Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
O

orchestre (suite)

Évolution de l'orchestre

À partir de là, sur cette base hiérarchisée, où les cordes conservent le dernier mot et ont à charge la conduite du discours musical, une expansion très large devient possible, qui ne compromet pas l'unité du corps orchestral tant qu'est respectée une certaine répartition des rôles. De Haydn à Mahler et même à Richard Strauss, l'orchestre peut décupler son effectif, s'incorporer de nouveaux instruments (du côté des vents), c'est toujours le même orchestre, qui ne fait que progresser par addition, enrichissement, ornementation, sur une base immuable qui reste bien visible. On « émancipera » les vents en leur donnant un rôle plus important et des interventions plus en vue ; on augmentera le nombre d'instruments et de parties, portant les flûtes à trois, les cors à cinq ou à sept ; on introduira de nouveaux pupitres (tubas, clarinettes), et même des invités d'occasion, harmonium ou célesta, sarrusophone ou saxophone ; on divisera même à l'excès les pupitres de cordes (deux, trois, quatre, cinq, dix parties indépendantes d'altos ou de violoncelles) ­ mais, en général, on compensera ces moments de pulvérisation du corps orchestral par d'autres moments où ce corps se rassemble, réaffirme la masse des cordes, fait jouer sa force et son ensemble organisé : ce balancement entre des moments éclatés et des moments rassemblés est sensible chez tous les grands « orchestrateurs », de Beethoven à Berlioz, de Wagner à Debussy.

   L'orchestre, ainsi, peut évoluer sur deux siècles d'une manière purement additive, linéaire : de plus en plus d'instruments, qui peuvent jouer de plus en plus de notes ; de plus en plus de couleurs, de combinaisons orchestrales, de parties séparées. Mais le noyau primitif du quintette à cordes reste intact. Tant que l'on conserve ce quintette comme centre de gravité (ce qui est le cas chez Debussy, et même chez Stravinski jusqu'à Petrouchka), l'édifice tient bon, il semble qu'on puisse ajouter indéfiniment sur ses fondations de nouveaux étages ; mais dès que l'on s'attaque à ce centre de gravité, dès qu'on pulvérise de manière trop constante, trop systématique les interventions du quintette, alors, la hiérarchie classique disparaît ; et, notamment, les vents reprennent leurs avantages naturels. Par rapport aux cordes, ils se mettent à sonner mieux, plus clairs, plus vifs. Devant cette loi de la jungle, qu'il a instaurée en cassant la hiérarchie garantissant aux cordes la conduite du discours, le compositeur n'a plus qu'un moyen de continuer lui-même à régner : il lui faut diviser toujours plus, créer un poudroiement de cellules musicales, de sonorités. Ce poudroiement mène aux recherches de Klangfarbenmelodie (mélodie de timbres), lesquelles supposent une égalité de principe entre ces timbres ; ou bien à un impressionnisme total. On peut reprendre le terme pictural de divisionnisme, au sens propre, pour parler de cette façon de pulvériser l'orchestre et de casser la ligne instrumentale, au profit d'un travail sur la matière lumineuse.

   Ainsi, ce ne sont pas les « orgies de cuivre » de l'orchestre wagnérien et postwagnérien qui ont cassé l'orchestre ; pas même l'impressionnisme debussyste des Nocturnes ou de la Mer : c'est plutôt une certaine écriture divisionniste, dans tous les sens du mot : dans le temps (la ligne mélodique est cassée et distribuée entre les parties), et dans l'espace (il n'y a plus de masse, de noyau central, mais des éclats). Une œuvre transparente et discrète, comme la Symphonie op. 21 de Webern, n'a besoin, pour briser d'un coup la hiérarchie du corps orchestral, que de répartir la ligne musicale à part égale entre tous les instruments, rendant tous les timbres à leur singularité, à leur solitude : chez Webern, un son de violoncelle est aussi éloigné d'un son d'alto qu'il l'est d'un son de hautbois ; l'esprit de caste, de solidarité des cordes est complètement nié. Significativement, c'est aux cordes que s'en est prise la révolution orchestrale du XXe siècle : soit qu'on s'en passe agressivement (groupe des Six, Stravinski), pour se limiter aux vents et pour refaire un orchestre plus tranché, plus individualisé, « sans la caresse des cordes » (Cocteau) ; soit qu'on leur ôte le pouvoir, qu'on leur retire le chant pour leur donner des traits et des matières ­ à moins qu'on ne mélange toutes les couleurs de la masse orchestrale pour assembler les timbres par mosaïques, sans souci de la répartition des pupitres en familles (Farben, de Schönberg, dans les Cinq Pièces), ou qu'on ne fasse « donner » contre les cordes l'escadron des percussions et des cuivres, qui les fait paraître soudain grêles, menues et miaulantes. La musique orchestrale contemporaine témoigne très concrètement de cette dissolution de la structure traditionnelle de l'orchestre : pour chaque œuvre donnée dans un même concert, on voit s'affairer tout un branle-bas de déménagement, qui tente à chaque fois une nouvelle disposition, une nouvelle répartition des rôles ; chaque œuvre prétend devenir un cas particulier. Les modèles sont cependant assez limités, même si leurs réalisations varient à l'infini : modèle égalitaire et dispersé ; modèle décomposé en groupes, constituant eux-mêmes des petits ensembles complets ; modèle massif et tachiste, etc. Cependant, dans les mains de créateurs comme Dutilleux, l'orchestre traditionnel prouve qu'il peut fonctionner encore admirablement (Métaboles). Un compositeur comme Olivier Messiaen a su se recréer un nouveau complexe orchestral, personnel et cohérent, dont le centre de gravité s'est déplacé franchement des cordes vers les vents, bois et cuivres, qui deviennent, dans beaucoup de ses œuvres, le « noyau dur » de son orchestre.

La composition de l'orchestre

Un orchestre traditionnel fonctionne par pupitres, c'est-à-dire par « postes instrumentaux ». Chaque pupitre correspond en principe à une partie d'orchestre autonome, mais il peut lui-même se diviser temporairement en deux, trois parties ou plus, qui jouent de manière indépendante. Ce que l'on appelle communément la nomenclature d'un orchestre, c'est la composition de ses pupitres, qui ne préjuge pas du nombre d'instrumentistes (jouant du même instrument) qui vont occuper chacun d'eux (surtout pour les cordes), mais simplement du nombre et de la nature des « rôles » à tenir. Cette nomenclature, c'est-à-dire cette composition de l'orchestre, varie légèrement selon les œuvres à l'époque classique, avec un invariant qui est la présence obligatoire du quintette : violons 1, violons 2, altos (on dit aussi alti), violoncelles et contrebasses. Du côté des vents, on a tantôt deux hautbois et deux cors, tantôt une flûte, deux hautbois, deux clarinettes, tantôt les mêmes instruments plus deux trompettes et deux timbales, etc., ainsi que les timbales, généralement par deux (accordées sur la tonique et la dominante), et, s'ajoutant à l'orchestre à l'époque romantique, les trombones, les tubas, le cor anglais, les harpes, etc. Cette nomenclature est souvent figurée par des abréviations conventionnelles, issues des noms que ces instruments portent en italien, en allemand ou en anglais. Violon 1 et violon 2 s'écrivent V1 ou Vl 1, et V2 ou Vl 2 ; alto : A ou Vla (de l'italien viola) ; violoncelle : Vc ou Vlc ; contrebasse : Cb ou Kb ; flûte : Fl. ; piccolo : Picc. ; hautbois : Hb ou Ob. ; clarinette : Cl. ou Kl. ; cor : cor ou Hr ; trompette : Trp. ou Tr. ; trombone : Trb. ou Pos. (de Posaunen, mot allemand) ; tubas : Tb ; timbales : Timp. ou P. (de l'allemand Pauken) ; harpe : Arpa ou Hf. ; cor anglais : Engl. H. ou Cor. ingl.

La disposition de l'orchestre

La disposition des instruments dans l'orchestre traditionnel est motivée par des raisons d'acoustique, ainsi que par des nécessités de commodité de vision. Elle met au premier plan, dans une sorte de demi-cercle autour du chef, la masse des cordes, handicapée par la faible portée naturelle de son timbre ­ cette disposition favorisant en outre une certaine intimité du chef avec les cordes comme noyau du discours musical. Dans un deuxième plan, les bois (de gauche à droite : flûte, hautbois, clarinette, basson, éventuellement contrebasson) ; au troisième plan, les cuivres (de gauche à droite : cors, trompettes, trombones et tubas). En principe, pour les cordes comme pour les bois, les pupitres se déploient de gauche à droite comme en éventail, dans un sens qui va de l'aigu vers le grave.