Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
Q

quatuor à cordes (suite)

Bartók

Le plus bel ensemble de quatuors composé au XXe siècle, et qu'on ait pu comparer à celui de Beethoven, est celui de Bartók. Son cas est unique, puisque ses six quatuors à cordes, composés sur une large période de temps (successivement en 1908, 1917, 1927, 1928, 1934, 1939) forment un véritable ensemble, à la fois dense, varié, uni et totalement engagé, concentrant le meilleur de ce compositeur. Alors qu'on voit d'autres grands auteurs « tâter » brillamment du quatuor, un peu comme s'ils sacrifiaient à un rite de passage (celui qui garantit l'entrée dans le professionnalisme et la science de l'écriture), Bartók s'approprie totalement, de l'intérieur, cette forme d'expression, la repense. D'abord en cassant le moule classique en quatre mouvements, pour recréer une forme originale qui soit entièrement sienne : ses six quatuors, sauf le dernier, ont grosso modo une forme en arche (trois à cinq mouvements, enchaînés ou non, construits autour d'une clé de voûte constituée par le mouvement central). Ensuite en en recréant le style. Le violon, l'alto, le violoncelle de Bartók sont âpres, appuyés, percussifs, rarement fluents, moelleux et détendus.

   Bartók se réfère souvent à l'expressionnisme du violon tzigane, plutôt qu'à l'expressivité coulante du violon italien. C'est un violon tellurique plutôt qu'aérien ou aquatique. De plus, Bartók trouve dans le quatuor à cordes la formule instrumentale qui exprime le mieux son sens de la musique comme cri, effort arraché au silence, pris dans les limites de l'instrument poussées à bout. Nombre de moments de ces quatuors sonnent comme des conquêtes sur le vide, le noir. L'émission de l'instrument à archet est accusée dans son côté pénible, grinçant, « crincrin », dans ce qu'elle a de douloureux et d'antinaturel, au lieu d'être oubliée, comme chez Debussy, dans la plénitude de la sonorité. Plus même que certains musiciens d'« avant-garde » qui l'ont suivi, Bartók repense sa musique à partir de l'émission du son, dans ses inégalités, sa tension, ses retombées.

   Comme le souligne Pierre Citron, les thèmes ne sont pas donnés d'emblée ; ils se forment souvent à partir d'une seule note, ou de deux, ressassées dans une genèse difficile. Les intervalles de hauteurs utilisés sont souvent très resserrés, Bartók les « économise », puisque son « unité thématique », celle avec laquelle il bâtit ses thèmes, est plus souvent le demi-ton que le ton. Le thème cyclique du Quatrième Quatuor s'énonce d'abord sous sa forme contractée, dans un ambitus minuscule d'une tierce mineure. Mais il se trouve tôt ou tard un moment où le ressort qui « compresse » la mélodie dans une zone aussi réduite se détend, où le thème subit une sorte d'expansion naturelle de ses intervalles, et adopte un contour diatonique, très franc, voire archaïque (début du dernier mouvement du même Quatrième Quatuor). Ce principe de resserrement, de condensation, guide aussi la façon d'écrire pour les quatre parties, qui ne sont pas harmonieusement étagées pour « couvrir » toute la tessiture, mais qui sont serrées, mises en boules les unes contre les autres, dans un véritable corps à corps contrapuntique. Les moments abondent où les parties « se marchent sur les pieds ». L'impression dominante est celle d'une lutte et d'un travail dans un espace de hauteur étroitement mesurée.

   En revanche, Bartók varie considérablement les modes d'attaque, donc les timbres et les couleurs : harmoniques, pizzicati, pizzicati suivis de glissandi, pizzicati violents avec rebondissement de la corde sur la touche (quatrième et cinquième quatuors), vibrato ou non vibrato, archet « sul ponticello », ou jeu « col legno » ­ il joue de toute une palette entre le timbre plein et facile, le timbre rude et « arraché », et le timbre complètement blanc, mourant et décoloré (partie « senza colore », sans couleur, du Sixième Quatuor). L'émission du son traduit ainsi différents états de la force vitale, avec des alternances de dépression ou de fièvre.

   Il ne faut pas oublier que Bartók était par ailleurs un pianiste virtuose, avec un goût et un talent certain pour le brillant. Il aborde le quatuor comme si, par ce genre, il voulait révéler l'autre face de lui-même, en réaction intime contre sa propension au brillant facile. Ainsi, à la vigueur lumineuse et perlée du piano, s'oppose dans son œuvre la rudesse terrienne des cordes, dans ses quatuors. Cependant, même dans ses quatuors les plus austères, il n'oublie jamais d'utiliser son sens dramaturgique de la forme, pour faire de ces œuvres de véritables aventures de sentiments et de sensations, des drames prenants : pour ménager des surprises, des repos, des pirouettes ; pour faire cadeau à l'auditeur d'un moment facile et distrayant ou d'un ostinato revigorant, au milieu d'un passage aride. Si bien que ces œuvres sont à la fois tendues et variées, denses, humaines et sévères : en un mot, de véritables microcosmes où le compositeur se donne tout entier, sans précaution et sans réserves.

   Le Premier Quatuor, composé en 1908, reprend donc, comme l'a souligné Pierre Citron, le flambeau beethovénien : le travail architectural mis en œuvre dans cette pièce en trois mouvements, lento, allegretto, allegro vivace, tendu dans un mouvement d'accélération progressive du tempo, laisse peu de place à la séduction et au repos. Il débouche cependant, comme beaucoup d'œuvres de Bartók, sur un épanouissement dans la danse populaire.

   Le Deuxième Quatuor (1916-17), contemporain de la Suite pour piano, enrichit son écriture de procédés d'émission variés (pizzicati, glissandos) et adopte toujours la forme « en arche » chère à l'auteur de la Musique pour cordes, percussions et célesta : moderato, allegro molto capriccioso, lento, le dernier mouvement traduisant la fascination de Bartók pour le silence toujours prêt à engloutir la musique ; certains passages semblent conquis sur l'« à quoi bon » de l'instinct de mort.

   Le Troisième Quatuor, lui, composé dix années après, en 1927, obtint un prix de la Musical Fund Society de Philadelphie. Il poursuit le travail de forme des précédents quatuors, par l'adoption d'un parcours musical d'un seul tenant, avec ses quatre parties enchaînées, dont la dernière se présente comme « coda » : prima parte (moderato), seconda parte (allegro), ricapitulazione della prima parte (moderato), et coda (allegro molto, reprenant des éléments de la première partie). Ce fut le premier quatuor de Bartók à connaître une relative popularité ; sa rigueur étant tempérée par la brièveté et la netteté de sa forme. Il varie encore les procédés d'attaque de l'instrument. À partir de ce Troisième Quatuor, on peut dire que Bartók a « trouvé » son inspiration dans cette forme musicale, que celle-ci lui appartient ; et les trois quatuors suivants en tireront les conséquences : le Quatrième et le Cinquième étant les plus épanouis, les plus extravertis, cependant que le Sixième semble s'infléchir en pente douce vers la mort.

   Dédié au Quatuor Pro Arte de Bruxelles, le Quatrième Quatuor amplifie et systématise, dans une durée assez large et détendue, le principe de la forme en arche, organisée autour d'un noyau, moment de suspension des contraintes, qui est ici le troisième mouvement. On a successivement un allegro de forme sonate (d'une densité et d'une énergie incroyables ; on pense à quatre travailleurs robustes, associés dans une tâche commune et urgente), puis un prestissimo con sordino constituant le premier scherzo (c'est un mouvement perpétuel de « fileuse », vertigineux et irréel, de forme symétrique ABA'), puis le non troppo lento (mouvement central, récitatif extatique avec des solos de violoncelle, de violon, d'alto, moment de félicité « cantabile », conquis de haute lutte, s'élevant du milieu de l'œuvre comme depuis un endroit élevé, inentamable par le temps), après quoi vient un allegro pizzicato (deuxième mouvement perpétuel et second scherzo ; de forme ABA', faisant écho au premier, dont il semble une version « solidifiée », avec ses pizzicati et reprenant de cet autre scherzo des éléments thématiques, qu'il renouvelle par un de ces procédés d'expansion diatonique dont nous avons déjà parlé), enfin un allegro molto, de forme ABA', débutant comme une de ces danses de village extrêmement dynamiques et telluriques (avec un thème procédant du thème cyclique initial, toujours par élargissement des intervalles) avant de revenir à l'écriture plus tendue et aux intervalles plus resserrés du premier mouvement, dont la fin va se trouver presque textuellement reprise pour conclure le quatuor tout entier.

   On voit à quel degré Bartók a poussé ici la recherche de la symétrie. Ailleurs cette symétrie décrit souvent un cycle naissance-vie-mort ; tandis qu'ici le caractère général est dynamique et positif. C'est dans le sublime troisième mouvement que l'on trouve un des chants les plus ouverts et les plus aériens de Bartók. Une fois n'est pas coutume dans les quatuors, ce mouvement central est fait, avant tout, de solos accompagnés, où les solistes, soutenus par les accords du reste du quatuor, jouant comme « à bouche fermée », se livrent à l'extase du chant. Le violon est ici arraché à la pesanteur, à la terre, à son travail ingrat de labourage thématique, pour se laisser aller, sans arrière-pensée formelle, à l'effusion orale pure. Ce n'est pas pour rien qu'on a ici les sonorités les plus déliées du quatuor bartokien.

   On peut dire du Cinquième Quatuor qu'il fait fond sur l'optimisme et la dynamique expansionniste du précédent, puisqu'on y retrouve la même ampleur et la même structure symétrique en cinq mouvements. Cependant Bartók a inversé les oppositions de tempos, et au lieu du schéma modéré-vif-lent-vif-modéré, on a ici le schéma rapide-lent-vif-lent-rapide, qui donne plus d'importance à l'allure lente. Les cinq mouvements sont : allegro (attaquant de manière claironnante et décidée, mais aussi déjà entrecoupée, guettée par une destructuration possible), puis un adagio, sur un ton général de murmure (musique de bruissements, que l'on peut rapprocher de la « Musique de nuit » de la Suite en plein air, ou d'autres nocturnes bartokiens), un scherzo central alla bulgarese, avec trio (et qui, avec ses rythmes 4 + 2 + 3, et 3 + 2 + 2 + 3, représente cette part que Bartók accorde toujours, malgré tout, dans ses œuvres les plus tendues, à la danse) ; puis un andante faisant écho à l'adagio (mais moins « objectif », plus dramatique, voire romantique, avec ses appels en tierce mineure ascendante) et enfin un final très survolté, avec des ruptures de ton tout à fait étonnantes, comme ce petit thème insignifiant en la majeur venant couper une frénésie chromatique. C'est dans cette sorte de caprice soudain que, comme chez Beethoven, on ressent une espèce de délire d'exaltation formelle, qui entraîne à des gestes de provocation, comme ce brutal collage d'un la majeur idiot et redondant dans une musique très tendue.

   Quant au Sixième Quatuor, le dernier, il a été composé en 1939, peu avant le départ de Bartók pour les États-Unis, et, dit-on, dans la mémoire de sa mère, qui venait de mourir. Cette musique désolée utilise un thème cyclique, tournoyant et désespéré, qu'il déploie peu à peu, dans un ralentissement constant du tempo. Le premier mouvement énonce le thème en question, chromatique et plaintif, pour introduire un mesto vivace ; le second mouvement est tiré mesto marcia ; le troisième est une burletta, un grotesque sans joie, et le quatrième et dernier, mesto tout court, « achève » l'œuvre dans une atmosphère sans espoir, où le puzzle formel, achevant de s'assembler, débouche sur la mort et l'atonie.

   Ainsi, les six quatuors de Bartók forment un cycle complet où le travail d'écriture n'est jamais une brillante formalité, mais où l'homme s'expose tout entier. Après Bartók, on n'a plus trouvé de cycle équivalent. Certes, la musique d'avant-garde respecte toujours la forme prestigieuse et « sévère » du quatuor. Les trois Viennois eux-mêmes, dont l'œuvre a eu une telle influence sur la jeune musique d'après la Seconde Guerre mondiale, avaient honoré cette forme : Arnold Schönberg compose, outre un quatuor de jeunesse (1897), quatre quatuors officiellement enregistrés : un premier en mineur, op. 7, avec quatre mouvements cycliques, ne comportant aucune reprise (1904-1905) ; un deuxième quatuor en fa dièse mineur op. 10 (1907-1908), avec une voix soliste dans les deux dernières parties, chantant sur un poème de Stefan George ; un troisième quatuor op. 30, de langage dodécaphonique (1926), et enfin un quatrième quatuor op. 37, composé en 1936, bâti sur une série unique. Quant à Alban Berg, on lui doit le quatuor de 1910 (op. 3) et surtout la Suite lyrique (1925-26), en six mouvements, quatuor « autobiographique », plus encore qu'on ne l'avait imaginé, puisque les notes des motifs sur lesquelles il est construit sont des messages d'amour chiffrés. Enfin Anton von Webern dédia au quatuor à cordes ses Cinq Mouvements op. 5 (1909), ses Six Bagatelles op. 9 (1913), et son Quatuor à cordes op. 28 (1938), en trois mouvements.

   Parmi les quatuors à cordes contemporains, souvent mais pas toujours marqués par l'abstraction post-wébernienne, on peut citer des œuvres comme ST-4 (1956-1962), de Yannis Xenakis, Sincronie (1962-1964), de Luciano Berio, les deux quatuors de Betsy Jolas, dont le second utilise une chanteuse soprano, pour des vocalises purement instrumentales, avec le pari d'intégrer la voix humaine dans cette famille jalouse et fermée du quatuor à cordes ; le Livre pour quatuor (1948), de Pierre Boulez, une de ses œuvres les plus sévères qu'il reprit, transcrivit et recréa pour en faire un Livre pour cordes ; le quatuor d'Henri Dutilleux Ainsi la nuit (1976) ; l'Archipel II d'André Boucourechliev, écrit pour la formation du quatuor Parrenin (qui fut un des meilleurs défenseurs du quatuor moderne), œuvre aléatoire aux limites du silence ; les quatuors « tachistes », pleins d'effets de sonorités, de Penderecki, mais aussi ceux de Lutoslawski, Durko, Elliott Carter, Scelsi, Ferneyhough, Dusapin, Kagel, et de très nombreux autres compositeurs. Ainsi le genre du quatuor à cordes reste-t-il un des plus stables dans l'histoire de la musique occidentale, avec sa formation canonique. Cependant, le répertoire moderne compte aussi des quatuors pour des formations uniques comme le Quatuor pour la fin du temps d'Olivier Messiaen.