Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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paysage (suite)

Les expériences et les formules maniéristes

Cependant, dans les années 1560-1570 apparaît aussi le paysage qu'on peut qualifier de " maniériste ", l'existence de types désormais consacrés permettant d'exercer les raffinements de la virtuosité sur ce genre, jusque là dédaigné par le Maniérisme. À la vie qui animait les paysages " héroïques " de Titien ou de Bruegel tend à se substituer un paysage décoratif. Plusieurs foyers internationaux contribuent à son élaboration : Fontainebleau, où des gravures, souvent anonymes, présentent, après celles de Fantuzzi et de Thiry, d'étranges hybrides italo-germano-néerlandais et où l'art de Nicolò Dell'Abate reste lié à l'Italie du Nord par son influence sur des artistes néerlandais actifs là-bas, comme L. Sustris — par ailleurs si vénitien — ou Soens ; Venise, qui diffuse la mode du paysage comme décor de palais avec les fresques de Véronèse à la villa Barbaro de Maser vers 1560, qui invente un luminisme strident avec Tintoret et J. Bassano, et où Paolo Fiammingo et L. Toeput créent une formule italo-flamande dont l'école de Frankenthal recueille l'héritage après 1587 ; mais cette dernière découvre dans la luxuriance des forêts une poésie nouvelle, dont certains aspects sont déjà baroques chez le chef de file G. Van Coninxloo, tandis que d'autres alimenteront une tendance rétrospective jusque vers 1620, même chez un J. Bruegel. Le plus complexe de ces foyers est Rome, grâce à la présence, après 1575, des frères Bril, Paul surtout, qui rend quelque monumentalité au paysage maniériste en s'insérant dans le courant d'adaptation murale du paysage — à la Muziano — et des vues de villes — à la Zuccaro —, et grâce aussi à la présence, en 1600, d'un génial précurseur, l'Allemand Elsheimer, trait d'union entre Frankenthal et le Classicisme, sans oublier A. Carracci, qui, finalement, a plus influencé P. Bril dans le sens classique qu'il ne lui a emprunté. De cette effervescence se dégagent quelques traits majeurs. Ainsi, dans la composition, malgré l'attachement de certains, comme les Valkenborch, aux panoramas traditionnels, on note une préférence pour le schéma en " V ", qui encadre d'un premier plan souvent sombre une perspective claire : Nicolò Dell'Abate y conforme en partie l'Enlèvement de Proserpine du Louvre, mais non son pendant de Londres. Sustris évolue dans ce sens vers 1570, et ce schéma devient la formule privilégiée de P. Bril, de Paolo Fiammingo, des artistes de Frankenthal, qui exaltent les masses de verdure en ménageant une ou deux échappées.

   Un autre type de paysage reflète les tendances intellectualistes du moment : les ruines. À côté des vues objectives de graveurs comme Lafréry, dans la suite du dessin néerlandais des environs de 1530 (Scorel, Heemskerck), surgissent les " fabriques " semées dans les paysages de Véronèse ou de Nicolò Dell'Abate. Mais c'est surtout avec l'antiquomanie pédante d'un Caron et d'un Dupérac, les assemblages fantaisistes de P. Bril que la vue d'édifices et de ruines antiques devient un véritable genre. Dans le traitement pictural aussi se crée un langage commun aux maniéristes : le souffle qui agite les éléments dans le paysage émilien reste savamment contrôlé, comme les arabesques décoratives des grands arbres vénéto-flamands, avec toutefois chez Coninxloo une souplesse qui annonce le XVIIe s. et dont se détournent ses successeurs de Frankenthal ou d'Amsterdam, K. de Keuninck, Schoubroek, Savery. La couleur et la lumière, enfin, ajoutent à ces artifices : convention des trois tons — brun, vert, bleu — pour traduire la perspective aérienne (Nicolò Dell'Abate, Momper) ou juxtaposition de touches légères et acides (Sustris, Soens, Bloemaert dans ses œuvres de jeunesse), éclairage arbitraire et théâtral, qui caractérise, entre autres, les sous-bois de l'école de Frankenthal et la Vue de Tolède de Greco.

La clarification du XVIIe s. : idéalisme, réalisme, baroque

Au XVIIe s., le foisonnement du siècle précédent fait place à une situation clarifiée selon trois lignes de force : le paysage idéal italo-français, le naturalisme hollandais, le baroque, représenté presque exclusivement par Rubens.

   À la fin du XVIe s., le paysage italien hésitait à trouver sa voie vers le Classicisme. La nature généreuse d'A. Carracci pousse l'artiste à insuffler dans les souvenirs du maniérisme émilien et du maniérisme romain un réalisme nouveau, à la fois par le recours à la sensualité du grand paysage vénitien et par un goût personnel de la vie paysanne (ainsi v. 1585-1590 dans les paysages du Louvre et de Berlin-Dahlem). Cependant, la tentation baroque cède assez brusquement dans les Lunettes Aldobrandini (v. 1603-1604, Rome, Gal. Doria Pamphili) aux exigences du nouvel idéal classique, né du désir de donner une forme poétique à la nature vulgaire, d'accorder le paysage à la grandeur du sujet en simplifiant l'espace sous la limpidité cristalline des horizons. Tandis que F. Albani cultive la veine idyllique avec un sens délicat des lointains, mais avec des cadences décoratives un peu mièvres, Dominiquin s'engage plus décidément dans la stylisation classique ; il dépasse A. Carracci par la puissante orchestration de ses paysages imaginaires, qui participent à la force morale de l'action humaine.

   On devine combien le Poussin des années 1640, qui se tourna consciemment vers l'esthétique de l'Idée, a dû méditer la leçon des Lunettes Aldobrandini et de Dominiquin. En accord avec les théories sur les " modes " et la rigueur intellectuelle de Poussin, les paysages de 1648-1650, ordonnés par un système de relations quasi mathématiques et ennoblis d'édifices antiques, apparaissent comme l'expression de cette foi en la raison qui confère au paysage la dignité des thèmes de l'Antiquité ou de la fable, puisqu'il en est l'écho. À partir de 1655 environ, comme si ce paysage discipliné représentait une impasse, Poussin y réintroduit les valeurs poétiques : celles de l'atmosphère, celles de l'exubérance d'une nature " panique ", à laquelle l'homme se soumet.

   Il est possible que ce changement soit dû en partie au contact de Claude Lorrain. Après avoir absorbé le luminisme d'Elsheimer et de certains Néerlandais italianisants, le vocabulaire maritime de P. Bril, la version renouvelée d'une vue profonde entre deux masses de feuillages de F. Albani, C. Lorrain est en effet parvenu vers 1635-1640 à un style personnel, visant, comme celui de Poussin, à l'harmonie, mais plus proche de l'observation et préoccupé surtout d'effets lumineux variés, suivant les heures du jour. Si, entre 1645 et 1660, l'équilibre des horizontales et des verticales, le recul des scènes de genre devant les sujets mythologiques accusent l'influence de Poussin, le rythme mélodique et la sensibilité élégiaque différencieront toujours l'art de Claude Lorrain. La critique actuelle tend à réhabiliter le troisième chantre de la campagne romaine, Dughet, qui trouve dès 1635 d'âpres accents préromantiques pour décrire la solitude des montagnes sabines ou les escarpements de Tivoli, avant de se soumettre vers 1650 à Poussin, dont il suivra d'ailleurs l'évolution en se rapprochant de C. Lorrain. En dépit du modernisme de Dughet et de la sincérité de C. Lorrain, la tendance à idéaliser de ces peintres les range indiscutablement aux côtés de Poussin dans l'ambiance romano-bolonaise, à l'opposé du naturalisme hollandais.

   Celui-ci, sélectif certes et admettant une certaine recomposition en atelier, représente pourtant une véritable révolution dans l'histoire du paysage, explicable d'ailleurs par des causes sociologiques, religieuses et scientifiques. Affranchis de toute théorie artistique, les Hollandais jettent sur la nature un regard neuf, sans mépriser ses aspects les plus humbles, la campagne ou le ciel gris, dont ils notent les moindres nuances ; les panoramas eux-mêmes ont pour source les plaines de Hollande, sans intention cosmique, et se libèrent rapidement de tout repoussoir, comme dans les gravures d'E. Van de Velde et de Rembrandt, les tableaux de H. Seghers, de Van Goyen, de P. Koninck ou de J. Van Ruisdael. Cet amour du paysage national se marque aussi par une certaine spécialisation des artistes : campagne et dunes (Molyn, Van Goyen, J. Van Ruisdael), canaux (Van Goyen, S. Van Ruysdael, Cuyp), forêts (J. Van Ruisdael, Hobbema), effets d'hiver (Avercamp, Van der Neer), nocturnes (Van der Neer), marines (Porcellis, Van Goyen, Van de Capelle, S. de Vlieger, W. Van de Velde le Jeune), vues de villes (Vermeer, Berckheyde, les Van der Heyden). La figure humaine, non plus image mythologique ou sacrée, mais image du peuple hollandais saisi dans sa vie quotidienne, se fond dans le paysage, ou même, comme parfois chez le mélancolique Jacob Van Ruisdael, disparaît.

   Malgré l'unité d'ensemble du paysage hollandais, on peut diviser celui-ci en quelques phases chronologiques.

   La première, surtout haarlémoise, avec Avercamp, E. Van de Velde, les débuts de Van Goyen et de S. Van Ruysdael, conserve encore la multiplicité des motifs et des plans ainsi que des procédés hérités de Coninxloo. Vers 1627-1630 s'amorce l'époque la plus typique, où l'étude subtile des effets atmosphériques aboutit à une tonalité générale, presque à la monochromie — entre le vert, le jaune et le gris —, tandis que l'unité de structure est souvent fournie par la diagonale d'une route ou d'un canal, mais avec une extrême liberté ; le grand maître de cette manière est J. Van Goyen, précédé par Porcellis et S. Van Ruysdael.

   À ces paysages éthérés succède vers 1645 un style plus monumental et contrasté dans la lumière et la couleur ; cette étape, sensible chez Van Goyen, est représentée surtout par J. Van Ruisdael, dont le goût de la texture des choses annonce parfois Courbet. Diversifié par l'évolution, le paysage hollandais l'est aussi par les contacts avec l'étranger ; beaucoup d'artistes font le voyage d'Italie ou se fixent dans ce pays, nuançant le naturalisme hollandais des reflets de l'idéal classique. Vers 1620, la première génération (Poelenburgh, Breenbergh, Swanevelt) traduit, dans la fraîcheur d'une lumière émaillée, des réminiscences de Bril et parfois d'Elsheimer ou le spectacle minutieusement observé des ruines romaines. Ceux qui séjournent à Rome dans le deuxième tiers du siècle (Both, Berchem, Asselijn) voient la campagne romaine, aux montagnes bleuâtres, avec les yeux de C. Lorrain ; en y mêlant des motifs hollandais, ils imitent ses arbres majestueux, son monde bucolique et surtout ses soirs dorés, qui donnent à leurs tableaux, souvent exécutés " en souvenir ", un aspect nostalgique ; à leur tour, ils marquent des compatriotes comme Cuyp. Enfin, la personnalité de Rembrandt empêche de cerner le paysage hollandais d'une définition trop étroite. Rembrandt appartient à ce dernier par le réalisme topographique de ses dessins et par sa tendance à la tonalité, mais il le transcende lorsque, au-delà des suggestions d'Elsheimer et de Seghers, son imagination visionnaire lui inspire ces paysages, chargés de valeurs émotionnelles, dramatiquement pétris dans la lumière ou baignés dans le tragique d'un clair-obscur assourdi, que sont le Pont du Rijksmuseum ou l'Orage du musée de Brunswick. Paradoxalement, ce pathétique et une technique hardie le rapprochent avant tout de Rubens, cet autre isolé dans le paysage du XVIIe s.

   En effet, si le paysage de Rubens apparaît bien baroque par son dynamisme expressif mais harmonieux, auquel concourent lumière et couleur, il est impossible de grouper autour de lui un ensemble comparable à celui du paysage classique ou hollandais, pas plus que le baroque italien ne s'est réalisé vraiment dans ce domaine, comme on l'a vu pour A. Carracci et si l'on exclut le romantisme pittoresque d'un Rosa. Parti des schémas de Coninxloo et de Bril, empruntant à Elsheimer le mystère des éclairages nocturnes, à A. Carracci un traitement des feuillages en volumes, Rubens n'en atteint pas moins vers 1630 une liberté géniale. La composition se déploie à partir d'un premier plan dégagé, sans recours à nul artifice ; les arbres sont vus dans leur individualité, et surtout l'artiste aime à saisir les apparences lumineuses dans l'instant — l'orage, le coucher de soleil fulgurant et non la calme irradiation de C. Lorrain —, si bien que ces paysages composés donnent l'impression de la vie même. Le pinceau fluide de Rubens exprime ces conflits sans opposition de plans clairs et sombres, mais par juxtaposition de tons froids et chauds qui se fondent dans le mouvement. Par là, Rubens échappe à son siècle, tandis que les autres paysagistes flamands du XVIIe s. (Wildens, Van Uden, J. d'Arthois) n'offrent que de faibles échos de son style.