Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
C

Chopin (Frédéric) (suite)

Les adieux à la Pologne

Son départ est pourtant décidé. Varsovie est à la veille du soulèvement. Dernières vacances en famille à Żelazowa Wola. Dernier concert en Pologne, le 11 octobre 1830, avec, en première audition, le Concerto en « mi » mineur. Au cours du banquet de départ lui est remise une coupe d'argent contenant de la terre de Pologne. Adieux définitifs le 2 novembre, jour des morts. « J'ai l'impression que je pars pour mourir. »

   Vienne de nouveau. Une semaine après son arrivée, éclate l'insurrection de Varsovie. Son père lui écrit de ne pas rentrer. Ce second séjour est un échec complet. L'Autriche n'est guère favorable aux révolutions. Chopin ne réussira même pas à se faire éditer. « Ils n'impriment que du Strauss. » Confondue avec le souvenir de sa patrie blessée, l'image de Constance l'obsède. Il l'imagine aux prises avec les cosaques. Le Scherzo en « si » mineur op. 20 exprime son angoisse, une nuit dans la cathédrale Saint-Étienne, son souci pour les siens, le regret de ne pas participer à la lutte.

   Il quitte Vienne pour Munich où il donne un concert dans la salle de la Société philharmonique. Les compliments vont au virtuose. C'est à Stuttgart qu'il apprend la capitulation de Varsovie (18 sept.). Les pages de son Journal de Stuttgart expriment son désespoir et un désir d'anéantissement, qui ne sont pas sans rappeler le Testament d'Heiligenstadt de Beethoven muré dans sa surdité et sa souffrance. Comme le Scherzo en « si » mineur, l'Étude en « ut » mineur op. 10 no 12, dite la Révolutionnaire, traduit ce climat de tension visionnaire et apocalyptique, dont la littérature pianistique n'offre alors aucun autre exemple semblable. Sans doute est-ce la première fois que la musique et le génie d'un musicien se mettent ainsi directement au service d'une nation meurtrie par l'oppression.

La conquête de Paris

Chopin ne réussit à obtenir qu'un passeport pour Londres portant la mention « passant par Paris ». Il y arrive à l'automne 1831 et s'y installe au 27, boulevard Poissonnière. Coup de foudre pour cette ville qui a pris parti pour la Pologne. « Le plus beau des mondes », « Paris répond à tous les désirs », écrit-il à Titus. Enfin et surtout, Paris est, à ce moment, la capitale de la musique. « J'ai trouvé dans cette ville les premiers musiciens et le premier opéra du monde. » Il s'enthousiasme pour la voix de la Malibran. Paër le présente à Rossini, à Cherubini et à Kalkbrenner. Ce dernier lui dit qu'il joue « dans le style de Cramer, mais avec le toucher de Field » et lui offre de le faire travailler pendant trois ans. À Varsovie, la famille s'insurge contre ce jugement : Frédéric ne risque-t-il pas de perdre son originalité, ce qu'il doit au sol natal, au contact de ce prétentieux qui s'est permis de corriger le Concerto en « mi » ? Ce qu'on craint surtout de ce côté, c'est que, « au lieu de s'immortaliser par des opéras » ­ Elsner appelait de ses vœux la naissance d'un style national polonais dans l'opéra ­, il se consacre uniquement au piano.

   Par Kalkbrenner, Chopin fait la connaissance de Camille Pleyel, dont il défendra la marque et qui le fournira en instruments jusqu'à la fin de sa vie. C'est dans les salons Pleyel qu'en février 1832 il donne son premier concert parisien. Liszt, Hiller, Berlioz, le chanteur Nourrit, le violoncelliste Franchomme (dont il écoute les conseils pour son Grand Duo concertant pour piano et violoncelle sur des thèmes de Robert le Diable), Heine, Mendelssohn sont devenus ses amis. Si ce premier concert couvre à peine les frais, Fétis discerne dans la musique du nouveau venu « une abondance d'idées originales » et prévoit d'emblée « la profonde influence » que les formes ainsi proposées sont destinées à exercer « sur les données futures des œuvres écrites pour le piano ». Rare intuition critique.

   Chopin, pour lors surtout accueilli dans les salons polonais (le prince Czartoryski, chef de l'émigration, et le comte Plater), ne vit que grâce à l'aide paternelle. Le choléra (été 1832) vide Paris. Chopin songe à repartir. Peut-être l'Amérique ? Valentin Radziwill, rencontré par hasard, l'emmène chez le baron James de Rothschild. Il conquiert son auditoire. Le voilà lancé. Libéré de l'obligation des concerts, il donnera des leçons, environ quatre heures par jour. Dans ce milieu qui fait les réputations, il est l'événement de la saison. Il fera plus qu'y trouver un moyen de vivre, il y trouvera de fidèles admiratrices, souvent bonnes musiciennes, et qui seront d'excellentes propagatrices de son œuvre et de sa « méthode ». Cette période mondaine fait de lui un des artistes les plus recherchés de la capitale. « Si j'étais plus sot que je ne suis, je me croirais à l'apogée de ma carrière. » Il loge au 5, rue de la Chaussée-d'Antin, dans un appartement meublé avec raffinement, s'habille chez les meilleurs faiseurs, fréquente les lieux à la mode, a un cabriolet. De Varsovie, il reçoit des conseils d'économie.

   Ainsi, aux antipodes d'un Liszt, trouve-t-il un équilibre matériel compatible avec son mode de création. Si, en dix-huit années de vie parisienne, il se produit dans dix-neuf concerts, en fait, il ne jouera en soliste que quatre fois seulement. « Tu ne saurais croire, écrivait-il déjà à Titus avant de quitter la Pologne, quel martyre c'est pour moi, durant trois jours, avant de jouer en public. » Tout en lui ­ et sa musique même ­ refuse les grandes extériorisations habituelles. Berlioz écrit qu'il exécute ses Mazurkas « comme pour un concert de sylphes et de follets »… « au superlatif du piano » et l'appelle « le Trilby des pianistes ».

   Nullement grisé par ces succès mondains, Chopin achève et publie, entre 1832 et 1834, les douze Études de l'opus 10 dédiées à Liszt, 6 Nocturnes de l'opus 9 et de l'opus 15 (où les happy few conviés à certaines soirées reconnaissent « la note bleue » qui a tant fait pour fixer une certaine image mélancolique et aristocratique de son inspiration), les Variations sur le thème de Ludovic Halévy, Je vends des scapulaires op. 12, la Grande Fantaisie sur des airs polonais op. 13, le Rondo « Krakowiak » op. 14, le Rondo en « mi » bémol majeur op. 16, Quatre Mazurkas op. 17, la Grande Valse en « si » bémol majeur op. 18 et le Boléro en « do » majeur op. 19, composé à Varsovie sur une proposition rythmique de la Muette de Portici d'Auber et publié cette fois sous le titre, surprenant chez Chopin, de Souvenir d'Andalousie.

   La diffusion rapide de ces œuvres, en France et à l'étranger, est soulignée par la Revue musicale comme « un phénomène inexplicable ». Rarement l'histoire de la musique a retenu une accession aussi immédiate à la célébrité. Même si Chopin se défie de certaines interprétations, Liszt, Kalkbrenner, Hiller, Osborne, Stamaty, Clara Wieck contribuent largement à le faire connaître.

   Sept cahiers de compositions paraissent, entre 1832 et 1835. Ses éditeurs sont Schlesinger pour la France, Wessel pour l'Angleterre, Breitkopf et Härtel pour l'Allemagne.

Un pénible épisode sentimental

Le deuxième volet de sa vie sentimentale est celui de Maria Wodzinska, sœur de deux jeunes gens qui ont été autrefois en pension chez ses parents à Varsovie. Au retour d'un voyage à Aix-la-Chapelle, au printemps 1834, et d'une descente du Rhin avec Mendelssohn, Chopin est invité par la comtesse Wodzinska à se rendre à Genève. Pendant l'hiver 1834-35, il donne plusieurs concerts à Paris. L'un dirigé par Berlioz, l'autre avec Liszt. En février, Salle Érard. En mars, chez Pleyel. Aux Italiens, au profit des Polonais, avec Nourrit et Falcon. En avril, au Conservatoire où l'Andante spianato est vivement applaudi.

   Chopin est à ce moment en excellente forme physique. « Il n'y a que le regret du pays qui le consume », note son ami Orlowski. Ce même hiver, il rencontre Bellini, lequel meurt quelques mois plus tard. À Karlsbad, pour la première fois depuis la séparation, Frédéric retrouve ses parents. « Notre joie est indescriptible… » Ceux-ci repartent pour la Pologne. Chopin ne les reverra plus.

   À Dresde, il rejoint les Wodzinski et Maria. En la quittant, il recopie pour elle la Valse op. 69 no 1, dite de l'Adieu, composée à cette époque, mais non point, contrairement à la légende, pour cette circonstance.

   À Leipzig, il voit Mendelssohn et les Wieck, écoute Clara. Il est de retour à Paris en octobre 1835. Période de dépression. Le bruit court qu'il crache le sang. Le Courrier de Varsovie annonce même sa mort. Ce qui ne l'empêche pas de composer plusieurs Mazurkas de l'opus 24 et de l'opus 67, les Polonaises de l'opus 26, d'achever la première Ballade, de composer deux Nocturnes de l'opus 27 et trois Valses (op. 69 no 1, op. 70 no 1, op. 34 no 1).

   En avril 1836, concert Salle Érard avec Liszt qui soulève l'enthousiasme en jouant les Études. En juillet, Chopin rejoint les Wodzinski, à Marienbad cette fois, et demande la main de Maria. Les fiançailles doivent rester secrètes, exige la comtesse ; ce qui donnera à Frédéric le temps de se soigner. Il repasse par Leipzig et joue à Schumann sa Ballade.

   Les Wodzinski ont regagné Sluzewo en Pologne. Vainement Chopin attendra de voir se confirmer ses espoirs. À la fin de l'automne 1836, chez Liszt et Marie d'Agoult à l'hôtel de France, première rencontre, plutôt négative des deux côtés, avec George Sand. « Qu'elle est antipathique, cette Sand ! » confie Frédéric à Hiller. « Et est-ce bien une femme ? J'arrive à en douter. »

   Ils se reverront pourtant un peu plus tard, chez Chopin cette fois, rue de la Chaussée-d'Antin, lors d'une soirée pendant laquelle Liszt et Chopin joueront à quatre mains la Sonate en « mi » bémol de Moscheles. Sand invite Chopin à venir à Nohant avec Franz Liszt et Marie d'Agoult. Mais alors qu'il attend toujours un signe de Maria, il préfère accompagner à Londres Camille Pleyel au cours de l'été 1837. Les Wodzinski, cet été-là, restent en Pologne. Ainsi s'achève ce pénible épisode sentimental.