Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
L

Liszt (Franz) (suite)

Liszt pianiste

Il fut considéré, de son temps, comme le plus grand virtuose sur son instrument, même si, un moment, on a voulu lui donner un rival en la personne de Thalberg. Sans doute avait-il au départ de très grandes facilités, une conformation des mains idéale ; mais, infatigable travailleur, il a su remettre en cause plusieurs fois sa technique et reprendre point par point les problèmes digitaux tels que les sauts d'octaves, les thèmes en accords, les trilles parallèles, qu'il maîtrisa alors comme nul autre, dépassant de loin ceux que l'on considérait alors comme modèles, Moschelès ou Cramer. Il ne faut pas oublier que le facteur Sebastien Érard, à Paris, en avait fait son protégé pour qu'il l'aidât à promouvoir le piano à double échappement. Ainsi, contrairement à Chopin qui travaille « à l'intérieur » du piano choisi comme lieu stable d'expression, Liszt aborde cet instrument dans une perspective expansionniste, comme pour conquérir de nouveaux espaces. Il parle d'ailleurs, quelque part, de la « puissance assimilatrice » du piano, qui, selon lui, est en même temps un « microthée », un « petit dieu » individu (ce qui pourrait définir la position de Chopin) et un « microcosme » (un petit monde), et cette idée cosmique du piano lui est plus propre. Tout le monde de la musique est appelé à s'y refléter : ainsi les fameuses « transcriptions » (symphonies de Beethoven, de Berlioz, lieder de Schubert, paraphrases d'opéras italiens, etc.) ne sont-elles pas seulement des morceaux brillants ; il n'a pas cherché à y traduire seulement la ligne musicale, mais la masse, la couleur, parfois aussi le texte et la voix absents, au besoin en rajoutant, sur la pure et simple « réduction pour piano », des détails de son cru. De telles réductions étaient alors d'un usage courant, pour prendre connaissance chez soi du répertoire symphonique. Liszt prend cette forme « domestique » et privée, et la transporte dans la salle de concert en la portant à un haut degré d'ambition ­ une ambition qu'on dirait presque d'appropriation passionnée ­, car lui, qui vécut tant d'écouter et de soutenir la musique des autres et qui fut tant pillé lui-même, pouvait aimer brasser sous ses doigts le génie musical de ceux qu'il admirait, comme pour le faire sien.

   Dévorateur et dévoré, Liszt compositeur ne connaît pas la stabilité, le recueillement pur où le projet musical et technique se referme sur lui-même dans une délicate perfection. Il y a toujours chez lui une dynamique d'amplification qui brise la symétrie. Son jeu de pianiste était, selon les témoignages, emporté, convulsif, passionné, « déchirant la mélodie » (Clara Wieck), « hardi, avec une petite part de clinquant » (Schumann). Certes, l'aigu du clavier, avec ces fameux trilles étincelants comme dans les Jeux d'eaux à la villa d'Este des Années de pèlerinage, brille chez lui d'un éclat particulier, insistant, qu'on peut trouver ornemental : il lui oppose souvent des basses profondes, et une mélodie large dans le médium jouée par un pouce ou les deux (technique d'écriture pianistique à trois étages relevée par Claude Rostand). Ce médium passionné, martelé, souvent oratoire, entre les abîmes d'une basse toujours inquiète et d'un aigu vertigineux et grisant, est souvent, chez lui, le lieu du « je », de l'expression individuelle ­ là où il se situe comme sujet, comme sensibilité tiraillée.

   Par ailleurs, on sait quelle importance d'émulation eut pour lui Paganini (qui lui inspira des études d'après ses Caprices), bien plus que ses pseudo-rivaux pianistiques. Mais, là où Paganini brille en étoile inaccessible, Liszt se préoccupe de transmission, de communication, de pédagogie. On a pu dire que, si éblouissante qu'elle fût, sa technique pianistique était assez « naturelle » pour devenir peu à peu abordable par ses contemporains. Liszt peut également être considéré, dans le domaine du piano, comme le créateur du « récital de soliste », puisque Schumann lui-même note avec une sorte d'étonnement, en 1840, qu'il donne ses récitals « presque toujours seul ».

   Mais c'est sans doute son expérience de l'improvisation pianistique au long cours qui lui a inspiré ses grandes audaces de forme, d'écriture, de sonorité, sa façon de renouveler le développement, jusque dans ses œuvres symphoniques. Ainsi beaucoup de ses œuvres semblent-elles chercher leur point d'appui dans le cours même de leur développement.

L'œuvre musicale

Pendant une grande période de sa vie, Liszt souffrit de n'être considéré que comme un virtuose égaré dans la composition ­ puisque telle était la réflexion que ses œuvres pouvaient inspirer, dès qu'elles avaient en elles quelque chose de bizarre ou de nouveau. S'il a vécu très tôt le succès, il a vécu aussi de bonne heure le malentendu qui l'accompagne ­ car ce malentendu, mot qu'il emploie lui-même, n'a lieu que s'il y a au moins apparence de succès, autrement, il n'y a qu'ignorance ou mépris. Très jeune ­ c'est lui qui le raconte ­, il avait « testé » ce que vaut la sincérité du goût musical, en s'amusant à donner pour une composition de Beethoven quelques-unes de ses esquisses personnelles et en voyant alors une admiration automatique se manifester. Cruel apprentissage de la fragilité des critères qui valent à une musique d'être tenue pour chef-d'œuvre ­ et qui explique peut-être sa passion de rechercher chez ses pairs compositeurs le modèle d'une confiance en soi, qui, apparemment, lui faisait défaut.

   Dans la mesure où, en tant que compositeur (un compositeur qui s'affirma plus fortement comme tel, indépendamment du virtuose, après 1850), Liszt avait à surmonter l'image du pianiste doué aspirant aux prestiges de la création, sans en avoir la vocation ­ il dut en faire plus que tous les autres, se montrer plus audacieux, imposer plus radicalement l'idée de sa volonté créatrice. Il fut un progressiste déclaré, lecteur passionné des Lamennais, Hugo, Byron, se nourrissant autant de littérature que de musique, et cherchant un « renouvellement de la musique par une alliance plus intime avec la poésie […] un développement plus libre et pour ainsi dire plus adéquat à l'esprit de ce temps ». Quand il parle d'allier la musique avec la poésie, il a renoncé depuis longtemps à mettre un drame lyrique, voire des vers, en musique, sauf dans le domaine religieux. Son opéra de jeunesse, essai sans lendemain, semble avoir extirpé de lui toute ambition de s'exprimer sur la scène (son admiration pour Wagner en est d'autant plus forte). Il composera peu de lieder, et, dans le domaine religieux, préfère à la voix soliste le chant collectif. C'est à la musique sans texte, pour piano ou orchestre, que ce lecteur passionné demande de traduire la résonance en lui de ses lectures enivrées.

   On a pu dire que son esthétique était ornementale, mais, en ce cas, elle fait de l'ornementation un principe dynamique de développement et d'amplification, et non un principe statique, comme avec Chopin, chez lequel l'ornementation est centripète, refermant la phrase musicale dans son mystère, alors que chez Liszt elle est centrifuge, poussant la mélodie, l'œuvre, l'inspiration en avant. L'aigu en particulier, zone traditionnellement ornementale, n'est pas chez Liszt une zone fragile et effleurée, c'est là qu'il met souvent son dynamisme, dans des frémissements et des ruissellements mystiques.

   Chez lui, le poème symphonique, forme où il expérimenta beaucoup, est un projet moins descriptif que psychologique et impressionniste ­ il s'agit de faire résonner des impressions chez le destinataire, le confident à convaincre qu'est pour lui l'auditeur. Par ailleurs, Liszt recourut rarement aux formes toutes faites, à la symphonie, au quatuor, et, quand il fait une sonate pour piano, c'est une œuvre insolite, coulée dans le moule unique d'une forme cyclique d'un seul tenant. Cette sonate est d'ailleurs une des rares œuvres où il semble se rassembler, se cristalliser, alors qu'il ne cesse ailleurs de se donner et se dépenser.

   Son identité, il croit la trouver un instant dans ses racines hongroises, mais il ne s'y arrête pas ; mais surtout dans le domaine de la musique religieuse, où il se considère comme sans rival à son époque : il y fait souvent vocation de simplicité, d'archaïsme, de rudesse antiornementale, en s'appuyant sur son étude de Palestrina, de Lassus, du grégorien, etc. Pourtant, là, toujours une inquiétude perceptible, même dans ces monuments granitiques que se veulent des oratorios comme Christus.

   Finalement, cette énergie mystique, c'est d'abord sur l'estrade du virtuose adulé, où l'ont placé le sort et la prophétie de Beethoven à son endroit, qu'il la dépense avec le plus de force de conviction. Dans maintes pages des Années de pèlerinage, ou, même, dans telle Étude transcendante ou telle page d'album, on trouve une conjonction unique de sens religieux et de délire de virtuosité, comme si l'élan de la difficulté physique portait les mouvements de l'âme. C'est à son piano qu'il se sait prophète d'idéal, qu'il prêche le mieux peut-être, alors que c'est là qu'on le considère en bateleur. Ses deux Légendes (1865) sont éloquentes, puisque consacrées aux deux saints qui portent son prénom. Saint François d'Assise parlant aux oiseaux, n'est-ce pas Franz Liszt prêchant en notes perlées et mettant dans la virtuosité ­ là où beaucoup d'autres n'ont voulu mettre que leur part mondaine, méprisée ­ tout son amour et son altruisme.

   Pillée, dit-on, abondamment par Wagner, la musique de Liszt est, par excellence, celle de l'homme « mal assis », de celui qui ne sut jamais poser sa musique, l'installer, et la fit voyager, dans l'Europe, parmi les hommes, pour communiquer avec ses semblables par-delà le malentendu des succès mondains.