Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
C

concrète (musique) (suite)

L'énigme musicale

C'est dans une investigation des « intentions » de l'oreille, de ses façons de percevoir, de sa gestalt, que les travaux de P. Schaeffer ont été les plus féconds, sans convaincre forcément des milieux toujours attachés à une description physique des sons et à une combinatoire préconçue. Outre que la tendance « rationaliste » résiste opiniâtrement aux enseignements expérimentaux, et que des centres comme l'I. R. C. A. M. feignent d'ignorer un acquis indispensable, il n'est pas sûr que l'électronique, même relayée par l'informatique, permette si vite de résoudre l'énigme musicale. Au niveau supérieur des complexités, le sens de l'énoncé musical provient d'un jeu entre les valeurs et les caractères musicaux. Longtemps, du moins en Occident, cette dialectique a été celle des hauteurs et des durées, le timbre ne jouant qu'un rôle de différenciation des parties concertantes. Cette musique, qui a produit les plus grands chefs-d'œuvre en vertu d'une très simple grammaire de la tonalité, semble aujourd'hui épuisée. C'est en vain qu'on se tourne vers les musiques d'autres civilisations, mal conservées et mal explorées, qui toutes relèvent de grammaires différentes, quoique inspirées de principes analogues. La grande coupure pratiquée au cours du XXe siècle, aussi bien par la négation sérielle que par l'irruption électroacoustique, laisse largement ouvert le problème de la « musique même ».

   Le champ de son développement est-il illimité comme le croient certains, par analogie au progrès scientifique ? Ou est-il borné par la nature même de l'homo sapiens, lui-même contenu dans ses registres de perception et de sensibilité, d'expression et de communication ? De sorte que c'est en profondeur et non en surface, dans la conscience d'entendre et non pas seulement dans les moyens de faire, que devraient s'exercer la réflexion et le progrès. Ce qui peut mener à une conclusion : l'investigation musicale ramène esentiellement à une anthropologie, de même que la divergence des manifestations actuelles, des inspirations et des écoles reflète éloquemment la pittoresque incertitude de la société contemporaine.

Les grandes dates de la musique concrète

Entre 1948, date de naissance officielle, et le début des années 60, où la musique concrète renonce à son étiquette propre pour se fondre dans le courant « électroacoustique », l'histoire du genre compte deux ou trois tournants importants. Les premiers essais de Schaeffer, les Études de bruit de 1948 (Étude aux chemins de fer, pour piano ou violette, aux tourniquets, Étude pathétique) sont, hormis la dernière, plus « abstraites » dans leur propos que les titres ne le donnent à penser. Ainsi l'Étude aux chemins de fer, sur des sons de locomotive, est une « étude de rythme » plus qu'un tableau descriptif. Après ces œuvres brèves (pas plus de 5 minutes chacune), auxquelles il faut ajouter la Suite 14, l'arrivée de Pierre Henry, alors tout jeune, vient donner l'élan décisif : ce sont les œuvres communes, plus vastes et ambitieuses, la Symphonie pour un homme seul, 1949-50, les 2 opéras concrets Orphée 51, 1951, et Orphée 53, 1953, où chacun apporte son talent : l'aîné, son humour, son sens dramatique, son oreille très personnelle et son sens de la proportion très fin et sensible (et naturellement aussi ses arguments et ses textes) ; le cadet, sa créativité sans frein, sa vitalité, son sens inimitable de l'espace et de la vie du son. Pierre Henry s'affirme parallèlement par une production copieuse d'œuvres expressionnistes ou « virtuoses ».

   Cependant, Pierre Schaeffer cherche déjà avec Abraham Moles, Jacques Poullin, etc., puis avec une équipe de chercheurs, les bases d'un Solfège de l'écoute, qui aboutira dans le monumental Traité des objets musicaux (1966). En 1951, le Groupe de recherche de musique concrète, issu du studio d'essai de la R. T. F., a été officialisé. C'est le noyau initial du futur Groupe de recherches musicales, fondé en 1958. La petite équipe du G. R. M. C. des années 50 (Schaeffer, Henry, Arthuys, Poullin, etc.) se répand en expériences, en analyses de l'objet sonore, et ses travaux suscitent des polémiques, notamment de la part des jeunes musiciens « sériels » (Boulez, Barraqué, Stockhausen), qui, venus s'essayer à la musique concrète de 1951 à 1952 armés pour penser la musique en notes et en structures écrites, se trouvaient désarmés devant ce matériau qui n'obéissait pas toujours à leurs intentions. Il y eut des attaques violentes, dont la musique concrète ne semble pas s'être relevée dans l'avant-garde, aujourd'hui officielle, et, pourtant, combien la connaissent autrement qu'à travers ces anathèmes d'il y a vingt-cinq ans.

   En 1958, nouveau tournant, avec le départ de Pierre Henry, la reprise en main du G. R. M. C. par Pierre Schaeffer, qui réorganise le groupe, le baptise Groupe de recherches musicales, lui donne pour programme de mener à bien l'investigation du sonore et la recherche rigoureuse d'une musique généralisée, conçue à partir du son tel qu'il est perçu. Si l'on reste attaché au matériau « concret » (les sons microphoniques), c'est désormais pour faire une musique « abstraite » anti-expressionniste, à l'opposé de la Symphonie pour un homme seul (encore que celle-ci soit pleine de recherches formelles et d'écriture), et mettant en valeur des variations de caractères sonores dans le champs de l'écoute. Il s'agit de dégager l'abstrait du concret. Les 3 Études de 1958-59 de Pierre Schaeffer (Étude aux allures, aux sons animés, aux objets) donnent l'exemple, suivies par les premiers travaux « concrets » de Mâche, Ferrari, Bayle, Malec, etc., qui sont les piliers du nouveau G. R. M. Avec l'avènement de la « musique électroacoustique », courant plus global et syncrétique, et, surtout, après la parution du bilan du Traité des objets musicaux, cette école de Paris, si elle garde une identité très forte, tend à se diversifier en styles, en démarches multiples. Seul, ou presque, Pierre Henry, travaillant à partir de 1960 dans son propre studio, Apsome, est resté dans ses dernières œuvres très proche du rêve primitif de la musique concrète.

   La musique « acousmatique » du G. R. M. actuel, les musiques électroacoustiques récentes composées en France empruntent des chemins différents. Mais la musique concrète est loin d'être un phénomène strictement localisé dans le temps et dans l'espace (Paris, entre 1948 et le début des années 60), puisque certaines des plus grandes œuvres dites aujourd'hui électroacoustiques (Variations pour une porte et un soupir de Pierre Henry ; Espaces inhabitables de Bayle ; Violostries de Parmegiani ; même les Hymnen de Stockhausen et Acustica de Mauricio Kagel) doivent beaucoup à l'expérience de la musique concrète primitive ; et que l'on peut suivre les prolongements de ce courant aujourd'hui considéré comme révolu, dans la production de compositeurs aussi divers que Henry, Bayle, Ferrari, Xenakis, Malec, Parmegiani, Savouret, Redolfi, Chion, Grisey, Levinas, etc., et à l'étranger, de Mimaroglu, Riedl, Kagel, De Pablo, et même Cage et Stockhausen.