Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
L

lied (all., pl. lieder ; « chanson ») (suite)

Les prédécesseurs de Schubert

De ces mouvements naîtra le climat propice à la fondation d'un art musical typiquement allemand, que ce soit dans le drame lyrique (qui aboutira à partir de l'Enlèvement au sérail de Mozart) ou dans l'ode de salon. La veine populaire, marquée du caractère sérieux, « engagé », quasi sacré, qui sous-tend toute l'expression littéraire depuis le XVIe siècle, donnera naissance au Singspiel, dont Hiller est le premier grand représentant, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Mais c'est aussi le moment où l'Aufklärung, époque de pensée rationaliste du « Siècle des lumières », le temps du philosophe Leibniz ou du poète Klopstock, favorise l'éclosion d'innombrables musiques domestiques pour chant avec accompagnement instrumental : les cahiers d'odes rationalistes et moralisantes fleurissent au milieu du XVIIIe siècle dans toute l'Allemagne, composées par les Mizler, Mattheson, Schubart, Marpurg, Scheibe…, un courant qui se poursuivra jusqu'à certains des lieder de Mozart et de Beethoven, lesquels n'apporteront d'ailleurs pas au lied quelque forme nouvelle, décisive, à la mesure de leur génie.

   En Allemagne du Nord, un musicien comme Johann Abraham Peter Schulz (1747-1800) peut être considéré comme l'un des précurseurs du lied ­ chant simple, naturel, de caractère strophique, écrit pour tous, et dont certaines mélodies vont devenir populaires. Son recueil de Lieder im Volkston bey dem Klavier zu spielen, « Chansons de caractère populaire à exécuter avec piano » (1782), fait de lui l'initiateur du genre des Lieder im Volkston, chansons de caractère populaire où s'essaient maints compositeurs du XVIIIe siècle finissant. Dans les années 1770-1780, en effet, très nombreuses sont les pièces lyriques de style populaire transcendé, dont le caractère vocal se fait d'ailleurs plus volontiers lyrique dans les régions méridionales de l'Allemagne, au contact de l'art italien, qui fleurit alors dans les cours princières.

   On ne saurait non plus mésestimer la vogue, à cette même époque, des mélodrames (la Médée de Benda devait fortement impressionner Mozart) : toute la charge émotive du récit y est assumée par la musique, sur laquelle le texte simplement parlé explicite l'action ou les sentiments en présence, texte acquérant du même coup un poids insoupçonné.

   Trois compositeurs peuvent alors être considérés comme les annonciateurs les plus directs du lied schubertien : Reichardt, Hiller et Zumsteeg. Johann Friedrich Reichardt (1752-1814) publie de très nombreux volumes de mélodies accompagnées, appelées elles aussi lieder, sur des poèmes de Goethe, Schiller, Claudius, Hölty, Klopstock ­ les poètes mêmes qui inspireront Schubert : Goethes Lieder ; Lieder der Liebe und der Einsamkeit, « Chansons d'amour et de solitude » (1798) ; Wiegenlieder für gute deutsche Mütter, « Berceuses pour les bonnes mères de famille allemandes » (1798) ; Oden, Balladen und Romanzen (1809-1811), etc. Il est également l'auteur d'opéras et de Singspiele, où fleurissent aussi ces ariettes quelque peu simplistes. On notera qu'il est le premier à avoir mis en musique le Roi des aulnes (Erlkönig) de Goethe, qui sera l'un des plus fameux lieder de Schubert.

   Johann Adam Hiller (1728-1804), dont on a rappelé qu'il était l'initiateur du Singspiel, a publié, à côté de multiples arrangements et d'harmonisations de chorals, des mélodies ­ « lieder » ­ avec accompagnement, depuis 1759 (Lieder mit Melodien an meinen Canarienvogel, « Textes de chansons avec leurs mélodies, pour mon canari ») jusqu'à 1790 (Letztes Opfer, in einigen Lieder-Melodien, « Dernière offrande, en quelques mélodies de chansons), dont un cahier de Lieder für Kinder, « Chansons pour les enfants », en 1769.

   Quant à Johann Rudolf Zumsteeg (1760-1802), il est le créateur de la ballade pour chant et piano, grande mélodie « durchkomponiert » (composée de bout en bout, sans retour à des refrains ou à des couplets), dont il organise la forme en divers plans d'intensité dramatique et musicale. Ses poètes sont, comme pour Reichardt, ceux de l'Aufklärung des années 1740-1770, et ceux du courant littéraire nouveau, celui du premier romantisme allemand ou Sturm und Drang, influencé par les romans sentimentaux européens du XVIIIe siècle (Pamela de Richardson, la Nouvelle Héloïse de Rousseau) et les poèmes d'Ossian, et illustré principalement par le jeune Goethe : le surnaturel y perd de son caractère strictement religieux pour acquérir une dimension dramatique, profane, mais conservant toujours une vision mystique du monde, mêlée au sentiment de la mort. On a publié de Zumsteeg 7 livres de Balladen und Lieder.

   De ces musiciens, on peut rapprocher Carl Friedrich Zelter (1758-1832), ami et conseiller musical de Goethe, auteur, lui aussi, de nombreux lieder ; certains précèdent ceux de Schubert, d'autres en sont contemporains et même de peu postérieurs, mais sans toutefois être influencés par son apport résolument neuf à l'art du lied.

   Car le lied de Schubert est le premier à faire converger, génialement, en un seul foyer le climat sérieux et le caractère « engagé » issu du vieux fonds luthérien, l'intimité bourgeoise de la mélodie plus ou moins populaire et l'esprit de la musique de chambre. Cela beaucoup plus qu'il n'opère de synthèse de tous ces courants, dont il procède cependant et sans la connaissance desquels il est impossible de remonter aux sources de son art : les mouvements littéraires du piétisme, de l'Aufklärung et du Sturm und Drang, la recherche d'une expression musico-dramatique spécifiquement allemande, le monde du choral, le fonds populaire de la chanson, l'air d'opéra et de Singspiel, l'ode rationaliste et le lied im Volkston.

Une production unique, en quantité comme en qualité : les lieder de Schubert

En une quinzaine d'années seulement, Franz Schubert (1797-1828) a écrit quelque 625 lieder pour voix et piano. Cette production s'étend sur toute sa vie créatrice, de ses années de collège aux derniers jours de sa vie. Le premier de tous qui nous ait été conservé est la Plainte d'Agar dans le désert (1811), qui avait été précédé d'essais antérieurs, disparus ; le dernier est le Pâtre sur le rocher, avec un accompagnement de clarinette et de piano (1828). Doué d'une extraordinaire rapidité dans un genre qui était l'expression si intime de sa pensée, Schubert a écrit ses lieder très rapidement ­ jusqu'à cinq en une seule journée. Mais ce fait ne doit pas masquer que la rédaction d'un lied pouvait être précédée d'une lente rumination plus ou moins inconsciente, ni que certains lieder aient été repris, retravaillés, jusqu'à parvenir à leur forme achevée définitive. C'est ainsi, par exemple, que, parmi les premiers lieder de Schubert, certains, comme Gretchen am Spinnrade (« Marguerite au rouet », 1814) ou Erlkönig (« le Roi des aulnes », 1815), chefs-d'œuvre si accomplis, malgré la jeunesse du compositeur, qu'on les donne généralement pour date de naissance du lied romantique, ont fait l'objet de plusieurs rédactions successives. Le Roi des aulnes a connu 4 versions, apportant chacune des différences minimes d'apparence, mais fort importantes quant à l'expressivité musicale.

   Chanté pour la première fois en 1820, le Roi des aulnes fut la première œuvre publiée de Schubert, en 1821. Les lieder sont d'ailleurs la partie de l'œuvre de Schubert qui se répandit le plus tôt, sinon dans le grand public, du moins dans les cercles musicaux et littéraires. Ce sont eux qui lui assurèrent, de son vivant même, une notoriété certaine ­ encore que Goethe ne répondît à aucun de ses envois ­, notoriété que ne connut le reste de l'œuvre que plusieurs dizaines d'années après la mort du musicien. La première édition complète des lieder ne fut cependant établie que de 1884 à 1897, par Mandyczewski, et publiée par Breitkopf und Härtel ; elle a été rééditée par Dover, aux États-Unis, en 19 volumes, de 1965 à 1969.

   Contrairement à ce que l'on avance généralement, Schubert ne fut pas un illettré qui aurait choisi ses poèmes au hasard. Tout au contraire, il a participé à d'innombrables réunions littéraires avec ses amis ; et il montre dans ses choix de poètes une véritable intuition (bien plus grande que celle d'un Fauré, par exemple). C'est ainsi que plus de 60 de ses lieder, soit 1/10 de sa production, sont écrits sur des textes de Goethe, le plus grand poète allemand ; plus de 30 le sont sur des poèmes de Schiller. À la fin de sa vie, en 1828, il découvre, à peine publié, un jeune poète encore inconnu, Heinrich Heine, qui deviendra le poète de prédilection de Schumann. Schubert lui consacre 6 de ses derniers lieder, 6 chefs-d'œuvre, du Chant du cygne. Quant aux poètes de moindre renom sur lesquels se fonde tout le reste de son œuvre, ils ne sont pas pour autant de valeur négligeable ; leur univers est celui dans lequel se situe Schubert, dans lequel il se sent totalement impliqué.

   Le fait est essentiel, car écrire un lied n'est pas pour Schubert imaginer une jolie mélodie, soutenue au piano, par-dessus un texte ; c'est là le domaine de la romance, de la simple « mise en musique », et Victor Hugo avait bien raison d'interdire : « Défense de déposer de la musique le long de mes vers. » La musique, ici, que ce soit celle du piano ou celle du chant, deux éléments traités en étroite communion (comme dans la musique de chambre), cherche à approfondir la vision poétique du texte, à en prolonger les harmoniques, les vibrations, en symbiose intime avec le texte. L'opération est d'ordre musical : la charge poétique, affective du texte passe dans la musique, et le texte chanté ne fait que la traduire « en clair », comme c'était le cas dans le mélodrame. Non pas mise en musique, donc, mais transfiguration poético-musicale.

   Avec Schubert, le lied trouve d'un coup sa forme la plus achevée. Dresser la typologie du lied schubertien, c'est inventorier tout ce qui fait l'originalité de Schubert sur ses devanciers et souligner les grands traits du lied romantique allemand. Il faut donc envisager succinctement ces caractéristiques, d'ordre littéraire et d'ordre musical, et en commençant par le domaine poétique. D'abord parce que c'est du poème, mûrement choisi et provocateur du choc initial de la création musicale, que part le musicien, entrant en relation de tension avec le texte pour en fouiller, par les sons, toutes les virtualités ; mais aussi parce que, dans la pensée allemande, ce domaine littéraire pèse traditionnellement d'un bien plus grand poids que ce qui ne ressortit qu'à la seule musique.

   Le trait caractéristique le plus frappant à la lecture des poèmes utilisés par Schubert est la présence, dans une forte proportion, de la nature. Celle-ci apparaît comme simple paysage de claire détente (Au printemps, Chant du matin). Mais le décor est très souvent beaucoup plus riche de signification intime : au paysage naturel correspond le paysage intérieur du poète, l'âme et l'univers se reflètent l'un dans l'autre, comme le microcosme et le macrocosme. La description de la nature nous concerne en ce que la suite du poème et du lied nous y situe, le destin de l'homme se trouvant intimement lié à celui du monde naturel. C'est là le domaine d'un Wilhelm Müller (le poète de la Belle Meunière et du Voyage d'hiver), mais aussi des auteurs qui s'apparentent au Sturm und Drang et cultivent le fantastique cosmique (Herder, Percy, Ossian).

   À cette peinture de la nature participent évidemment les éléments. L'eau, principalement, élément de prédilection de Schubert : ruisseaux et rivières, fleuves et mers (Berceuse du ruisseau, Ruisseau d'été, À une source, la Truite, le Fleuve, Bord de mer, Au bord du fleuve) ; mais aussi l'eau courante en ce qu'elle incarne une image de la destinée humaine, dans son voyage inexorable de la source vers l'embouchure, de la naissance à la mort (c'est, notamment, le thème du chœur pour voix d'hommes sur le Chant des esprits au-dessus des eaux, de Goethe). Eau du destin, élément dans lequel se reflètent les hommes : c'est la substance même de la Belle Meunière, où le thème de l'eau joue le rôle de leitmotiv. Avec l'eau, l'orage et la tempête, les vents déchaînés (Matinée orageuse, la Jeune Religieuse, le Roi des aulnes), la neige et le gel (Voyage d'hiver), la nuit et la lune (sérénades, nocturnes, À la lune).

   Le thème de la destinée humaine prend souvent chez Schubert et ses poètes l'image du voyageur (der Wanderer). L'insatisfaction de l'homme, son inquiétude le poussent à quitter sa maison, son pays, et à parcourir le monde ; il se met ainsi à l'unisson d'un univers qui n'est que mouvement, en marche comme la destinée et la vie ; mais la nostalgie (die Sehnsucht, thème corollaire, fondamental lui aussi) le ramène vers son pays, sa vraie patrie, qui sera en réalité la mort. C'est le thème du Tilleul, de Bienvenue et départ, comme des nombreux lieder de voyage : le Voyageur, Nocturne du voyageur, En voyage, etc., et surtout du cycle du Voyage d'hiver.

   Dans sa pérégrination, l'homme reste solitaire et ne rencontre pas l'amour, la bien-aimée est absente. Solitude schubertienne, dans la Belle Meunière et le Voyage d'hiver, dans Marguerite au rouet, la Plainte d'Agar dans le désert, Solitude, À l'absente, À la lointaine, le Sosie, la Ville, les divers Chants du harpiste et chants de Mignon, la Litanie pour le jour des morts. Solitude suprême, enfin, la mort, où aboutit toute destinée, mais généralement envisagée comme un apaisement. Le thème de la mort prend chez Schubert une importance croissante, en trois vagues successives. Dans les premières années, elle est composante d'un paysage funèbre (Couronne funèbre pour un enfant, Au postillon Kronos), pour s'intérioriser ensuite peu à peu, vers 1816-17 (À la mort, la Mort et la Jeune Fille, le Jeune Homme et la Mort). Enfin, dans les années 1823-1828, la mort est devenue intérieure et a rejoint la solitude, la maladie, le voyage, la nostalgie, dans une vision globale du monde intime, tragique et privée d'espoir (Voyage d'hiver, lieder sur des poèmes de Heine dans le Chant du cygne).

   Les motifs littéraires de tous ces poèmes sont empruntés à diverses sources : fonds légendaire de l'Allemagne et de l'Europe du Nord, motifs populaires et folkloriques (Petite Rose des bruyères), grands thèmes littéraires (Faust, le Divan occidental ou Wilhelm Meister, pour Goethe). Une petite touche chrétienne (Ave Maria, Pax vobiscum, Litanie) apporte rarement son éclairage à un monde essentiellement panthéiste, assez fortement teinté du paganisme véhiculé par les grands motifs de la mythologie grecque revisitée par Schiller et Goethe : Prométhée, Ganymède, les Dieux de la Grèce, le Groupe au Tartare, le Fils des muses, Chant d'un nautonnier aux Dioscures.

   De ces grands courants musicaux convergents, de ces divers types de poèmes, subtilement sélectionnés, dépendent les types formels que Schubert met au point. Car, on l'a compris, il ne s'agit jamais de musique populaire, recueillie dans le terroir ou véhiculée par la tradition, à laquelle le musicien aurait octroyé un soutien instrumental pour en faire de la romance de salon. Populaire, le lied de Schubert l'est dans son apparente simplicité, dans une expression lyrique d'abord facile et aisément mémorisable, bien « dans la voix », dans toutes les connotations avec la vie des hommes simples et les paysages naturels. Il y a ainsi chez Schubert la permanence d'une « fiction populaire », qui couronne en le masquant un travail formel extrêmement savant et élaboré.

   Il est frappant d'observer que Schubert trouve d'emblée, dès ses premiers lieder, sa personnalité, l'originalité du lied romantique qu'il porte aussitôt à son point de perfection, et comme la forme évolue relativement peu tout au long de sa production, en dépit d'une maîtrise croissante des éléments de son langage musical. Ce sont d'abord, formes primitives, des sortes de petites cantates traitées avec un accompagnement qui évoque la réduction au piano d'une partie orchestrale. Très tôt abandonnée, cette forme débouche dans la grande ballade mélodramatique à la Zumsteeg, mais menée à un exceptionnel accomplissement expressif et formel. La voix et l'instrument s'y trouvent intimement mêlés, comme en une œuvre de musique de chambre. La symphonie pianistique fait vivre les éléments de l'espace naturel et les frémissements de la vie intérieure, emportant la voix dans un grand mouvement épique. Composées de bout en bout, sans retours, les ballades s'entrecoupent de récitatifs articulant les temps forts de l'épopée poétique, opposent les plans d'intensité, les tonalités, les assises rythmiques. C'est tout un opéra en quelques minutes, tel que le brossent les poètes du Sturm und Drang (le Plongeur, le Gant, le Nain, le Groupe au Tartare, Au postillon Kronos, le Roi des aulnes).

   À ces formes de type excentrique s'opposent les formes concentriques de la méditation musicale, de l'introspection : une vision sonore est saisie comme en « instantané », et les mouvements obsessionnels de redites et d'incantation, de la voix comme du piano, en explorent tous les harmoniques intérieurs. C'est le monde de Du bist die Ruh' (« Tu es ma paix »), des lieder sur les poèmes de Heine ou des cycles.

   Un troisième registre est constitué des lieder de paysage pur, au caractère extraverti : évocations de la nature, échos, simplicité et lumière (Au printemps).

   Quelques groupes de lieder sont associés en « cycles ». C'est le cas de la dizaine de lieder de Mignon, d'après le Wilhelm Meister de Goethe ; mais il s'agit là d'un ensemble de lieder fondés sur une même œuvre littéraire, sans que l'on puisse dégager une dramaturgie musicale unissant entre eux ces lieder. C'est aussi le cas du recueil du Chant du cygne, regroupant 14 lieder (7 de Rellstab, dont la populaire Sérénade, 6 de Heine et 1 de Seidl) ; mais, en fait, la composition de cet album et son titre larmoyant sont pure fantaisie de l'éditeur posthume, aucun lien n'ayant été voulu par Schubert entre ces diverses pièces. Restent 2 cycles, expressément composés comme tels : les 20 lieder de la Belle Meunière (1823), et les 24 du Voyage d'hiver (1827). Tous deux, sur des poèmes de Wilhelm Müller (de bien plus grande valeur qu'on ne le dit généralement), enchaînent des lieder en grande partie de type méditatif, selon une dramaturgie qui en fait de véritables récits, unis par l'emploi de leitmotive : les mouvements de doubles croches de la Belle Meunière, thème de l'eau quasi omniprésent et qui finit par recouvrir dans ses flots le petit meunier Schubert et son espoir déçu ; motif du pas du voyageur (noires ou croches insistantes) dans le Voyage d'hiver, avec ses interruptions de silences et ses cris désespérés, dans un monde gelé et raréfié.

   À ces grandes familles de lieder, il faudrait ajouter les ensembles vocaux et les chœurs pour voix d'hommes accompagnés de piano, qui ne procèdent pas directement du lied, mais s'y rattachent par leurs motifs poétiques.

   Les structures musicales utilisées par Schubert ne relèvent jamais, on l'a dit, de la mélodie accompagnée ; formes de musique de chambre, elles sont nombreuses et adaptées précisément à chaque type de poème, visant chaque fois à projeter l'espace visuel et poétique dans un espace sonore qui en délivre les images. On trouve ainsi divers systèmes strophiques : rarement purs, si ce n'est pour quelques lieder de caractère franchement populaire et souvent devenus chants populaires de l'Allemagne romantique (Petite Rose des bruyères), mais faisant appel à des variations (rythmiques, mélodiques) ou à des contrastes (majeur opposé au mineur, ou inversement). La variation est, en effet, l'un des ressorts de la structure schubertienne, variations instrumentale (Au printemps) ou rythmique (Ganymède). Sur le plan mélodique, la variation peut se faire par amplification du galbe de la ligne vocale, le lied procédant alors par « cris » successifs. Lorsqu'il n'est pas rigoureusement durchkomponiert, le lied, surtout de type excentrique, la ballade, s'organise en marqueterie de motifs pianistiques et vocaux, structurés en paliers d'intensité expressive.

   Enfin, sur le plan du langage musical, le lied schubertien présente de grandes constantes, qui seront celles de tout le lied romantique allemand. Et d'abord, une extraordinaire concentration sonore. Dans une extrême économie de moyens, aucune note ne se présente comme un quelconque remplissage, comme le moindre bavardage. Rien qui ne soit essentiel, ce qui confère à la partie pianistique comme au chant une relative facilité d'exécution. Brèves introductions au piano, qui en quelques mesures, en quelques notes cernent l'espace sonore et psychologique du lied ; modulations instantanées, par enharmonie ou par simple translation de tonalités, altérations très brèves qui modifient tout à coup un éclairage. Les mouvements obsessionnels font appel à une figure rythmique ou mélodique, à la répétition d'une seule note, et à un élément dont Schubert est le premier, bien avant les musiciens sériels, à avoir évalué toute l'importance expressive : le silence. La substance musicale se raréfie parfois jusqu'à l'absence de toute musique exprimée, laissant les sons se prolonger à l'intérieur des auditeurs. Au silence s'opposent les cris, exacerbation de la ligne mélodique qui finit par envahir tout l'espace sonore. Mais cette dilatation de la mélodie est elle-même utilisée avec beaucoup de parcimonie, en conclusion, pour faire éclater la vision dramatique du lied ; en règle générale, au contraire, la ligne de chant est très diatonique et contenue dans un ambitus relativement restreint. Toute la musique de Schubert chante ­ le piano, le quatuor à cordes, les instruments de l'orchestre ­ comme la voix. Cette vocalité de Schubert explique comment des thèmes de lieder, son monde essentiel, font résurgence dans la musique de piano ou la musique de chambre (quintette la Truite, Wanderer Fantasie pour piano, quatuor la Jeune Fille et la Mort). Ce chant « naturel », où ne perce jamais la science de l'écriture, est sans aucun doute ce qui a pu accréditer la légende d'un Schubert populaire ; c'est, en tout cas, ce qui contribue à donner à ses lieder leur incontestable popularité.