Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
C

concerto (suite)

La forme du concerto

« Le concerto n'a pas de forme propre », écrit André Hodeir, non sans raison, dans un petit ouvrage sur les Formes de la musique. Cette affirmation peut faire bondir : qui ne sait que le concerto classique est généralement en 3 mouvements, vif-lent-vif ; et qui ne ressent la force des conventions qui, dans le concerto classique, dictent à chaque mouvement son moule et font, par exemple, presque obligatoirement du dernier mouvement un rondo tourbillonnant ? Malgré tout ce qu'on a pu faire depuis Weber pour la remettre en cause, la forme en 3 mouvements a tenu bon de Vivaldi à Berg, Bartók, Stravinski, ce qui dénote en elle une nécessité de structure. Et, pourtant, peu de formes ont été aussi souvent aménagées, reprises que celle du concerto, pour finalement revenir à leur essence initiale.

   Cette forme symétrique et ternaire a tendance à se refermer sur elle-même assez rapidement. Alors que, parvenue au terme de son deuxième mouvement, la symphonie voit encore devant elle un parcours assez long et complexe de 2 mouvements, la première mesure du dernier mouvement de beaucoup de concertos a déjà un caractère bouclé, conclusif : c'est un thème de rondo enlevé, indiscutable, pimpant ­ et il est clair que malgré des épisodes intermédiaires plus ou moins richement variés en thèmes, en tempo, ce thème revient autant de fois qu'il le veut pour l'emporter haut la main, sans discussion. D'où cette impression, à la limite, qu'un concerto est, sinon déjà terminé, du moins, déjà « joué », du point de vue formel, dès la première mesure de son rondo final ; impression qui frappe aussi les commentateurs des concertos de Mozart : après le tragique ou le pathétique du mouvement lent, la musique saute à pieds joints dans une insouciance totale, sans ombre, qui ne prend même pas la peine d'apporter un semblant d'écho et de réponse à l'inquiétude du deuxième mouvement, et qui l'ignore complètement. Ce geste formel abrupt, refermant les horizons infinis qui s'ouvraient encore il y a quelques secondes, pour donner le spectacle clos d'une réjouissance mondaine (et même pas panique ou tellurique, comme parfois dans la symphonie), participe, croyons-nous, de l'esprit du concerto. Dans la symphonie, on peut voyager dans les éléments, les étoiles, le minéral, le métaphysique, le jour et la nuit. Le concerto classique, lui, ne nous laisse pas quitter longtemps le clan des humains.

   On essaiera ici, pour conclure, d'étudier à travers plusieurs œuvres de référence dans le domaine du concerto ces problèmes de forme. On prendra par exemple, pour commencer, le cas d'un concerto baroque, et, plus précisément, le premier mouvement du concerto le Printemps en mi majeur des Quatre Saisons, où le violon joue en soliste. On y entend successivement : une ritournelle dansante en mi majeur du tutti dans lequel se fond encore le « violon principal » ; ce violon se détache du peloton pour émettre des trilles imitant le chant des oiseaux, et non mélodiques ; 2 autres violons solos sortent du rang pour triller avec lui, comme dans un concerto grosso ; après quoi le violon principal se fond avec les premiers violons pour un autre épisode imitatif en doubles croches liées 2 par 2 évoquant les « zéphyrs » (mes. 31). C'est à la mesure 47 qu'il a droit à son premier solo, pour lui tout seul, une sorte de marche harmonique traitée en arpèges brisés ; nouveau tutti sur le thème de ritournelle, en do dièse mineur, où le violon solo redevient simple fantassin ; nouveau solo à 3, avec 2 autres violons solos, pour imiter les oiseaux ; thème secondaire du tutti ; bref solo en doubles croches menant à la ritournelle finale.

   Dans ce bref inventaire, on peut constater : l'alternance serrée des solos et des tutti ; la répartition tranchée des fonctions entre des tutti qui se réservent la mélodie (tutti auquel se joint alors le solo), et les solos réservés à une virtuosité athématique et impersonnelle (gammes, arpèges, marches harmoniques modulantes). Bref, le soliste n'énonce jamais seul la partie mélodique, laquelle s'identifie au tutti : le tutti chante, le solo fait des gammes. Par ailleurs, l'individualité de ce dernier n'est pas mise en valeur autrement que par le privilège de la virtuosité. Mais il faut se hâter de dire que la situation se renverse complètement dans le mouvement lent central : l'orchestre se transforme alors en « tapis d'accompagnement », et le violon solo peut chanter alors tout son saoul, en vedette, une grande aria d'inspiration vocale et opératique. Quant au troisième mouvement, il referme l'œuvre sur une Danza pastorale de forme rondo (refrain et couplets) parfaitement identique de structure au mouvement précédent.

   Si l'on examine le Concerto pour clavecin et orchestre en mineur BWV 1052 de Jean-Sébastien Bach, connu pour être une transcription d'un concerto de violon, qui pourrait être d'un autre compositeur, inconnu, y trouve-t-on une forme essentiellement différente ? Le premier allegro de ce concerto, également monothématique, débute par une ritournelle de 6 mesures, jouée à l'unisson par tout l'orchestre, dans un style vivaldien. Le clavier, qui a joué d'abord avec le tutti, commence par un solo de virtuosité athématique ; une nouvelle reprise de la ritournelle au tutti, cette fois-ci harmonisée, ou plutôt contrepointée par 3 autres parties, évolue vers le ton de la mineur ; nouveaux traits en mouvement perpétuel du soliste, dans le style des préludes du Clavier bien tempéré, traits que l'orchestre accompagne d'imitations sur le début du thème ; c'est à la mesure 40 que le soliste s'empare pour la première fois de ce début de thème pour le traiter en imitations simples (comme le fait aussi le continuo). Il n'ira pas plus loin dans ses interventions thématiques en solo, mais, par contre, il ne cesse d'entretenir une perpétuelle ébullition rythmique et harmonique, avec des traits, des ostinatos ; un superbe fondu enchaîné, où l'orchestre s'efface à pas de loup derrière lui, comme dans le 5e Concert brandebourgeois, lui laisse même un instant toute la place pour poursuivre ce jeu de virtuosité. Parallèlement, le clavier ne cesse pratiquement pas de doubler le continuo à la main gauche, tout en jouant son rôle de soliste ou en doublant les tutti ­ si bien qu'il joue sans interruption. Dans ce concerto en mineur, du point de vue de l'initiative thématique, le clavecin se trouve donc dans la même situation que le violon de Vivaldi ; même si ses traits, ses ostinatos ont une substance musicale autrement plus consistante que chez Vivaldi. De même, le mouvement lent laisse chanter le soliste à loisir, avant un allegro final, qui, de structure identique au premier, semble simplement en être l'accélération, l'épuisement.

   Les innovations apportées plus tard à la forme du concerto visent, entre autres buts, à casser cette symétrie, en transformant complètement le premier mouvement, mais sans toucher pour l'essentiel à la simplicité de forme et d'allure du dernier. C'est donc l'allegro initial qui fait l'objet d'une « transfusion de formes », à partir de la sonate et de la symphonie. On lui applique le cadre bithématique, avec exposition réitérée, développement, réexposition. Cette transposition, qui doit tenir compte de la dualité soliste/orchestre, ne va pas sans obliger à des aménagements qu'il est passionnant d'étudier sur pièces, avant d'en parler en général, à travers le cas particulier d'un des plus beaux concertos : le K. 466 en mineur pour piano et orchestre de Mozart, une œuvre souvent dite préromantique, mais qui est du pur Mozart (Messiaen la rapproche des premières scènes de Don Giovanni).

   Il faut d'abord préciser que les concertos dont fait partie le K. 466 étaient joués par Mozart lui-même au clavier, d'où il dirigeait également l'orchestre, et on rappellera, avec Paul et Eva Bakura-Skoda, que tout en jouant sa partie, Mozart se servait aussi de son clavier pour « assurer un continuo et étoffer l'harmonie ». La présence de ce continuo, parfois écrit en toutes notes et parfois non, s'explique par le « manque de parties intermédiaires explicitement écrites dans la plupart des musiques du XVIIe et du début du XVIIIe siècle ». Dans ce concerto, où une partie de continuo est notée (mais n'est pas toujours reproduite sur les éditions modernes), ce continuo est parfois fait de notes très graves, jouables seulement, compte tenu du contexte, par une troisième main, ou sur un pédalier, comme celui que Mozart s'était fait construire pour son usage personnel. Avec le piano moderne, une partie de ce continuo est donc injouable telle quelle ­ mais il faut souligner que les notes graves qu'il faisait résonner étaient plus légères, plus transparentes que les notes équivalentes sur le piano d'aujourd'hui. Ce continuo n'était pas permanent et il était « purement harmonique, sans agréments, sans aucune addition de matériel thématique ». Si bien que dans les concertos de Mozart, le piano « joue deux rôles distincts et contradictoires : celui d'un instrument soliste (…) et celui d'un instrument d'orchestre ». Mais la grande question de forme qui nous intéresse ici est la suivante : le piano jouait-il ce continuo dès le début, dès la première exposition, c'est-à-dire avant le moment officiellement écrit de son entrée ? Pour ce K. 466, on peut en douter, et rejoindre l'opinion des Badura-Skoda, qui constatent les difficultés de « doubler les basses dans l'exposition sans détruire l'effet de syncope des cordes, ainsi que le contraste entre le solo et le tutti, particulièrement important dans ce concerto ». On peut donc admettre que pour un certain nombre des grands concertos de Mozart, dont celui-ci, le piano attendait la fin de la première exposition pour entrer. Le contraire serait-il prouvé, que cela ne toucherait pas beaucoup l'analyse qui suit : en effet, le piano continuo, qui double les basses et les harmonies de l'exposition, peut, à la limite, être considéré comme un personnage, un rôle différent du piano solo qui intervient plus tard.

   Donc, ce premier mouvement commence par une exposition apparemment complète, où le soliste reste muet. Cette exposition comprend, mesures 1 à 22, le premier thème, A, en mineur, agogique et syncopé, dans le grave des cordes, qui se termine sur un accord de dominante. Un pont mène à des oscillations tragiques, qui se stabilisent finalement sur ce même accord de dominante sur la ; bref silence. Au lieu de se résoudre, comme on l'attend, en mineur, c'est un nouveau thème (apparemment en fa majeur) qui résonne, formé de deux éléments, sur le modèle question/réponse (question aux hautbois et aux bassons, réponse à la flûte ­ cela 3 fois consécutives). On peut alors considérer ce thème comme le thème B attendu, au relatif majeur du thème principal, mais faute d'être assuré que c'est lui vraiment, ce deuxième thème que nous garantit par contrat la forme sonate, nous l'appellerons pour le moment thème B. À travers une marche harmonique d'abord ascendante, puis descendante, B a vite fait de déclencher un nouveau tutti tragique, avec des trémolos de violon, toujours en mineur (d'ailleurs B est dans un fa majeur « putatif », puisque sa quinte do n'est que timidement effleurée). Ce tutti se termine par un thème de coda, conclusif et résigné, en mineur, aux violons (on verra plus tard que ce thème secondaire est réservé aux cordes seules, à cette place, et qu'il ne sera pas repris par le soliste ni par un autre pupitre).

   L'exposition traditionnelle semble donc terminée, mais le soliste entre, pour ouvrir ce que d'aucuns appellent la « vraie exposition » (après la « fausse », celle de l'orchestre seul), et que d'autres nomment la « deuxième », mais que nous proposons d'appeler l'exposition soliste, par opposition avec l'exposition orchestre qui précède. Le piano, au lieu de reprendre le thème A initial, attaque par un nouveau thème en mineur, très simple et chantant, le premier thème fortement dessiné dans ce concerto (ceux précédemment entendus ont un côté spasmodique, embryonnaire, qui crée une atmosphère de « chaos primitif »). Ce thème, qu'on retrouvera par la suite confié au piano et toujours à lui seul, jamais repris ni même commenté par l'orchestre, ce thème qui signe donc l'identité du soliste, a-t-il quelque chose de spécifiquement pianistique ? Nullement. Il irait très bien à l'orchestre, de même que le thème des cordes, à la fin de l'exposition orchestre, chanterait parfaitement au piano. Simplement, l'un et l'autre sont « réservés ». Ce nouveau thème énoncé au piano seul s'accompagnant lui-même, sans soutien, et qu'on appellera thème S (comme « soliste »), se conclut par des traits cadentiels où intervient l'orchestre en soutien, et qui ramènent

   enfin, mesure 91, au début de l'œuvre, c'est-à-dire au thème A syncopé, en mineur, donc à l'exposition soliste proprement dite, qui est aussi une réexposition nous donnant à entendre beaucoup de déjà entendu. Le piano laisse haleter les cordes seules pendant 4 mesures, et ne s'en mêle qu'à la mesure 95, rajoutant à la main droite une sorte de basse d'Alberti brisée, tout en doublant le continuo à la main gauche. Plus la musique avance, plus on voit alors le piano, d'abord pris dans la masse, s'en dégager en montant dans l'aigu, tirer l'attention à lui en dépassant les cordes dans leur ascension. Il n'en faut pas plus à Mozart pour signifier une relation pathétique d'indépendance surveillée du soliste. À la mesure 108, l'orchestre s'est complètement effacé en fondu, comme s'il renonçait à suivre et déléguait la musique au piano ; mais il rentre, mesure 110 en tutti pour jouer les accords qui annoncent le repos à la dominante. Mesure 115, de nouveau résonne aux bois le début de ce thème B, qui semblait avoir des prétentions de « second thème » de forme sonate, et toujours dans ce ton ambigu fa majeur/mineur. Seulement, aux réponses de la flûte se substituent celles du piano, en notes légères (comme s'il avait toujours eu là sa place, et que la flûte l'avait remplacé en son absence) ; et le ton de fa majeur, au lieu d'être rapidement recouvert, comme dans l'exposition orchestre, par le mineur totalitaire, se confirme, se précise. Une cadence de virtuosité du piano nous amène en pleine lumière, d'abord énoncé au piano solo (mes. 127), puis repris aux vents (mes. 135), un thème tout nouveau qui s'avère finalement être le seul, le vrai, l'authentique thème B, au relatif majeur (fa majeur), chantant et léger, tel qu'il convient à un second thème de forme sonate en mineur. Un thème B que l'exposition orchestre nous avait caché, contrairement à l'habitude même de Mozart, qui, en principe, les énonce tous les deux, dès le début.

   Il s'avère aussi que dans l'exposition orchestre, conformément à la règle du concerto de forme sonate, on n'avait pratiquement pas quitté le ton de mineur, hors cette échappée ambiguë, comme une faible lueur, du thème B, qui de surcroît « jouait » au deuxième thème. On commence à voir avec quel génie simple Mozart joue des phénomènes de prévisibilité, de répétition, de préparation et de leurre que lui permet le principe de la double exposition. Comment, en jouant le jeu, il joue avec lui et transfigure la convention, ou, plutôt, met à jour sa dimension symbolique (ici, le déplacement introduit par l'entrée du soliste personnage dans une forme apparemment déjà constituée et fermée). L'astuce de la forme sonate dans le premier mouvement de concerto, et qui n'est pas une invention de Mozart, c'est donc que l'exposition soliste seule donne aux 2 thèmes, qui constituent la justification de sa structure, leur ton définitif : thème A au ton principal, thème B à la dominante, ou, comme ici, au relatif majeur (ou ailleurs mineur). L'exposition orchestre, elle, doit maintenir le ton principal autant que possible. Pourquoi une telle convention, qui peut être source de monotonie, de renoncer à tout changement tonal marqué avant l'entrée du soliste ? Probablement pour éviter de briser la continuité tonale avant cette entrée ­ et peut-être aussi pour lui réserver la primeur des initiatives modulantes (ce qui donne une fonction à son entrée, qui n'est pas seulement d'ornementation et de prise en charge d'une musique « déjà faite »). Troisième raison probable : l'exposition orchestre, dans le cas contraire, devrait se conclure en affirmant le ton de la dominante ou du relatif, et l'entrée du soliste dans le ton initial sonnerait alors comme un « retour en arrière », un « recommencement ». Le principe même de l'opposition de tonalité entre les 2 thèmes A et B de l'exposition soliste relève évidemment du souci de n'entrer dans le « vif du sujet » qu'avec le soliste, pour donner à son intervention toute sa force, au lieu de le faire arriver quand l'essentiel a été dit. D'où l'idée de cette exposition orchestre (qu'il est contestable d'appeler, comme le font certains, une « fausse exposition », car que faut-il entendre ici par vrai et faux ?), qui prépare le terrain en affirmant obsessionnellement le ton principal ­ ce qui n'a pas été sans gêner les compositeurs, les incitant à rechercher d'autres solutions, comme celle d'introduire tout de suite le piano dans sa fonction thématique.

   À ce propos, il est intéressant de lire l'avis d'un musicologue anglais : « C'est en fait, dit-il, une grande erreur de considérer l'introduction orchestrale (autrement dit l'exposition orchestre) comme une sorte d'exposition trompeuse (deceptive) de forme sonate et une erreur encore plus grande de considérer celle-ci et la véritable exposition, après l'entrée du soliste, comme une double exposition » (Grove's Dictionary). Cette position exprime pour le moins un embarras très partagé sur le statut formel qu'il convient de donner à ces expositions de concerto.

   Alors commence le « développement », ou Durchführung en allemand, qui amène ce qu'on appelle le « second solo » du piano, le premier étant celui de l'exposition soliste, et le troisième celui de la réexposition. Ici, le développement oppose (il s'agit bien d'opposition) le thème S, toujours assumé par le piano seul, et le début du thème A à l'orchestre, que le soliste orne et environne de ses traits rapides. On voyage ainsi du ton initial de fa majeur en sol mineur, puis en mi bémol majeur, puis un fragment de A réduit à sa cellule de base minimum donne lieu à un épisode de virtuosité au piano, qui finit par venir, comme essoufflé, se reposer sur une pédale grave de la, préparant au retour du ton initial et à la réexposition. Cette réexposition, variée par les interventions et les ornementations du soliste, nous confirme que le thème B, immuablement en fa majeur/mineur, est bien un thème secondaire de transition, et que B, ramené cette fois-ci de fa majeur en mineur, est bien le second thème. Au sortir du thème B, la virtuosité du piano se fait de plus en plus pressante, amenant bientôt le moment fatal de la cadence, introduit par l'accord de quarte et sixte du ton, qui prépare presque toujours ce moment dans les concertos. Nous n'avons pas, pour ce concerto, la cadence originale de Mozart, mais celles retrouvées pour d'autres concertos permettent d'en retrouver l'esprit : Paul Bakura-Skoda propose ainsi (Alfred Brendel également) une cadence dans le style de l'époque, car il estime que celles de Beethoven, écrites spécialement pour ce concerto, sont trop romantiques et hors du style mozartien. Selon lui, ces cadences étaient peu modulantes et ne troublaient pas excessivement l'impression tonale fortement réaffirmée par la réexposition, ce qui est logique, si près de la fin. La cadence, assez développée, de Beethoven est à cet égard un véritable « second développement », creusant à l'intérieur de la forme une cavité modulante supplémentaire réservée au soliste seul et décentrant la forme. À la fin de cette cadence, quelle qu'elle soit, le piano prépare avec insistance le retour au ton initial, dans lequel conclut le tutti, seul, comme au début, le piano étant retourné au silence.

   On a vu ainsi à la fois la difficulté à cerner, à nommer cette forme de premier mouvement de concerto ; mais aussi l'art avec lequel Mozart se sert de cette forme « aménagée ». Ce principe d'un troisième thème (notamment repris dans le concerto K. 491 en ut mineur), par lequel entre le piano et qui lui est réservé, le pose tout de suite comme individu irréductible et casse la littéralité de la nouvelle exposition, déplaçant ses perspectives, donnant une nouvelle force aux thèmes déjà entendus, dérangeant leurs rapports respectifs, entre eux et par rapport à lui. Faisons l'expérience (mentale) d'amputer du début de l'exposition soliste ce thème additionnel S, et joignons directement la fin de l'exposition orchestre à la reprise de A, telle qu'elle figure dans l'exposition soliste. Cela reste beau, mais textuel, répétitif, symétrique ; et le pianiste dès lors ne semble entrer que pour ajouter ses broderies.

   Une étude des autres premiers mouvements de concertos de Mozart montrerait comment, dans cette forme à « double exposition », l'entrée du soliste est préparée de telle sorte qu'elle n'est pas seulement comme une addition sur un texte initial. Les rapports apparemment, indéfinissables, entre cette fausse préexposition, ou ouverture, et cette exposition seconde, ou « vraie », s'éclaireront peut-être mieux si l'on se réfère à l'opéra : il y a l'ouverture qui énonce des thèmes projetés vers le futur, thèmes qui « vont avoir lieu », et l'action qui les amène au présent, qui les actualise et les inscrit forcément comme « déjà entendus ». Cette rétroaction se retrouve dans la double exposition de concerto. Il n'y a pas de présent pur dans l'opéra ni dans le concerto, en ce cas, puisque le présent tire sa force d'avoir déjà eu lieu, sous la forme d'une « annonce » (comme entre l'ouverture de Don Giovanni et la scène finale du Commandeur). Mais il a eu lieu, sans la voix, sans le personnage. Ce personnage, c'est ici le piano, dont la présence actualise les thèmes et leur donne leur essor définitif, leur être.

   Après ces chefs-d'œuvre mozartiens qui fixent moins le genre dans une forme intouchable qu'ils n'en exploitent la dramaturgie d'une manière unique et bouleversante, le concerto suit une double évolution : d'une part, vers un concerto facile et brillant, où le compositeur ne donne de lui-même que son savoir-faire, son savoir-briller ; d'autre part, vers des recherches diverses, au coup par coup, pour régénérer le genre, le rééquilibrer.

   En règle générale, l'orchestre de concerto grossit, s'enrichit de plus en plus souvent des cuivres et des timbales (exceptionnels chez Mozart), tandis que, parallèlement, le soliste gagne en technique, et son instrument en possibilités de jeu.

   Ainsi Beethoven « touche-t-il » au moule du concerto pour introduire des innovations, dont aucune ne deviendra la règle : d'une part, il introduit tout de suite le soliste (concerto pour piano no 4 en sol majeur, et surtout no 5, l'Empereur, en mi bémol majeur, où le piano prélude par une cadence de virtuosité) ; d'autre part, il lie le 2e et le 3e mouvement, le passage de l'un à l'autre étant traité comme une nouvelle « genèse » où se prépare et s'édifie le thème nouveau. Le premier mouvement de l'Empereur, notamment, est merveilleusement construit pour tenir la durée, et habile à relancer l'intérêt dans l'exposition soliste, bien que tous les thèmes aient déjà été entendus dans l'exposition orchestre.

   Ce principe de la soudure entre les 2e et 3e mouvements sera repris par Mendelssohn, dans son Concerto pour violon en mi mineur op. 64, qui enchaîne presque sans reprendre sa respiration ses 3 mouvements. La jonction entre les 2 derniers y est assurée par un bref allegretto, dont le rôle, comme chez Beethoven, est de préparer l'éclatement du rondo, et aussi de le retarder. Même préoccupation chez Schumann (Concerto pour piano en la mineur), dans un épisode interstitiel qui fait naître lentement le thème du rondo final à partir d'un rappel du thème principal du premier mouvement, soulignant par là leur unité thématique, et le principe cyclique qui régit la forme. Tout se passe, en fait, comme si l'on cherchait à franchir d'une manière mieux préparée, moins brutale, plus réfléchie, l'abîme qui sépare le 2e mouvement lyrique ou rêveur, et le dernier mouvement, délibérément facile et optimiste, négateur de toute tension. Saut qui se produit justement là où, dans la symphonie, le scherzo ou le menuet vient faire « tampon » entre le mouvement lent et le finale. On peut voir aussi, chez Schumann, comment la division en 2 expositions, dans le premier mouvement, a été remplacée par une exposition unique, où le piano solo, abrégeant les formalités, rentre tout de suite dans le vif du sujet : comment aussi le piano et l'orchestre collaborent plus étroitement, sans ce compartimentage des rôles, ce code de conduite auquel se plient les concertos de Mozart. Ainsi, tantôt les violons doublent la main gauche du piano, tantôt, inversement, le piano répand généreusement sur l'orchestre les fruits de sa virtuosité, sans attendre son tour. Plus souple, plus raffinée et coulante, la forme est peut-être moins tendue dramatiquement que chez Mozart, ou plutôt sa dramaturgie tend à se calquer sur celle de la symphonie, une symphonie-concerto. En revanche, sa rhétorique (tout ce vocabulaire de base de traits, d'échos, de répliques, de ponctuations, d'échanges) reste à peu près semblable, même si elle s'enrichit de quelques procédés nouveaux.

   Un texte de Schumann, écrit en 1839 dans sa Revue musicale, à propos du concerto pour piano en mineur de Mendelssohn, donne le ton de ce désir de rénovation que les compositeurs un peu ambitieux manifestaient à l'endroit du concerto. Il constate d'abord que les progrès du piano, le fait qu'il puisse se suffire, pourraient entraîner le déclin du genre : « Le nouveau jeu du piano veut, par bravade, dominer la symphonie à l'aide de ses seuls moyens propres, et c'est là qu'on peut chercher la raison de ce fait que la dernière époque a donné naissance à si peu de concertos de piano (…). Nous devons donc attendre le génie qui nous montrera, d'une neuve et brillante manière, comment l'orchestre doit être lié au piano, de façon que celui qui domine l'ensemble, assis au clavier, puisse épanouir la richesse de son instrument et de son art, et que cependant l'orchestre, occupant auprès de lui plus que le simple rôle de spectateur, traverse artistement la scène de ses caractères variés. » Notons que Schumann, lui-même, use d'un vocabulaire se référant au théâtre. Mais il réclame de « sérieux et dignes solos de concert », et pas des cascades de trilles et de sauts d'octave. Autre suggestion : « Le scherzo (…) tel que la symphonie et la sonate nous l'ont rendu familier ne pourrait-il pas être introduit avec effet dans le concerto ? Il en résulterait un agréable tournoi avec les instruments solos de l'orchestre. » (Traduction, Henri de Curzon.)

   Avec l'intermezzo central de son Concerto pour piano (écrit entre 1841 et 1846) substitué au mouvement lent habituel, Schumann tente l'expérience. Mais dans son Concerto no 2 en « si » bémol, Brahms va plus loin, puisqu'il ajoute ce scherzo, un vrai scherzo de symphonie, en mineur, avec un trio en fanfare, aux 3 mouvements de rigueur et cela en deuxième position, entre l'allegro appassionnato et l'andante. Mais l'allegretto gracioso final se plie au rite du rondo insouciant, et dès le début de ce rondo, encore une fois, tout semble joué. Ce concerto, qui est peut-être le plus vaste du répertoire, un vrai concerto-symphonie, se rallie finalement à un modèle qui date de Vivaldi. Les autres concertos à 4 ou 5 mouvements enchaînés, qui seront tentés par Liszt ou Saint-Saëns, seront de proportions plus réduites.

   Au XXe siècle, beaucoup de musiciens prennent le concerto dans son moule classique en 3 mouvements et redonnent une certaine vitalité à la virtuosité : Béla Bartók, ainsi, s'accommode très bien de ses conventions, car le « brillant » est une des touches de sa palette, et il sait assumer la virtuosité tout en la rendant nerveuse, inquiète, tendue, en quête d'on ne sait quelle réponse. Prokofiev, lui, joue aussi à fond le jeu du concerto, dans une perspective dynamique : le Troisième Concerto pour piano, avec son andante à variations, est une belle coulée d'énergie, dans une tradition illustrée par les Italiens et par Jean-Sébastien Bach. À la fin de sa vie, Bartók s'acquitte même d'une commande de « concerto pour orchestre » (titre déjà utilisé par Kodály). Autant dire pour orchestre et… lui-même ; non point tant un concerto où les pupitres font tour à tour la parade devant la masse dont ils sont issus (situation illustrée par le seul deuxième mouvement, le « jeu des couples »), mais une œuvre où l'orchestre se regarde dans un miroir et se fait une démonstration d'homogénéité, de puissance et de virtuosité ­ toujours la revue des troupes, mais avec le chef d'orchestre pour seul capitaine. Ici, la volonté de faire une œuvre « extérieure » est délibérée.

   On se souvient peut-être que le ballet Petrouchka de Stravinski est né d'une idée de concerto ; nouvel indice de l'essence dramaturgique de ce genre, dont témoigne le récit du compositeur : il rêvait de traiter le piano comme un personnage, « un pantin subitement déchaîné, qui, par ses cascades d'arpèges diaboliques, exaspère la patience de l'orchestre, lequel à son tour par des fanfares menaçantes… ». Fanfares contre arpèges, la puissance contre la vélocité, on retrouve ici l'idée qui préside à tant de concertos.

   Aujourd'hui, le titre « concerto » est moins utilisé qu'autrefois, mais nombre d'œuvres dites d'« avant-garde » sont bien des « cryptoconcertos " s'inspirant de procédés propres à ce genre : qu'il s'agisse de la Grande Aulodie de Bruno Maderna, pour flûte, hautbois et orchestre atomisé en petits groupes ; des Domaines de Pierre Boulez, pour clarinette et groupes d'orchestre, où le soliste se mesure de même à un orchestre éclaté ; des Synaphaï, pour piano et orchestre, de Xenakis, morceau de bravoure assez lisztien ; ou des grandes pièces pour orchestre ou ensemble instrumental avec piano d'Olivier Messiaen, déjà citées (Turangalîla-Symphonie, Réveil des oiseaux, Couleurs de la cité céleste), ou encore de Tout un monde lointain, pour violoncelle et orchestre, d'Henri Dutilleux. Ces œuvres utilisent le soliste dans une tradition bien établie, même si elles ne reprennent pas la coupe en 3 parties. D'autres œuvres, comme le Concerto grosso, de Vºinko Globokar, sont une réflexion sur le genre concertant et le statut de soliste, que remet en jeu l'écriture contemporaine, soit par dilution de son identité dans une poussière d'effets sonores, soit par promotion de chaque membre d'un orchestre au rang de soliste, qui se trouve, dès lors, déchu de ses privilèges. Beaucoup d'œuvres modernes sont des espèces de « sociodrames » musicaux et cherchent à critiquer ou à rénover les rôles traditionnels (Stockhausen, Nono, Kagel, Ligeti, Ferrari, etc.), mais elles témoignent souvent, par leur ambiguïté, qu'il n'est pas si facile de briser les schémas anciens et d'en trouver de nouveaux. Mais des Concertos ont été écrits tout récemment par Ligeti, Marcel Landowski, Renaud Gagneux, Lutoslawski, Michel Decoust, Heinz Holliger.

   Le concerto, tel le fameux couteau de Lichtenberg (couteau sans lame, auquel il manque le manche), est un concept, qui, à la limite, se passe de soliste et d'orchestre : on a eu le Concerto sans orchestre pour piano seul de Schumann, et le Concerto pour orchestre (sans soliste) de Bartók. Que reste-t-il, si l'on supprime la lame et le manche ? Un mystérieux esprit concertant, baladeur et volubile, dont on sait seulement que quelque chose de l'ordre de la parade et du miroir s'y exhibe, quelque chose de typiquement humain.