Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Debussy (Claude) (suite)

Les vicissitudes de la vie publique

La première audition du Prélude à l'après-midi d'un faune, le 22 décembre 1894, triomphale (l'œuvre fut bissée), marqua la fin de la période « bohème », le début d'une vie publique tourmentée, polémique, qui culmina avec la création de Pelléas et Mélisande. Au cours des dix années qui séparèrent la découverte de la pièce de Maeterlinck de la première représentation tumultueuse de l'opéra, en 1902, naquirent des chefs-d'œuvre : les Trois Chansons de Bilitis sur les poèmes de Pierre Louÿs (1897-98), les Nocturnes (1897-1899), Pour le piano (1896-1901). Années difficiles matériellement, affectivement aussi : Lily Texier, employée dans une maison de couture et meilleure amie de Gaby (qui tenta de se suicider), devint la femme de Debussy le 19 octobre 1899.

   Les Nocturnes triomphèrent le 9 décembre 1900, aux concerts Lamoureux. Debussy commença à être recherché, admiré, fréquenta les cafés élégants, rencontra Léon Daudet, Reynaldo Hahn, Toulet, Proust. Sa situation matérielle s'améliora quelque peu grâce à sa collaboration à la Revue blanche. Monsieur Croche antidilettante, recueil des articles de Debussy, témoigne de son anticonformisme absolu, de sa verve, de son humour impitoyable.

   Cependant Pelléas était inscrit au répertoire de l'Opéra-Comique pour être représenté en 1902. C'est alors qu'éclata la célèbre brouille entre le compositeur et Maeterlinck. Celui-ci réservait le rôle de Mélisande à sa femme, la cantatrice Georgette Leblanc. Mais Debussy, ayant entendu la jeune écossaise Mary Garden, lui confia aussitôt ce rôle : « C'était en effet la même voix douce que j'avais entendue au plus profond de mon âme… » Maeterlinck retira alors son autorisation, intenta une action en justice, mais Debussy obtint gain de cause. L'œuvre fut enfin représentée le 30 avril 1902, dans une atmosphère houleuse créée par une cabale orchestrée par Maeterlinck et ses amis. À l'entracte, « debussystes » et adversaires en vinrent aux mains, la police intervint. Et c'est grâce au calme froid de Messager, au pupitre de direction, que la représentation put être menée à son terme. Les critiques devaient témoigner, dans leur majorité, d'une totale incompréhension. Toutefois, la deuxième représentation fut triomphale, et Pelléas fut joué pendant trois mois à bureaux fermés. Désormais, Debussy était un compositeur célèbre.

Les années d'écriture

En 1903, Debussy fit la connaissance d'Emma Bardac, née Moyse, femme belle, brillante, musicienne. Il la rejoignit à Pourville en 1904, abandonnant sa femme qui tenta, comme naguère Gaby, de se suicider. Le scandale éclata, la presse et le public prirent le parti de l'épouse délaissée. Rompant avec tout le monde, Debussy se réfugia à Jersey, puis à Dieppe où il termina la Mer. Après un double divorce, Debussy et Emma Moyse se marièrent en 1905. Ils s'installèrent dans un élégant hôtel particulier square du Bois-de-Boulogne où, le 30 octobre 1905, deux semaines après la création de la Mer, naquit leur fille Claude-Emma, dite Chouchou. Désormais, Debussy mena une vie confortable et retirée, toute vouée au travail, tandis que sa renommée se répandait dans le monde entier et que Pelléas triomphait à Bruxelles, Berlin, Rome, Milan, puis New York.

   Entre 1902 et 1908, Debussy écrivit une part importante de son œuvre de piano (la plus vaste de la musique française après celle de Fauré) : Estampes (1903), Masques et l'Isle joyeuse (1904), les deux recueils des Images (1905-1908), Children's Corner (1906-1908). Des pièces maîtresses de musique vocale furent rédigées en cette même période : Trois Chansons de France (1904), la deuxième série des Fêtes galantes (1904), le Promenoir des deux amants (achevé en 1910). Enfin, les Images pour orchestre dont l'orchestration de gigues fut achevée par A. Caplet (1907-1912). Deux projets scéniques d'après Edgar Poe ne furent pas menés à terme : le Diable dans le beffroi et la Chute de la maison Usher. Les parties achevées et les esquisses de cette seconde œuvre, récemment complétées par Juan Allende Blin, attestent une intention créatrice allant encore plus loin que Pelléas dans la rénovation de l'opéra.

   En 1910, Debussy fut invité par Diaghilev à collaborer avec D'Annunzio pour une œuvre sur le thème de saint Sébastien, avec Ida Rubinstein dans le rôle principal. Le Martyre de saint Sébastien, achevé en trois mois, fut représenté au Théâtre du Châtelet en mars 1911 par les Ballets russes, avec un succès incertain. Diaghilev commanda aussi à Debussy le ballet Jeux, représenté le 15 mai 1913 dans la chorégraphie de Nijinski, deux semaines avant la création mouvementée du Sacre du printemps. Ce n'est cependant ni cet événement ni le sujet « scandaleux » (un jeu discrètement érotique à trois) qui voua cette œuvre magistrale à l'indifférence et à l'oubli qu'elle devait connaître jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

   La guerre de 1914 éveilla en Debussy des sentiments nationalistes violents. On peut y trouver une raison à l'hostilité qu'il témoigna à Schönberg, qu'il qualifia de « dangereux ». À cette époque, le compositeur commença à signer ses œuvres « Claude Debussy, musicien français », notamment les 3 Sonates, pour violoncelle et piano, flûte, alto et harpe, violon et piano (1915-1917). De 1915 datent, enfin, les derniers chefs-d'œuvre, les Douze Études pour piano et la suite En blanc et noir composée pour deux pianos. En 1917, Debussy, déjà gravement malade, parut en public pour la dernière fois, pour jouer avec Gaston Poulet sa Troisième Sonate.

Modernité et audaces

Nous commençons aujourd'hui seulement à comprendre la modernité de l'œuvre de Debussy, à en mesurer la portée. Il a repensé les rapports des éléments constitutifs du phénomène musical, instauré entre eux des hiérarchies mouvantes, créé des formes inédites pour chaque nouvelle œuvre. Son langage dénonce la vétusté des méthodes d'approche analytique traditionnelles encore en cours. Irréductible à ces méthodes, comme aux catégories normatives des genres ou schèmes formels préfabriqués, ce langage est tout aussi irréductible aux catégories de l'histoire qui procèdent du principe de filiation. Debussy apparaît, en effet, sans antécédents comme sans successeurs immédiats (« Les debussystes me tuent »). Son prédécesseur n'est pas Franck, mais Monteverdi ; ses héritiers sont non ses pâles épigones, mais Varèse, Messiaen, Boulez : il anticipe d'un demi-siècle sur son temps.

   Sa trajectoire est d'une remarquable unité : d'emblée Debussy est lui-même, pleinement, dans le Faune. Ses dernières œuvres, longtemps mal comprises en raison de leur audace, sont des œuvres visionnaires, jusqu'au seuil de la mort : les Études, En blanc et noir. Et sa trajectoire est solitaire, ne connaît de contemporains dignes de ce nom qu'en littérature (Mallarmé), en peinture (le Monet des Nymphéas).

   On a beaucoup commenté les influences subies par Debussy, pour en exagérer l'importance. On ne sait si Debussy avait entendu la musique de Moussorgski lors de ses séjours en Russie, et il a peu parlé des résonances que la partition de Boris, lue à Paris, avait suscitées en lui. Sans doute avait-il trouvé dans cet « art de curieux sauvage », sur le plan harmonique, un principe d'indépendance, les prémices d'une notion d'accord « en soi », à fonction fugitive, instantanée, dont il allait faire l'un des traits essentiels de son langage. Sur le plan mélodique, en revanche, si le langage vocal des deux musiciens procède du « récitatif mélodique », ils divergent quant à leurs conceptions de celui-ci. Le récitatif de Moussorgski, qui s'attache avec rigueur à la prosodie slave, est beaucoup plus proche du chant que n'est celui de Pelléas. Quoi qu'il en soit, il s'agit, certainement, sinon d'influence, du moins d'un rôle de « révélateur » que le musicien russe aura joué sur les goûts du jeune musicien en pleine croissance. Avec Wagner, en revanche, le problème est plus ambigu. L'intérêt ­ plus tardif ­ de Debussy pour la musique wagnérienne porte sur les plans harmonique, thématique, théâtral. Dans le premier domaine, on constate un phénomène d'attirance et de rejet simultanés, spécialement dans les Cinq Poèmes de Baudelaire, où plane l'ombre de Tristan. Dans le domaine thématique, la rencontre avec Wagner n'est pas sans avoir laissé de traces, et l'agressivité même des propos debussystes sur le principe des leitmotive en témoigne. Toutefois, « il s'agit [dans Pelléas] plutôt d'arabesques liées aux personnages eux-mêmes, sans variations autres que décoratives, [… et qui] n'irriguent pas totalement l'œuvre » (Boulez). Le mot clé est de Debussy lui-même : « Il fallait désormais chercher après Wagner et non d'après Wagner. » Voilà qui caractérise également la situation divergente des deux musiciens dans l'histoire : l'un s'y trouve profondément inscrit, dans une lignée qui, venant de Beethoven et des romantiques, va vers Schönberg, chercheur « d'après Wagner ». L'autre est solitaire.

   La rencontre de Debussy avec Satie apparaît comme beaucoup plus innocente, anecdotique presque. Quoi qu'en ait affirmé le musicien d'Arcueil, ses conséquences apparaissent aujourd'hui comme infimes, au regard de la cosmogonie musicale debussyste. La rencontre avec les musiques d'Extrême-Orient, en revanche, a été plus marquante, dans la mesure où ces musiques, entendues en 1889, ont confirmé Debussy dans ses conceptions du rythme et du timbre (richesse foisonnante de l'un, primauté structurelle de l'autre), patentes déjà dans le Faune.