Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
N

nocturne

1. Terme désignant, dans le rite catholique romain, l'ensemble des textes que l'on chante à l'office de la nuit (cf. Psaume XCIV, dit « Invitatoire », hymnes, psaumes, antiennes, répons et leçons).

2. Au XVIIe siècle, le nocturne, ou notturno, est une suite de pièces de divertissement, conçue pour l'exécution en plein air par un petit ensemble comprenant souvent des instruments à vent (Notturni K.239 et 286 de Mozart, et aussi sa Kleine Nachtmusik K.525, « Petite Musique de nuit », pour cordes seules, Notturni de Joseph Haydn), mais pouvant aussi faire intervenir les voix (5 Notturni K.346, et K.436-439 de Mozart). Le notturno est alors un genre comparable à la sérénade, à la cassation ou au divertimento.

3. Au XIXe siècle, le « nocturne » désigne plus spécialement une courte pièce isolée (et non une suite), écrite le plus souvent pour piano solo, et souvent regroupée en séries. John Field (1782-1837) est considéré comme le créateur du genre avec ses 18 nocturnes, de caractère intimiste, écrits à partir de 1814, et influencés par le bel canto italien. Mais c'est Frédéric Chopin qui, avec ses 19 Nocturnes pour piano, écrits entre 1827 et 1847, impose et magnifie le genre, créant une référence, un modèle dont d'autres auteurs de nocturnes pianistiques comme Gabriel Fauré (13 Nocturnes écrits entre 1883 et 1921), Borodine, Scriabine, Satie, Sauguet, Poulenc, Georges Migot, pourront difficilement faire abstraction. Les 19 Nocturnes de Chopin ont été écrits et publiés par ensembles de 2 ou 3, sur une période de vingt ans. Si les premiers d'entre eux, ceux de l'opus 9, sont encore assez simples et proches de Field dans leur style de mélodie accompagnée, et si progressivement Chopin va en raffiner la formule, celle-ci ne varie pas sensiblement pour l'essentiel : il s'agit toujours de pièces de forme ABA' (plus rarement ABA'CA''), donc de forme lied. La partie principale A, reprise à la fin, est presque toujours d'essence mélodique, dans un esprit de bel canto très orné, transposé au clavier (traits perlés, vrilles, agréments divers), cette mélodie souple et palpitante étant accompagnée par une main gauche « maître de chapelle » assez régulière, qui évite les basses trop lourdes ou trop martelées, et qui, souvent, au lieu de plaquer ses accords, ondule en arpèges ascendants et descendants de grande amplitude. Le rythme de base est toujours modéré. Même dans les moments les plus chargés en notes d'ornements, l'allure n'est jamais hâtive, et les indications de mouvement vont du lento à l'allegretto, en passant par l'andante et l'andantino. Quant à l'épisode central B, il n'amène pas un thème concurrent, mais un autre état de la musique : le tissu en est plus compact, plus serré, soit par précipitation et agitation rythmique qui évite de se condenser en une mélodie formée (par ex. dans les Nocturnes nos 3, 4, 5, 7, 10, 15, 18) ; soit par condensation harmonique et intervention d'une sorte de choral en accords très ramassés, homorythmiques (Nocturnes nos 6, 11, 13) contrastant avec l'étalement mélodique et harmonique des épisodes qui l'encadrent.

   Le Nocturne 12 introduit dans l'épisode médian B une espèce de fanfare qui est mise en opposition avec le thème fluide de A et se trouve traitée presque comme un « second thème » de forme sonate. Mais c'est là une exception, dans ce genre d'essence monothématique. Le retour à la mélodie initiale, de B à A', correspond donc, généralement, dans les Nocturnes à une sorte de résorption, d'apaisement, de relâchement d'une tension, comme si un « événement » avait traversé l'indifférence de la nuit pour finalement s'y fondre. Le temps, malgré la brièveté des proportions, semble dilaté, infiniment disponible pour le déploiement du chant. La nuit est en effet le moment où le temps est délié de l'activité humaine, et ouvert pour la contemplation, comme en suspension, laissant flotter une promesse d'éternité. Les mélodies des Nocturnes, étalées sur de longues périodes, semblent avoir devant elles un champ d'expansion infini (immenses intervalles, cascades d'ornements effleurés, rythme très fluide).

   D'un certain point de vue, le Nocturne de Chopin est l'antithèse du mouvement de forme sonate à la Beethoven : contrairement à ce qui se passe chez ce dernier, le thème mélodique féminin est ici premier et prédominant, le thème affirmatif viril d'essence rythmique étant confiné dans l'épisode central, et voué à disparaître devant le chant sans limite du thème féminin. Les 19 Nocturnes de Chopin se répartissent ainsi : op. 9 (1830-31), no 1 en si bémol mineur larghetto ; 2 mi bémol majeur andante et 3 si majeur allegretto ; op. 15 (1830-31), no 1 en fa majeur andante cantabile, 2 fa dièse majeur larghetto et 3 sol mineur lento ; op. 27 (1834-35), no 1 ut dièse mineur larghetto et 2 bémol majeur lento sostenuto ; op. 32 (1836-37), no 1 si majeur andante sostenuto et 2 la bémol majeur lento ; op. 37 (1838-39), no 1 sol mineur andante sostenuto et 2 sol majeur andantino ; op. 48 (1841), no 1 ut mineur lento et 2 fa dièse mineur andantino ; op. 55 (1843), no 1 fa mineur andante et 2 mi bémol majeur lento sostenuto ; op. 62 (1845-46), no 1 si majeur andante et 2 mi majeur lento ; op. 72 (1827), no 1 mi mineur andante, nocturne de jeunesse.

4. Au XIXe siècle et pendant le XXe siècle, le mot nocturne sert de titre à toutes sortes de pièces vocales et orchestrales très diverses : le Nocturne du Songe d'une nuit d'été de Mendelssohn, les Nocturnes pour orchestre (et chœur féminin) de Debussy, étudiés par ailleurs, le Nocturne pour ténor et petit orchestre de Benjamin Britten, le Notturno électronique, pour bande magnétique, de Bruno Maderna. Et combien de pièces instrumentales, sans revendiquer textuellement ce titre, sont aussi des « nocturnes » : la Nuit transfigurée pour cordes de Schönberg, l'introduction de la seconde partie du Sacre du printemps de Stravinski, les Parfums de la nuit de l'Iberia pour orchestre de Debussy, les Nuits dans les jardins d'Espagne, pour piano et orchestre, de Manuel de Falla, mais aussi certains mouvements de symphonies, certains préludes d'opéra (celui du deuxième acte du Siegfried de Wagner) ; et encore la scène d'amour du Roméo et Juliette de Berlioz, la scène du jardin de l'Enfant et les Sortilèges de Ravel, la séquence nocturne de la Suite scythe de Prokofiev, la pièce Musiques de nuit de la suite pour piano En plein air de Bartók, et de ce dernier des mouvements lents de ses quatuors, l'adagio de son Divertimento ; plus récemment encore le Nocturnal de Varèse, les Nuits de Xenakis pour ensemble vocal, la pièce pour bande magnétique Presque rien no 2 de Luc Ferrari, etc. Le nocturne n'est-il pas un des rares genres musicaux occidentaux liés au sentiment d'un moment de la journée, comme dans la musique indienne, avec ses « ragas du soir » ?

   Quelques constantes tendent à revenir dans les nocturnes orchestraux : emploi fréquent des cordes divisées avec sourdines, effets de trémolo, sonorités légères, scintillantes dans l'aigu, ou immatérielles, mais jamais dures (peu de basses lourdes, de cuivres très en dehors). La nuit n'est pas seulement une suggestion psychologique : c'est le moment où les bruits de l'activité humaine se taisent et où ceux de la nature reprennent leurs droits, nous ramenant à un stade archaïque ; celui où l'obscurité semble amplifier ces bruits en les rendant « acousmatiques » (invisibles) et faire le vide autour du son ; celui enfin, où la vue cède à l'ouïe sa prééminence.

   Comme l'ont noté certains, la musique et la nuit ont un rapport profond et secret. Le nocturne peut être aussi déchaînement des forces irrationnelles, et ce sont les sabbats de Moussorgski (Nuit sur le mont Chauve), Berlioz (Nuit de sabbat de la Symphonie fantastique), Mendelssohn (Première Nuit de Walpurgis). Suspendant les règles du temps diurne, mesuré et rationalisé, le nocturne réveille la part féminine, peut-être, de la musique.