Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Moussorgski (Modeste) (suite)

Une carrière singulière

Il est peu de musiciens qui ont été autant imités ponctuellement. Chacun a trouvé son compte et de quoi alimenter sa propre esthétique dans les œuvres de ce compositeur, de Debussy à Janáček, de Berg à Poulenc. Et un grand nombre de musiciens se sont également dévoués pour arranger ces œuvres, pour les rendre « présentables » à l'orchestre : à commencer par Rimski-Korsakov qui a consacré beaucoup de temps à en faire briller la musique sombre et sourde, à la parer, à lui donner l'orthodoxie d'écriture et les séductions orchestrales qui la rendraient plus assimilable. En même temps, les œuvres ainsi « dénaturées », repeintes, restent cohérentes, émouvantes, plausibles. Comme si ce côté brillant qu'ont donné un Ravel et un Rimski-Korsakov à la musique de Moussorgski était enfermé en elle comme une potentialité. Mais cette sonorité sombre, pauvre, sans harmoniques a été incontestablement voulue et choisie, et l'on ne peut plus parler d'incapacité à faire sonner la musique. L'accompagnement souvent décharné, dur, des mélodies pour piano est là pour le prouver. Il n'eût pas fallu beaucoup de savoir-faire au pianiste expérimenté qu'était Moussorgski pour rendre tout cela « joli » et brillant. S'il écrit les Tableaux d'une exposition apparemment « contre » le piano, c'est par fidélité avec ce qu'il « entend ». Son esthétique, il l'a souvent rappelé, n'est pas le « beau » en soi, encore moins l'« habile », mais le « vrai ». Il renoue avec la vieille ambition platonicienne et montéverdienne de la mimesis, de l'imitation, mais d'après nature, sans recourir au répertoire codé des formules musicales « expressives ». Comme Flaubert fuyait la phrase toute faite, il ne se permet pas un cliché musical. Obsédé par le projet de traduire musicalement la vérité du parlé, il dit ne plus pouvoir entendre un discours sans le transcrire dans sa tête en notes : non pas en quelque parlando languide, mais en des mélodies fermes, diatoniques, dont se dégage, épurée, stylisée, la vérité d'un mouvement de l'âme. Son harmonie, critiquée pour l'« illogisme » de ses enchaînements, est une harmonie d'intonation : elle donne une certaine intonation à la note chantée qu'elle soutient. Car la voix est le centre de sa musique, et le piano, ou l'orchestre, accompagnateur en est entièrement solidaire ; ils ne tissent pas une symphonie parallèle, ils ne courent pas la poste indépendamment de la voix, comme dans les lieder de Schubert, ils n'assurent même pas un mouvement perpétuel servant d'assise, mais ils soulignent et ponctuent.

   Épileptique, alcoolique et sujet à des crises nerveuses, Moussorgski avait de bonnes dispositions à l'hallucination ­ l'hallucination la plus forte étant celle qui naît du réel vu autrement, l'inquiétante étrangeté du familier. Ainsi, Moussorgski est le musicien du réalisme halluciné ; chacun de ses personnages ­ même, dans les Enfantines, l'enfant qui minaude et dont les intonations sont transcrites avec vérité ­ semble vu à travers le prisme d'une espèce de transe hallucinée. Comme certains peintres tendus vers le réel, il fait passer son regard avec sa vision. Comme Flaubert, toujours, il s'est réfugié dans le réalisme par réaction contre une propension naturelle à se perdre corps et âme dans des visions mystiques, mais ce regard fou reporté sur le réel donne au réalisme plus de force encore et de vérité.

Moussorgski, musicien sauvage ?

On parle un peu trop de son génie comme d'un phénomène de génération spontanée à partir de la seule influence de la musique populaire russe, comme s'il avait été un analphabète inspiré. Or, s'il n'avait pas de formation académique très poussée ­ il avait reçu quelques leçons de Balakirev ­, il avait fréquenté et assimilé profondément le répertoire européen, dont celui de Schumann, et l'avait dans le sang. C'est un homme très cultivé, occidentalisé, plus intellectuel que bien des musiciens académiques. Cette culture, il a su l'utiliser, non pas comme système repris globalement, mais par des références ponctuelles, comme amenées par un besoin d'expression. En ce sens, il semble manier le langage musical, qu'il utilise hardiment, comme il manierait une arme : c'est-à-dire, en définitive, comme un instrument. Il ne pense pas dans son système : il empoigne la musique telle qu'il la connaît, il en fait quelque chose de fort et de nouveau.

   On reconnaît aussi la musique de Moussorgski, dans ses pages les plus personnelles, à son débit : ce n'est pas le flux régulier de la poésie ; c'est celui, brisé, discontinu (on le lui a beaucoup reproché) d'une « prose ». De la « musique en prose », c'était rare et ce n'est toujours pas très courant. Mais, comme par compensation, il est très courant dans sa musique qu'une phrase musicale soit redoublée immédiatement après avoir été énoncée. La répétition, qui n'affecte pas la forme d'ensemble, apparaît dans le fil du discours, dans son présent, à travers ces « redoublements », dont Debussy, après lui, systématisa l'emploi (mais César Cui reprochait déjà ce procédé à la musique de Rimski-Korsakov ­ ce qui laisse penser qu'un tel procédé était dans l'air, autour de Moussorgski). Ainsi, cette musique semble avancer vers l'inconnu en s'assurant à chaque fois du pas qu'elle vient de faire, un pas ferme, large, mais en même temps risqué, nouveau. Si on ne doit à Moussorgski aucune de ces « innovations » précises, dénommables que l'histoire de la musique, comptable ordonnée, aime enregistrer au crédit de chaque « grand musicien », on lui doit peut-être bien plus : une aventure, une échappée, dont il a payé le prix lourdement, et dont des musiciens rangés et sérieux ont, après lui, largement profité. Il est un de ces courageux qui, à certaines époques, assument cette tâche nécessaire : renouveler l'alliance de la musique avec le vrai.

Mouton (Charles)

Luthiste et compositeur français ( ? 1626 – ? apr. 1699).

Sans doute élève de Denis Gaultier, il est d'abord luthiste à la cour de Turin, de 1670 à 1678, puis se fixe à Paris où sa virtuosité et son enseignement assurent très rapidement sa renommée. Parmi ses élèves les plus célèbres, citons Le Sage de Richée et surtout le fameux Milleran, interprète du roi. Deux de ses livres de pièces pour luth, publiés en 1699, ont été conservés. Ils contiennent 9 suites, de 4 à 11 morceaux, débutant le plus souvent par un prélude suivi d'une allemande et finissant par une sarabande, l'ensemble de la suite évoluant, en général, dans une même tonalité. Ses pièces ont souvent des titres descriptifs, en particulier les préludes (la Promenade, le Rêveur). La plus remarquable, en la matière, est une pavane, les Amants brouillés, dont le style brusqué et désordonné est très évocateur. D'autres pièces sont conservées dans divers manuscrits, en particulier des transcriptions pour luth d'extraits d'opéras de Lully (menuets de Bellérophon, Proserpine, le Triomphe de l'amour, gavottes de Psyché et d'Isis). Par ses dons d'interprète exceptionnels, il est considéré comme l'un des derniers grands luthistes français du XVIIe siècle.