Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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scénographie lyrique (suite)

Appia, Craig et les autres

Ce fut de Bayreuth que revint la lumière, lorsque, en 1951, Wieland Wagner prit en main les destinées du festival ressuscité et renouvela totalement l'esthétique qui, jusque-là, avait marqué la représentation des opéras de son grand-père. La révolution scénographique de Wieland Wagner a été rendue possible par la réflexion théorique et les réalisations isolées de quelques précurseurs. En premier lieu, celles du Genevois Adolphe Appia (1862-1928). À l'âge de vingt ans, Appia avait assisté à Bayreuth à une représentation de Parsifal. La déception qu'il avait éprouvée devant la réalisation scénique fut le point de départ d'une réflexion exprimée six ans plus tard dans son livre la Musique et la mise en scène (1888). Pour Appia, la mise en scène est un « moyen d'expression » : son but n'est pas l'illusion, aussi doit-on refuser l'archéologisme et le trompe-l'œil. « La mise en scène, dit Appia, doit se construire à partir de la seule réalité du théâtre : le corps humain. » La musique, qui commande à tous les éléments du spectacle, impose à l'acteur ses évolutions, et ces évolutions, à leur tour, conditionnent l'espace scénique. La lumière, considérée comme un élément expressif et « actif », viendra vivifier à la fois le corps de l'acteur et l'espace scénique ­ ce que ne peut faire la peinture, qui, par sa surcharge décorative, détourne à son profit l'attention du spectateur. C'est ainsi qu'Appia établit sa fameuse hiérarchie : « acteur, espace (disposition de la scène), lumière, peinture ». Pour décupler le pouvoir expressif du corps de l'acteur, il préconise une « architecturation » de l'espace grâce à une série de praticables (escaliers, plans inclinés, pans de mur) qui seront autant de points d'appui et d'obstacles à contourner.

   Appia n'a guère eu l'occasion de mettre ses théories en pratique. Éconduit par Cosima Wagner, il a cependant monté, en 1923, un Tristan mal accueilli à la Scala de Milan. Pour l'institut Jaques-Dalcroze, à Hellereau, il a créé des « espaces rythmiques » " destinés à la mise en valeur du corps humain sous les ordres de la musique » et mis en scène l'Orphée de Gluck.

   Vers la même époque, l'Anglais Edward Gordon Craig (1872-1966) émettait des théories assez voisines. Ennemi du naturalisme aussi bien dans le jeu des acteurs que dans les décors et les costumes, il recommandait la recherche d'un symbolisme suggestif et d'une « convention noble ». Il a lui-même mis en scène des opéras de Haendel et de Purcell.

   Des tentatives éparses eurent lieu, avant la Seconde Guerre mondiale, pour tirer les représentations wagnériennes de l'ornière naturaliste. La plus importante fut celle de Gustav Mahler qui, directeur de l'Opéra de Vienne, monta avec le décorateur Alfred Roller Tristan, puis l'Or du Rhin et la Walkyrie, dans un style dépouillé, où la lumière, conformément aux principes d'Appia, avait une fonction dramatique. On peut signaler aussi le Ring mis en scène par Wallerstein à Francfort en 1925. Ces efforts furent arrêtés net par l'avènement du nazisme.

Wieland Wagner et le nouveau Bayreuth

Lorsqu'il rouvrit ses portes en 1951, le festival de Bayreuth se devait de marquer une rupture totale avec le passé. Le changement s'imposait pour des raisons politiques évidentes et aussi pour des motifs économiques (le « miracle allemand » n'avait pas encore eu lieu). Wieland Wagner en fut l'agent et, paradoxalement, en brisant la tradition scénographique imposée par son grand-père, il a parachevé l'œuvre de celui-ci. Il a su établir, en effet, entre l'esthétique musicale et poétique des opéras de Richard Wagner et le nouveau style de leur représentation scénique, une harmonie qui, jusqu'alors, n'existait pas. Se plaçant dans une perspective symboliste et optant, au moins dans ses premières réalisations, pour un dépouillement extrême, Wieland Wagner a respecté la hiérarchie indiquée par Appia : acteur, espace, lumière. Tout est voulu, dans ses scénographies, pour que le spectateur concentre son attention sur l'acteur : la nudité de la scène fermée par le cyclorama (c'est-à-dire ouverte sur l'infini) ; l'organisation de l'espace à partir d'une forme simple et monumentale (dans la Tétralogie, une sorte de galette inclinée qui occupe tout le plateau et donne l'impression de flotter dans l'espace ; dans le Tristan de 1962, un immense monolithe, une pierre plate dressée) ; et surtout les éclairages, qui complètent les gestes du chanteur, sculptent plus profondément ses attitudes, soulignent un moment de tension et dont l'enchaînement constitue une véritable partition lumineuse. Wieland Wagner donnait à la couleur (pas seulement à celle de ses éclairages) un rôle signifiant particulier : c'est pourquoi, dans Tristan, chaque acte avait « sa » teinte (vert glauque pour le 1er, bleu nuit pour le 2e, bleu azur pour le 3e).

   À ses acteurs, il imposait un jeu hiératique, inspiré de la tragédie grecque, et une gestuelle réduite, de façon à pouvoir souligner les temps forts par des mouvements plus appuyés effectués au bon moment.

   Entre 1951 et 1966 (année de sa mort), Wieland Wagner a sans cesse repris, remis en chantier, renouvelé ses interprétations scénographiques en fonction de son évolution personnelle et des distributions dont il disposait. Il a mis en scène non seulement tous les opéras importants de son grand-père, y compris Rienzi, mais aussi une dizaine d'ouvrages du répertoire : Carmen, Aïda, Salomé, Fidelio, Wozzeck, etc.

L'ère du metteur en scène roi

Dans les années 50, le retentissement du travail accompli à Bayreuth par Wieland Wagner et le rayonnement d'une Maria Callas, sur qui étaient alors braqués les projecteurs de l'actualité, incitèrent des hommes de théâtre, des cinéastes, des chorégraphes à se tourner vers la scène lyrique. Ainsi commença une « re-théâtralisation » de l'opéra et s'instaura l'ère du metteur en scène roi.

   Ce furent d'abord, en Italie, Luchino Visconti et Franco Zeffirelli, qui réalisèrent notamment plusieurs mises en scène pour Maria Callas (la Traviata et la Somnambule par Visconti, la Tosca et la Norma par Zeffirelli). Sans adopter une approche symboliste, ils abandonnèrent le réalisme archéologique en faveur d'un esthétisme raffiné, s'essayant parfois à des évocations picturales « au second degré » (dans le Duc d'Albe, opéra posthume de Donizetti créé en 1882 et repris au festival de Spolète en 1959, Visconti a cherché à reconstituer le XVIe siècle flamand vu par les décorateurs et les costumiers de la fin du XIXe).

   Les premières années 60 virent s'essayer dans la mise en scène lyrique Jean Vilar (Macbeth à la Scala de Milan), Jean-Louis Barrault (Wozzeck à l'Opéra de Paris) et Maurice Béjart, qui, notamment dans sa Veuve joyeuse de la Monnaie de Bruxelles, introduisait une distanciation brechtienne.

   Entre 1965 et 1975 vont s'imposer en Allemagne Walter Felsenstein, fondateur du Komische Oper de Berlin-Est et Goetz Friedrich, et en Italie Giorgio Strehler et Luca Ronconi. En France, les personnalités dominantes de cette décennie sont Jorge Lavelli (Idoménée à Angers, Faust, Pelléas et Mélisande à Paris, etc.), qui déclare vouloir « mettre en scène la musique », et Patrice Chéreau, à qui est revenu l'honneur de mettre en scène à Bayreuth le Ring du centenaire (1976). À ces noms, il convient d'ajouter celui du scénographe tchèque Josef Svoboda, qui, par la rigueur avec laquelle il architecture l'espace scénique, par son art magique des éclairages, se montre le disciple d'Appia et de Wieland Wagner.

   Ce foisonnement de personnalités se traduit par autant d'approches et de styles. Chacun apporte une esthétique (symboliste, néonaturaliste, etc.) ou sa vision (marxiste, freudienne, etc.) du théâtre lyrique. Certaines attitudes communes se dégagent pourtant :

   ­ les metteurs en scène d'aujourd'hui aiment « re-situer » l'opéra dans le temps. À l'époque indiquée par le librettiste pour le déroulement de l'action, ils préfèrent souvent celle où l'œuvre a été composée ;

   ­ dans la direction d'acteurs, ils tendent à attacher plus d'importance à l'expression corporelle qu'à l'interprétation psychologique ;

   ­ ils font souvent équipe avec le même décorateur (Chéreau avec Peduzzi, Lavelli avec Bignens), et c'est parfois à partir des propositions de ce dernier qu'ils imaginent leur mise en scène ;

   ­ ils se livrent, sur les œuvres du répertoire, à un dépoussiérage d'autant plus radical que l'œuvre est censée être plus connue. Soucieux d'offrir une interprétation personnelle, ils effectuent une « relecture » du livret et de la partition ­ une analyse de ses lignes de force, une réinterprétation des situations ­ et se font parfois aider dans cette tâche par un « dramaturge ». Certains voudraient aller plus loin et faire acte de création, ou de re-création, en pratiquant des coupures et des interpolations, en intervertissant les actes, etc. Cela pose le problème de la marge de liberté dont dispose le metteur en scène. La discussion est ancienne. Au début du siècle, Albert Carré affirmait à l'occasion de la création de la Pénélope de Gabriel Fauré : « Le metteur en scène ne peut être que le très humble serviteur de l'auteur. » Tandis que, quelques années plus tard, le directeur du palais Garnier, Jacques Rouché, déclarait : « J'ai toujours réclamé la plus grande liberté pour le metteur en scène. » Que le débat passionne aujourd'hui l'ancien et le nouveau public des salles d'opéra est un signe encourageant pour l'avenir de l'art lyrique.