Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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France (XXe s.) (suite)

La musique concrète et électroacoustique

L'après-guerre voit aussi s'affirmer deux tendances novatrices, mais tout à fait opposées l'une à l'autre : d'un côté, l'école sérielle de Boulez, Barraqué, du Domaine musical ; de l'autre, la musique concrète de Pierre Schaeffer et Pierre Henry, dont sortira la riche école française de musique électroacoustique. Les premiers, qui ont marqué la musique contemporaine comme on le sait, croyaient à la partition, à la structure écrite, au point de négliger la perception de l'auditeur ; les seconds (dont les idées et les principes sont beaucoup moins connus) proposaient une musique faite à l'oreille et pour l'oreille, quasiment sans partition, à partir de sons enregistrés, composés sur le support d'enregistrement. La musique concrète, inventée en 1948 par Pierre Schaeffer (1910-1995), a été aussi décriée que méconnue, en France même, où elle continue de subir un mépris hautain, dont on aimerait qu'il ne soit pas seulement pur réflexe corporatiste d'un milieu musical scandalisé qu'on propose une méthode de réalisation musicale qui ne passe pas par la partition, symbole d'un savoir péniblement acquis. Pourtant, Schaeffer s'est montré toujours soucieux de lui donner une ambition formelle et musicale, de lui trouver son langage propre, ses « structures de référence » qui ne soient pas décalquées abstraitement de celles qui conviennent à la « musique de notes ». Schaeffer fut très dérangeant en tout cas pour les musiciens, dans la mesure où son analyse profonde de l'écoute musicale et de l'objet sonore, dans son Traité des objets musicaux (1966), met cruellement en valeur les faux-fuyants, les abus de terme qui reviennent dans le discours d'autojustification que les musiciens contemporains tiennent sur leur travail. De la musique concrète est sorti tout un courant riche et diversifié de musique électroacoustique française, qui est un des apports les plus originaux de la France actuelle à la création musicale. On connaît d'abord Pierre Henry (1927), premier collaborateur de Schaeffer à la Radio française (où est née la musique concrète), puis bâtissant, dans son studio Apsome, un prodigieux univers de sons et de formes, qui a su parler à tous les publics. La musique électroacoustique est aussi affaire de groupes, comme le Groupe de recherches musicales de l'I. N. A., fondé par Schaeffer et actuellement mené par François Bayle (1932), compositeur qui est un peu le Ravel et le Messiaen de la musique électroacoustique, avec son symbolisme, ses recherches d'écriture, son style acéré.

   Le G. R. M. a une activité de production et d'enseignement très féconde. En son sein ont mûri des compositeurs comme le puissant Bernard Parmegiani (1927) et aussi Guy Reibel (1936), Ivo Malec (1925), Jacques Lejeune (1940), Jean Schwarz (1939), Denis Dufour (1953), Philippe Mion, etc., qui en font toujours partie en 1980, ou comme Edgardo Canton (1934), Robert Cahen (1945), Michel Chion (1947), Luc Ferrari (1929), aujourd'hui le « marginal de service » de la musique française, attrayant et décontracté, Beatriz Ferreyra (1937), François-Bernard Mache (1935), inventeur d'une formule originale et vivante de confrontation de sons naturels bruts avec les sons instrumentaux, Janez Maticic (1926), etc., qui en sont sortis. Tous ces compositeurs passés par le G. R. M. sont parfois revenus à la musique instrumentale, à partir de leur expérience du « son concret » qui a marqué leur style ou leur écriture, ou bien ils ont toujours pratiqué parallèlement les deux techniques. C'est le cas, en particulier, d'Ivo Malec, nourri de l'influence schaefférienne, mise au service d'une expression très contrastée, poétique et violente.

   Les deux autres groupes importants de musique électroacoustique en France sont le Groupe de musique expérimentale de Bourges, fondé en 1970 par Christian Clozier (1945) et Françoise Barrière (1944), avec Roger Cochini (1946), Pierre Boeswillwald (1934), Alain Savouret (1942), etc., aux talents riches et différenciés, comme le sont ceux des membres du Groupe de musique expérimentale de Marseille, créé en 1968 par Marcel Frémiot (1920), qui en laissa plus tard la direction à Georges Bœuf (1937), entouré de Jacques Diennet (1947), Claude Colon, Lucien Bertolina (1946), Frank Royonlemée et du dynamique et créatif Michel Redolfi (1951). Ajoutons-y les « indépendants » qui n'ont appartenu à aucun de ces groupes, comme René Bastian (1935), Michèle Bokanovski (1943), André Almuro (1927), Fernand Vandenbogaerde (1946), ex-collaborateur de Jean-Étienne Marie (1917-1989), Marc Battier, Patrick Lenfant, Éliane Radigue, Pierre Bernard, Nicolas Frize, Francis Dhomont, Bruno d'Auzon, Ghedalia Tazartes (auteur de compositions bouleversantes) : on n'aura qu'une idée rapide d'une palette étonnamment variée de créateurs originaux, qui, sans se revendiquer « français », font pour une grande part la vitalité propre de la musique française.

La musique dodécaphonique et sérielle

Le courant sériel français de l'après-guerre, dont Pierre Boulez fut incontestablement l'animateur, n'a pas surgi par génération spontanée. Il a été préparé, voulu. Si Boulez fut en ce temps-là outrancier et agressif, il est vrai qu'il avait à s'imposer dans des conditions difficiles de « résistance passive » du milieu musical. Pierre Boulez (1925) avait, comme d'autres musiciens sériels, Jean Barraqué, Jean-Louis Martinet, plus tard Gilbert Amy, Paul Mefano, étudié dans la classe de Messiaen, profité de ses analyses rythmiques, et appris le dodécaphonisme chez René Leibowitz (1913-1972), compositeur et professeur, élève de Webern, qui joua un rôle capital en faisant connaître en France la musique et le langage de l'école de Vienne (Schönberg, Berg, Webern). L'œuvre de Debussy, et particulièrement Jeux (1913), étudiée sous un regard nouveau, alimenta aussi les spéculations compositionnelles des jeunes dodécaphonistes. Boulez fonda donc les concerts du Domaine musical (en 1954), fit découvrir la musique dodécaphonique et créa, dans la vie musicale, une grande animation. Rapidement, il refuse de se borner à « appliquer » un système donné une fois pour toutes, fût-ce le dodécaphonisme de Webern, qu'il prend comme référence absolue, incontournable par tout musicien digne de ce nom, mais il veut généraliser la série, en radicaliser l'emploi, dans le sens d'une complexité accrue (alors que Webern cherchait à simplifier et à raccourcir). Il s'agit d'« éliminer toute trace d'héritage », comme il le dit à propos des Structures, pour 2 pianos (1952), une œuvre qui marqua moins par son audition (elle fut peu entendue) que par les remous de parole et les discussions de principe dont elle fut l'occasion. Par contre, le Marteau sans maître (1954) frappa les oreilles, avec ses sonorités pépiantes et tintinnabulantes, enthousiasma Stravinski, et servit de modèle, de moule à bien des imitations. Dix ans plus tard, Gilbert Amy, Jean-Claude Éloy, etc., pouvaient y trouver une référence. On ne manqua pas, dans les polémiques qu'alimentait la jeune musique postwébernienne de déplorer la main-mise de l'« hydre germanique » sur notre musique nationale. Mais toutes les musiques n'ont-elles pas vécu de croisements entre les nations, d'échanges d'influences ?

   On parle presque toujours de cette école comme d'une cohorte homogène et implacable. En fait, elle comprenait des personnalités très diverses et indépendantes. Certains abandonnèrent assez vite le langage sériel, comme Serge Nigg (1924) ou Jean-Louis Martinet (1912), tandis qu'André Casanova (1919) lui restait fidèle. D'autres ont suivi des chemins divers, comme André Hodeir (1921), spécialiste du jazz, Michel Fano (1929), devenu réalisateur de bandes sonores de films, Maurice Le Roux (1923), qui s'affirma comme chef d'orchestre et animateur au service de la musique contemporaine. Leur œuvre est peu connue, alors que celle de Jean Barraqué (1928-1973), scellée par une mort prématurée, a des admirateurs passionnés qui soulignent sa rigueur et son lyrisme proliférant. De la seconde génération sérielle (et sans doute la dernière), celle des élèves de Boulez, émergent plus particulièrement Gilbert Amy (1936), solide et clair, Jean-Claude Éloy (1938), plus tard visité par l'influence orientale, et en rupture avec sa période « abstraite », et Paul Méfano (1937), tempérament bouillonnant, et animateur très actif. Tous trois n'écrivent plus dans le langage de Webern, qui les a cependant marqués de son influence.

   La musique sérielle des premières années se distinguait par un délire d'abstraction exacerbée, dont la logique échappait tout à fait à l'oreille, mais qui s'imposait par une élocution vive, contrastée, nette, implacable. La musique sérielle française se voulait une pensée ; elle est restée pour beaucoup une sonorité : une espèce de carillonnement cristallin, très nerveux, spasmodique par moments, et, à d'autres, très délicat et moelleux. On sait l'affection de cette école pour les sonorités fines qui tintent (guitare, vibraphone, harpe) ou crissent (maracas). Cette sonorité, on la retrouve dans l'écriture de compositeurs qui n'ont jamais pratiqué le langage sériel, et elle est typiquement française dans sa transparence et sa netteté graphique.

   Aujourd'hui, on reconnaît volontiers que cette période de sérialisme strict et racé, à la française, est révolue. Mais on la considère toujours comme une référence, on la réexplique sans cesse. La création, en 1975, de l'Institut de recherche et de coordination acoustique/musique (I. R. C. A. M.), important centre de recherches au Centre Georges-Pompidou à Paris, conçu par et pour Pierre Boulez, avec pleins pouvoirs, est venu officialiser cet héritage. Par un revirement entier, l'homme que le milieu musical français regardait avec méfiance il y a vingt ans est devenu, depuis qu'il a été plébiscité sous d'autres cieux (comme chef d'orchestre), l'homme providentiel de la création musicale, le rédempteur attendu pour nous délivrer de la confusion des langages. Cependant de récentes dissensions (départs successifs de presque tous les chefs de départements de l'I. R. C. A. M.) trahissent un malaise certain.