de ce refus héroïque de reconnaître à certaines notes leur fonction tonale que découlent les couleurs souvent modales de sa musique. La parfaite Sixième (1923), en quatre mouvements, et dont la tranquillité de surface cache de puissants orages intérieurs, requiert une analyse à la fois tonale et modale, les deux se complétant ou s'opposant. Elle n'est en mineur qu'officiellement, et si mineur y joue aussi un rôle essentiel. Ayant recours notamment aux modes dorien et lydien, elle les traite parfois comme des tonalités, et parvient en outre à faire apparaître ut majeur non comme une tonalité, mais comme le mode de do.

   On a rarement remarqué que Sibelius s'est tu à peu près au même moment qu'Edgard Varèse, définitivement et non provisoirement, mais en toute probabilité pour la même raison : l'épuisement du matériau à sa disposition. « Quand nous voyons ces rochers, nous savons pourquoi nous pouvons traiter l'orchestre comme nous le faisons » (Sibelius à son élève et ami Bengt von Törne, à propos des rochers qui parsèment la Baltique et le golfe de Finlande). On croirait entendre Varèse parler de la ville, des machines et de la civilisation industrielle. Sibelius d'autre part déclara une fois : « Qu'on me donne pour composer soit les immensités de Finlande, soit les pavés d'une grande ville : là seulement, on peut parler de solitude. » La musique de Varèse et celle de Sibelius ont en commun la haine de la campagne et l'amour de la nature, pour Varèse bruits de civilisation créés par l'homme, pour Sibelius rapport de forces élémentaires dont l'homme est absent. Tel est le message fondamental, chez Sibelius, de Tapiola, composé la même année (1926) qu'Arcana de Varèse. On sait ce que Varèse pensait des violons, instruments pour lui d'un autre âge. Sibelius ne renonça jamais aux cordes, mais en tira des sonorités distordues, des effets de rouleau compresseur annonçant les clusters des générations suivantes. En outre, ce sont des cuivres que proviennent le plus souvent chez lui les coups de boutoir et les tenus qui sont autant de ressorts du discours (cf. en particulier le prélude de la Tempête).

   Dans les années 60, les postsériels ont découvert chez Mahler l'alliance des grandes masses et de la clarté, la notion d'objet sonore, une vue critique du passé et une pensée thématique menée à terme (cf. la 6e Symphonie de Mahler, 1904). Sibelius, pour sa part, donna aux thèmes et aux jalons thématiques de moins en moins d'importance, ses thèmes ont souvent l'air de flotter et de se déformer à un autre rythme que celui qui globalement porte la musique. « D'où l'allure paradoxale de sa forme symphonique, qui commence dans la dispersion, la pure successivité, et dans une relative indifférence aux jalons thématiques. Tous ces linéaments seront repris et absorbés par le processus unificateur de la dynamique, qui les investit peu à peu, les intègre et les dispose, par approfondissements successifs, dans un rapport de convenance mutuelle » (Hugues Dufourt). Bien sûr, Sibelius tire ses effets inouïs d'un orchestre dépassant à peine en effectifs celui de Beethoven, et il n'alla pas aussi loin que Bartók, dont il portait très haut les quatuors à cordes, dans l'émancipation de la dissonance, ni que Mahler dans l'exploration du contrepoint préschönbergien. Mais son apport au niveau syntaxique, dans le renouvellement de la forme musicale organique, est unique, ou du moins dans le prolongement immédiat de ce qu'avait fait Debussy, et en prise directe avec les problèmes de la musique dans les années 70 et 80.

   La Septième (1924), apothéose pan-consonante d'ut majeur composée au moment où Schönberg publiait ses premières œuvres dodécaphoniques sérielles, est une architecture d'un seul bloc, comme la Symphonie de chambre op. 9 de Schönberg (1906). Mais dans cet opus 9, chaque mesure et chaque grand épisode se définissent de façon précise par rapport aux thèmes, aux mouvements ou aux parties de mouvement traditionnels. Rien de tel dans la Septième, faite de plusieurs masses en train de se heurter, et qui à la fois élargit l'instant aux dimensions d'une totalité et impose à l'éternité ses propres proportions et sa propre conception du temps. Remarquable est son contrôle simultané de plusieurs tempos différents. L'épisode lent qui ouvre l'œuvre est d'une ampleur telle qu'on s'attend à une durée totale d'environ trois quarts d'heure, mais, par la vertu de la dialectique contraction-expansion, cette durée se réduit à une vingtaine de minutes. Il y a accélération non seulement du tempo, mais du temps lui-même.

   La Septième est le seul ouvrage auquel puisse s'appliquer la fameuse phrase de Schönberg : « Il reste beaucoup de chefs-d'œuvre à écrire en ut majeur. » Mais elle utilise surtout cette tonalité comme couleur, en particulier par le truchement d'un thème de trombone intervenant à plusieurs reprises avec une majesté et une grandeur olympiennes telles qu'elles finissent par baigner la partition tout entière. Vers le centre, et jusqu'au-delà du troisième quart, l'énergie motrice domine. Elle semble soudain brisée net, par une de ces variations ambivalentes de tempo dont Sibelius avait le secret, mais n'en subsiste pas moins fortement à un niveau sous-jacent durant l'apothéose terminale. La fin, assez abrupte, comme imposée par une main de fer, est un véritable manifeste : une progression si-do (sensible-tonique), surgissant d'une masse assez compacte et s'élevant portée par la pureté des seules cordes. La Septième, pendant sibelien du premier mouvement de la 9e Symphonie de Mahler (1909), exige de ses interprètes et de ses auditeurs la plus extrême concentration. Malgré Tapiola, qui devait suivre, on ne peut s'empêcher de penser, en l'écoutant, à deux professions de foi de Jean Sibelius. À celle-ci, tout d'abord : « C'est curieux, plus j'observe la vie, et plus je me sens convaincu que le classicisme est la voie de l'avenir. » Et surtout à cette autre, reflet de cette force morale qui lui permit d'aller de l'avant : « Voyez les grandes nations européennes, et ce qu'elles ont enduré. Un état de barbarie y aurait succombé. Je crois en la civilisation. »