Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
C

cubisme (suite)

Les exposants de la salle 41 au Salon des indépendants de 1911

Si le Cubisme créé par Picasso et Braque et pratiqué à leur suite par Gris et Marcoussis peut être considéré, au moins par commodité, comme une sorte d'orthodoxie de référence et reste la première manifestation du Cubisme sur le plan chronologique, il est juste de dire qu'il comprit historiquement toute une série d'autres tendances, parfois proches, mais aussi très divergentes.

   Par un curieux paradoxe, ce n'est d'ailleurs pas par ses premiers créateurs que le Cubisme fut révélé au grand public, mais par d'autres peintres, qu'ils avaient, au demeurant, pour la plupart, assez largement influencés. Picasso et Braque, en effet, soucieux de travailler tranquillement, exposaient leurs œuvres à la gal. Kahnweiler, encore peu connue à cette époque, et ne participaient pas aux Salons, qui, seuls, attiraient la foule des amateurs. L'événement eut lieu au Salon des indépendants de 1911, dans la salle 41, où se trouvaient réunies des œuvres de Jean Metzinger, Albert Gleizes, Henri Le Fauconnier, Fernand Léger et Robert Delaunay. Encore qu'elles aient toutes indifféremment provoqué le scandale — comme celles que ces mêmes artistes (excepté Delaunay) allaient présenter au Salon d'automne de la même année —, elles étaient le fruit d'expériences souvent assez différentes et étaient loin d'avoir toutes une valeur égale.

   Après avoir été directement influencé par le Cubisme analytique de Picasso (Nu, Salon d'automne de 1910), Jean Metzinger pratiqua à partir de 1911 un Cubisme plus cézannien, dans lequel domine une analyse très poussée des volumes (Deux Nus, 1910 ; le Goûter, 1911, Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg), avant de passer à une analyse du sujet proprement dit combinant des angles de vue multiples à l'intérieur d'une savante composition (l'Oiseau bleu, 1913, Paris, M. A. M. de la Ville ; la Danseuse au café, 1912 ; les Baigneuses, 1913, Philadelphie, Museum of Art). Son ami Albert Gleizes aborda le Cubisme par une phase cézannienne moins austère et d'un style plus figuratif (l'Arbre, 1910 ; la Chasse, 1911 ; Portrait de Jacques Nayral, 1911), mais traversa une phase analytique assez analogue qu'il définissait lui-même comme " une analyse de l'image-sujet et du spectacle-sujet " (les Baigneuses, 1912, Paris, M. A. M. de la Ville ; l'Homme au balcon, 1912, Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg ; le Dépiquage des moissons, 1912, New York, Guggenheim Museum ; Portrait de Figuière, 1913, musée de Lyon ; Femmes cousant, 1913, Otterlo, Kröller-Müller). Assez proche d'eux en esprit, Le Fauconnier s'intéressa aussi à l'étude des volumes, mais en fonction surtout de la lumière, créant une sorte d'Impressionnisme cubiste assez personnel (Portrait de Paul Castiaux, 1910 ; l'Abondance, 1910-11, La Haye, Gemeentemuseum ; le Chasseur, 1912, New York, M. O. M. A.).

   Infiniment plus originales, toutefois, se révélèrent les contributions de Léger et de Delaunay. Sous l'influence profonde et décisive de Cézanne, Léger commença par donner une place prépondérante à la forme, et plus spécialement aux volumes, comme dans la Couseuse ou les célèbres Nus dans la forêt de 1909-10 (Otterlo, Kröller-Müller), dont il disait lui-même qu'ils " n'étaient qu'une bataille de volumes ". Terme qui n'était pas exagéré, car, en " déboîtant " ceux-ci avec violence, il conférait déjà à ses œuvres un caractère résolument dynamique. C'est cette volonté de dynamisme qui le pousse, au début de 1911, à introduire dans ses toiles ses premiers " contrastes de formes " (la Noce, 1910-11, Paris, M. N. A. M. ; les Fumeurs, 1911, New York, Guggenheim Museum ; la Femme en bleu, 1912, musée de Bâle), qui consistent alors à opposer de larges aplats, généralement sans signification réaliste, aux volumes déboîtés des personnages ou des objets représentés. La couleur, qui avait été jusque-là sacrifiée à la forme, réapparaît en 1912, annonçant l'évolution que Léger va subir en 1913. " Quand j'ai bien tenu le volume comme je le voulais — expliquait-il —, j'ai commencé à placer les couleurs. " Et, en effet, ses œuvres de 1913 et de 1914 présentent toutes des couleurs vives et éclatantes d'un dynamisme intense (Contrastes de formes, 1913, Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg ; l'Escalier, 1913, Zurich, Kunsthaus ; Paysage, 1914 ; Femme en rouge et vert, 1914, Paris, M. N. A. M.). Mais Léger n'abandonne pour autant ni les volumes ni les contrastes purement formels, car pour lui c'est l'équilibre entre les lignes, les formes et les couleurs qui crée un état d'intensité plastique maximal d'où jaillit le dynamisme indispensable à toute représentation du monde moderne.

   D'un tempérament très proche de celui de son ami Léger, Delaunay avait subi lui aussi, dès le début de 1909, l'influence de Cézanne (Autoportrait, Paris, M. N. A. M. ; nombreuses Études de fleurs), mais c'est l'étude de l'action de la lumière sur les formes qui va orienter son évolution et donner un caractère puissamment original à son cubisme. Dans la série des Saint-Séverin (1909-10, New York, Guggenheim Museum ; Philadelphie, Museum of Art ; Minneapolis, Inst. of Art), celle-ci courbe les lignes des piliers et brise celles de la voûte et du sol, cependant que, dans la série des Tour Eiffel (1909-1911, New York, Guggenheim Museum ; Bâle, Kunstmuseum), elle y brise carrément toutes les lignes et sépare les volumes en groupes isolés obéissant à des perspectives discordantes. Dans celle des Villes (1910-11, Paris, M. N. A. M. ; New York, Guggenheim Museum), enfin, elle produit une véritable dissolution des formes. Toutes les recherches de cette période, que Delaunay appelait plus tard " destructive ", se trouvent réunies dans son immense Ville de Paris (1910-1912, Paris, M. N. A. M.), vaste synthèse qui résume toutes les expériences antérieures et annonce, dans sa partie centrale, la construction par la couleur, qui va devenir dès le milieu de 1912 le pivot de son œuvre, ainsi qu'on le verra plus loin.

Les tendances modérées

Le Cubisme répondait à un besoin général de renouvellement trop profond pour ne pas provoquer une crise de conscience chez beaucoup de jeunes peintres désireux de se libérer des contraintes anciennes sans pour autant adhérer totalement à l'esthétique cubiste. On connaît la phrase de Braque : " Pour moi, le Cubisme, ou plutôt mon cubisme, est un moyen que j'ai créé à mon usage et dont le but fut surtout de mettre la peinture à la portée de mes dons " (le Bulletin de la vie artistique, n° 21, 1924). Il semble qu'on pourrait la mettre avec plus de justesse encore dans la bouche de Jacques Villon, de Roger de La Fresnaye ou d'André Lhote, qui, n'ayant pas créé le Cubisme comme Braque, l'adaptèrent à leur tempérament.

   Après avoir longtemps pratiqué le dessin d'illustration, Villon cherchait sa voie lorsque son frère, Marcel Duchamp, lui révéla le Cubisme. Désireux justement de trouver une discipline constructive, il s'appliqua dès 1911 à l'étude des volumes, puis, en 1912, adopta un système de construction pyramidale dont il avait trouvé le principe dans les écrits de Léonard de Vinci (la Table servie ; Instruments de musique, Chicago, Art Inst.), système qui ne l'empêchait point d'user très souvent de couleurs vives (Jeune Fille au piano, 1912 ; Jeune Fille, 1912, Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg). Son but était avant tout de réaliser un ensemble harmonieux, aussi son cubisme fut-il volontairement sage et pondéré. Comme le fut également celui de La Fresnaye, qui, après avoir subi une forte influence de Cézanne (le Cuirassier, 1910, Paris, M. N. A. M. ; Paysages de Meulan, 1911-12), adopta certains procédés cubistes, comme celui des " passages " ou celui de la superposition des plans (Nature morte aux anges, 1912, Paris, M. A. M. de la Ville ; Portrait d'Alice, 1912), sans toujours rompre pour autant avec la perspective et la figuration traditionnelles. En 1913, sous l'influence de Delaunay, il s'orienta vers un mode d'expression reposant principalement sur le pouvoir constructif de la couleur, qui lui permit de réaliser ses meilleures œuvres (la Conquête de l'air, 1913, New York, M. O. M. A. ; nombreuses Natures mortes, 1913-14 ; le 14-Juillet, 1914, Paris, M. N. A. M. ; l'Homme assis, 1914). Peut-être serait-il devenu un grand créateur si la guerre ne l'avait laissé dans un état physique qui peut expliquer, au moins partiellement, le lamentable retour en arrière de ses dernières années, durant lesquelles il tomba dans un Néo-Classicisme qui laissera toujours subsister un doute sur ses véritables possibilités. D'autant que ses écrits dénotent un inquiétant respect pour la tradition.

   Adapter le style cubiste à la composition traditionnelle fut, il est vrai, le dessein, avoué ou non, de plusieurs autres épigones du mouvement, dont André Lhote reste le principal représentant. Pour lui, il existait en effet des " invariants plastiques " (Parlons peinture, Paris, 1933) qui faisaient que toute découverte, tout nouveau procédé technique devait être soumis aux règles de la composition classique, conception qui n'était évidemment pas très différente de celle de l'académisme de l'école.