Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
H

Haydn (Joseph) (suite)

Regards vers l'extérieur

Durant ses dernières années à Eszterháza, Haydn n'écrivit presque plus directement pour son prince. La quasi-totalité de sa production fut alors destinée au monde extérieur : Vienne, mais, surtout, Paris et Londres. D'abord à son insu, Haydn avait acquis une renommée considérable sur le plan européen, et de nombreux éditeurs s'étaient enrichis à ses dépens, tout en n'hésitant pas à faire paraître sous son nom, réputé valeur commerciale sûre, des œuvres écrites en réalité par des compositeurs de moindre envergure. Dans les années 1780, Haydn entra enfin en contact direct avec des éditeurs comme Artaria (Vienne), Boyer ou Sieber (Paris), Forster ou Longman et Broderip (Londres), et, comme eux, appliqua sans scrupules le principe du « chacun pour soi », vendant par exemple la même œuvre à deux éditeurs différents, chacun s'imaginant en avoir l'exclusivité. Haydn, à cette même époque, non seulement envoya ses ouvrages à l'extérieur, mais en reçut des commandes : ainsi celle faite par un chanoine de Cadix d'une musique orchestrale sur le thème des Sept Paroles du Christ (écrite pendant l'hiver 1786-87), ou encore celle faite par le concert de la Loge olympique à Paris des six Symphonies dites parisiennes (nos 82 à 87, composées en 1785-86). Juste retour des choses : sa gloire et sa célébrité, en valant à Haydn ces commandes et en le forçant à écrire, sans contact direct il est vrai, pour un public moins restreint que celui dont il avait l'habitude, le sauvèrent sans doute de l'étouffement et d'une crise créatrice grave. L'isolement d'Eszterháza lui devenait d'autant plus insupportable qu'à Vienne résidaient des personnes qui lui étaient chères. L'une d'elle était Mozart, qu'il rencontra au plus tard fin 1784 ­ peut-être dès décembre 1781 ­ et avec qui il noua des liens d'amitié et d'estime réciproques, dont on trouve peu d'équivalents dans l'histoire de la musique. Une autre était Marianne von Genzinger, femme d'un médecin de la capitale. Les lettres écrites d'Eszterháza par Haydn à Marianne von Genzinger en 1789-90 comptent parmi les documents les plus personnels émanant de lui : « Une fois de plus, je suis forcé de rester ici. Votre Grâce imagine facilement tout ce qui me manque. Il est triste de toujours devoir être esclave, mais sans doute la Providence l'a-t-elle voulu ainsi. Je suis un pauvre diable ! Toujours harassé de travail, peu de loisirs, et quant aux amis ? Cela n'existe plus ­ une amie ? Oui ! Peut-être en existe-t-il une. Mais elle est loin » (27 juin 1790).

Les séjours à Londres

La mort de Nicolas le Magnifique (28 septembre 1790), dont Haydn, tout compte fait, n'avait pas eu trop à se plaindre, débloqua enfin la situation. Son fils et successeur Anton, n'aimant pas la musique, conserva à Haydn son titre et sa pension, mais sans rien lui demander de précis. Devenu libre, Haydn put accepter les propositions du compositeur et violoniste londonien Johann Peter Salomon, à savoir 300 livres pour un opéra, 300 pour six nouvelles symphonies, 200 pour sa participation à vingt concerts, 200 de garantie pour un concert à son bénéfice. Cela à condition de faire le voyage de Londres. Le rôle déterminant fut sans doute joué dans cette affaire non par Salomon lui-même, mais par l'impresario et directeur de théâtre londonien Giovanni Battista (« Sir John ») Gallini. Le 15 décembre 1790, accompagné de Salomon, Haydn âgé de 58 ans quitta son pays pour la première fois. Il resta à Londres de janvier 1791 à fin juin (ou début juillet) 1792 et y écrivit, entre autres, ses six premières Symphonies londoniennes (nos 93 à 98). En décembre 1791, au moment où une organisation rivale de celle de Salomon, le Professional Concert, tentait de lui opposer son ancien élève Ignaz Pleyel, il y reçut la nouvelle de la mort de Mozart, à laquelle tout d'abord il ne voulut pas croire. Ce séjour fut un triomphe artistique et personnel d'autant plus remarquable que la vie à Londres différait fort de celle qu'il avait connue à Eszterháza, et même à Vienne. Après trente ans de demi-solitude, Haydn alla de réception en réception ; au lieu d'un public restreint et connu d'avance, ou presque, il enthousiasma des salles anonymes et bruyantes. En juillet 1791, il se vit décerner par l'université d'Oxford le titre de docteur honoris causa. Il fut reçu par la famille royale. La presse rendit compte en détail de ses concerts. Tous ces événements, ainsi que diverses anecdotes, Haydn les consigna de façon pittoresque dans plusieurs lettres à Marianne von Genzinger et aussi sur des carnets heureusement presque intégralement conservés. Très intéressante est, par exemple, sa description des courses d'Ascot. Il nota en particulier de nombreux chiffres (quantité de charbon consommée à Londres en un an, âge de l'empereur de Chine, circonférence de l'île de Wight), et, d'une façon générale, on le découvre dans ses carnets à la fois frappé, amusé et importuné par le bruit infernal qui régnait à Londres, ainsi que par le goût des Anglais pour la boisson : « Milord Chatham, ministre de la Guerre et frère du ministre Pitt, a été si ivre pendant trois jours qu'il ne pouvait signer son nom, avec comme résultat que la flotte n'a pu quitter Londres. » Ou encore : « Lord Claremont a donné un grand souper, et comme on buvait à la santé du roi, il a fait jouer le God Save the King dehors, sous une tempête de neige. C'est ainsi, de façon insensée, qu'on boit en Angleterre. »

   Sur le chemin du retour, on lui présenta, à l'étape de Bad Godesberg, le jeune Beethoven, qui le suivit à Vienne et auquel il donna en 1793 des leçons bien plus fructueuses que ne le veut la légende. Certes, il négligea quelque peu ses exercices de contrepoint, mais il le mit au contact du génie créateur : il existe, de la main de Beethoven, une copie d'une partie du finale de la symphonie no 99, celle que, en 1793, Haydn composait en vue d'un nouveau voyage à Londres. Ce second séjour, au cours duquel Haydn fit entendre notamment ses six dernières Symphonies londoniennes (nos 99 à 104), qui sont aussi les dernières qu'il devait composer, eut lieu de janvier 1794 à août 1795. Il lui valut les mêmes triomphes et les mêmes avantages financiers que le premier.

Les dernières années à Vienne

À son retour définitif en Autriche, Haydn était considéré dans toute l'Europe comme le plus grand compositeur vivant. Il trouva un quatrième prince Esterházy, Nicolas II, qui, pour des raisons en partie de prestige, avait décidé de reconstituer la chapelle de son grand-père Nicolas le Magnifique, mais en abandonnant Eszterháza pour Eisenstadt. Haydn reprit la direction de cette chapelle, mais avec des obligations beaucoup plus légères que par le passé, séjournant à Eisenstadt deux ou trois mois pendant l'été ­ cela jusqu'en 1803, sa dernière année active ­ et le reste du temps à Vienne. Le prince ne lui demandant qu'une messe par an, pour la fête de son épouse, la princesse Marie Hermenegild (il y eut six grandes messes, datées de 1796 à 1802), Haydn put, pour le reste, composer ce qu'il voulait : ses derniers quatuors à cordes, la version vocale des Sept Paroles du Christ (1796), l'hymne autrichien Gott erhalte Franz den Kaiser (1797) et surtout deux magnifiques oratorios, la Création (1798), et les Saisons (1801). Jusqu'en 1803, année à la fin de laquelle ses ennuis de santé l'obligèrent à cesser toute activité, Haydn fut une figure importante de la société viennoise. Il dirigea très souvent ses œuvres en public ou en privé, Beethoven participant fréquemment aux mêmes concerts que lui. C'est pour cette ultime période que les témoignages le concernant sont les plus nombreux. Son biographe Griesinger nous apprend que « de stature, Haydn était petit, mais robuste et solide d'apparence ; son front était large et bien bombé, sa peau brune, ses yeux vifs et fiers, ses traits accusés et nettement définis ; sa physionomie et son comportement reflétaient la prudence et une calme gravité ». Quant au diplomate suédois Fredrick Samuel Silverstolpe, en poste à Vienne de 1796 à 1803, il découvrit « chez Haydn pour ainsi dire deux physionomies. L'une, quand il parlait de choses élevées, était pénétrante et sérieuse, le mot sublime suffisait alors à mettre en branle ses sentiments de façon fort visible. L'instant d'après, cet état d'esprit était vite chassé par son humeur quotidienne, et il retombait dans le jovial avec une satisfaction qui se peignait littéralement sur ses traits et débouchait dans la facétie. Cette physionomie était la plus courante, l'autre devait être stimulée. »

   À partir de 1804, Haydn ne quitta pour ainsi dire plus la maison qu'il avait acquise en 1793 à Gumpendorf, un faubourg de Vienne. Devenu incapable de composer, malgré les idées qui se pressaient, mais qu'il n'arrivait plus à mettre en ordre, il ne fut plus, physiquement, que l'ombre de lui-même. Un troisième grand oratorio sur le Jugement dernier resta à l'état de projet. Mais sa maison se transforma en lieu de pèlerinage. Haydn y vit notamment ses biographes Dies et Griesinger, Constance Mozart et son fils cadet, Carl Maria von Weber, les compositeurs Reichard et Tomasek, et, en mai 1808, toute la chapelle Esterházy, venue sous la direction de Johann Nepomuk Hummel lui rendre visite à l'occasion d'un concert à Vienne. Il parut pour la dernière fois en public le 27 mars 1808, lors d'une audition de la Création, au cours de laquelle plusieurs musiciens, dont Beethoven, lui rendirent hommage, et mourut dans sa maison de Gumpendorf le 31 mai 1809, quelques jours après la seconde occupation de Vienne par Napoléon (événement qui semble avoir hâté sa fin). En 1820, ses restes furent transférés à Eisenstadt, où, depuis 1954, ils reposent dans un mausolée érigé en 1932 par le prince Paul V Esterházy (1901-1989).