Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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nature morte (suite)

Italie : Rome, Naples et Bergame

La nature morte en Italie est dominée par Caravage, qui scandalisait ses contemporains en disant : " Il me coûte autant de soin pour faire un bon tableau de fleurs qu'un tableau de figures. " La nature morte monumentale sous un éclairage franc est née avec la prodigieuse Corbeille de fruits que Caravage peignit à la fin du XVIe s. pour le cardinal del Monte (Milan, Ambrosienne). Le Caravagisme se prolonge dans l'œuvre de T. Salini et d'un artiste insolite, Cagnacci (Fiasque avec des fleurs, pin. de Forlì).

   Les grands centres de la nature morte en Italie sont ceux où les traditions classiques n'ont pas été trop fortes : Naples et la région de Bergame. À Naples, il existe deux courants, celui des caravagesques — Luca Forte, Ambrosiello Faro, qui formera Giuseppe Recco et G. B. Ruoppolo, Porpora — et celui de la peinture locale dans la tradition des grotesques issue probablement de la Renaissance tardive avec Giacomo Recco. Naples est en liaison avec le Nord et Bergame par Giuseppe Recco, avec Rome par Luca Forte et Porpora, avec l'Espagne par le mystérieux " Espagnol des poissons ". Les grands noms de la nature morte napolitaine, Recco et Ruoppolo, sont ceux de deux dynasties de peintres. Giacomo Recco, peintre de fleurs, eut deux fils : Giuseppe Recco, artiste spontané, inventif, peintre des fabuleux produits de la pêche, introduits quelquefois dans un paysage, et Giovanni Battista Recco, peintre d'intérieurs de cuisine avec une profusion d'objets arrangés dans un espace complexe, œuvres d'un esprit moins neuf.

   G. B. Ruoppolo fut influencé par Giuseppe Recco, mais il chercha à composer plus vigoureusement ses étalages de fruits ou de produits de la mer, notamment huîtres et rougets gorgés d'eau ; Abraham Bruegel, d'origine flamande, fut son collaborateur. Le nom de Giuseppe Ruoppolo semble recouvrir 2 œuvres différents : l'un, d'effet monumental, représentant des coins de cuisine dans des tons bruns et rassemblant peu d'objets, serait attribuable au frère cadet de Giovanni Battista ; l'autre, montrant des étalages abondants de fleurs et fruits dans la manière de G. B. Ruoppolo, serait imputable à son neveu Giuseppe, qui signe G. R. U. Quant à Paolo Porpora, il a débuté chez Giacomo Recco et connu les caravagesques. Puis son style se développa dans un sens décoratif (grands bouquets somptueux) ou évocateur, avec ses sous-bois que l'artiste scruta avec précision et ferveur.

   Dans le Nord, à Bergame, E. Baschenis associe le réalisme traditionnel de l'Italie du Nord à la poésie née d'une description volontiers objective d'instruments de musique. Ses premières œuvres sont des coins de cuisine avec poissons ou escargots divisés en 2 registres et dénotent déjà une volonté de composition ; les tableaux de sa maturité offrent d'infinies variations sur le thème du luth, de la viole, de la mandoline : peut-être y a-t-il filiation depuis le Joueur de luth de Caravage, peint pour le cardinal Francesco del Monte (1595, Ermitage), jusqu'à ces instruments abandonnés à la limite de la " vanité " où Evaristo, ironiquement, écrit en jouant dans la poussière " D. M. Tasso " (Rotterdam, B. V. B.). Au même répertoire, son élève Bettera donnera un accent plus précieux : il utilise les coloris plus clairs et plus acides.

   Ailleurs, c'est souvent le compromis entre la figure et la nature morte qui est pratiqué : à Bologne, dans la suite d'Annibale Carracci, Paolo Antonio Barbieri, frère de Guerchin, accentue le contraste ombre-lumière et la richesse de la matière. À Florence, Jacopo da Empoli développe la leçon de Campi et de Passarotti sur un ton plus sensuel. À Gênes, une forte influence flamande est la conséquence du passage de Snyders en 1608, de Boel et de Fyt en 1640, et de grands peintres comme Strozzi, A. M. Vassallo, Castiglione, V. Castello associèrent dans leurs tableaux figure et nature morte.

   À la fin du XVIIe s., Rome redevient un centre international où se développe la nature morte décorative représentée par Francesco Fieravino, dit le Maltais, actif à Rome de 1650 à 1680, dont le répertoire est constitué de tapis d'Orient, de vaisselle d'argent luxueuse, d'instruments de musique de caractère bergamasque, mais aussi de fruits de style romain, le tout composé sur le mode baroque. Le Maltais a influencé Meiffren Conte, artiste provençal spécialisé dans les natures mortes d'objets d'orfèvrerie, exécutés dans une riche matière picturale. À côté de ce grand style, Mario Nuzzi, dit dei Fiori, reprend les fleurs de Daniel Seghers, et Cerquozzi adapte la plasticité des fruits caravagesques à la composition baroque confuse de ses " fruits dans un paysage ".

Espagne : complexité des sources et austérité

En Espagne, la nature morte a existé dès la fin du XVIe s. On conserve les tableaux archaïques signés par Blas de Ledesma, et les textes de Pacheco parlent des fruits et fleurs de Vasquez ainsi que du mystérieux Juan de Labrador, célèbre aussi en Angleterre et cité par Félibien.

   La nature morte espagnole se caractérise par la clarté de la composition, en général l'alignement des motifs, un fond noir, une forte lumière latérale découpant des volumes fermes. Les influences exercées sur elle sont nordiques, par l'intermédiaire de Juan Van der Hamen l'Ancien, installé en 1595 à Madrid, italienne par les grotesques de Giovanni da Udine, connus à travers Vasquez, ou le type maniériste apporté par Campi en 1584, italienne encore par Caravage, peut-être transmise par Juan de Labrador, ce qui expliquerait l'esprit réaliste décoratif et monumental de Blas de Ledesma. Plus que le " repas servi " de style international représenté par Juan Van der Hamen le Jeune, l'art un peu archaïque de Ledesma (fruits ou fleurs en frise, fortement éclairés) conduit au style de Sánchez Cotán, artiste dont le Melon, citrouille, chou et coing (musée de San Diego) résume le style : tons acides, construction mathématique, lumière découpant les formes. Dans la lignée de Cotán s'épanouit l'art de Zurbarán, dont les rares natures mortes, comme celles de la Norton Simon Foundation de Pasadena, définissent la rigueur espagnole : objets peu nombreux détachés en frise sous un vif éclairage et sur fond noir. L'austérité des formes géométriques de la nature morte espagnole reflète le goût du temps pour " la perfection de la figure cubique " (Juan de Herrera) et se situe dans le courant spirituel d'un mysticisme rationnel. À côté des artistes purement espagnols, Velázquez va interpréter le schéma maniériste de la nature morte et de la figure dans un style plus caravagesque, où le rôle de l'ombre augmente, où la matière est plus riche et où l'étalage complexe du premier plan maniériste est supprimé : Servante noire (Chicago, Art Inst.).

France : de l'intimisme au style de Versailles

De nombreux artistes flamands, groupés dans la confrérie de Saint-Germain-des-Prés, introduisent la nature morte flamande, dont les caractères vont se modifier au contact du milieu français, motifs moins nombreux, composition plus claire, ton local atténué ; la nature morte française du début du XVIIe s. est austère et correspond aux idées des milieux soit protestants, d'où sont issus de nombreux peintres de nature morte, soit jansénistes, ce qui explique le succès en France de la vanité. Le plus grand peintre de nature morte de la première moitié du XVIIe s. est le mystérieux Baugin (peut-être Lubin Baugin durant sa jeunesse) qui travaille à Paris v. 1630, a dû être formé par le Flamand Van Boucle et dont le style évolue vers des couleurs froides, une structure géométrique, un nombre d'objets de plus en plus restreint (Nature morte à l'échiquier et Dessert de gaufrettes, Louvre). Jacques Linard, marqué par la précision et la profusion flamandes, montre une prédilection pour le thème des Cinq Sens, plus ou moins lié à la vanité. De formation flamande, l'Alsacien Stoskopff vient à Paris, mais il est influencé par le Caravagisme et marque enfin ses œuvres de maturité d'une rigueur toute française faite de verticales et d'horizontales insistantes, comme dans l'Été et l'Hiver ou la Grande Vanité de 1641 (musée de Strasbourg). L'humble coupe de fruits française constitue l'essentiel de l'œuvre de peintres protestants comme François Garnier, René Nourisson, à la matière dense, et Louise Moillon, dont l'œuvre débute par des fruits avec personnages et se poursuit par des corbeilles décrites dans un style archaïque qu'elle prolonge en plein siècle de Louis XIV. Deux artistes font la transition entre le métier simple des peintres de la réalité et les fastes décoratifs de Versailles : Paul Liégeois, dont l'atmosphère chaude et luxueuse entoure encore de simples corbeilles de fruits, et Pierre Dupuis, dont les compositions s'ornent de paysages et de balustrades de pierre. L'inflexion du style français vers l'agrément décoratif est dû au mouvement continuel des Flamands vers la France (J. M. Picart, aux délicates fleurs placées dans un vase de verre ; Jan Fyt et Nicasius Bernaerts, maîtres de la nature morte de gibier) et à une politique artistique cherchant l'effet : l'opulence des matériaux, tissus et aiguières, chez Monnoyer, s'accorde aux compositions complexes des Buffets de Desportes ou des Trophées de guerre des sœurs Boullongne ; l'effet de trompe-l'œil des rubans, lettres et divers accessoires accrochés à de faux bois (Wallerand Vaillant, Le Motte) annonce les jeux du XVIIIe s. ; le mécénat royal, à travers la ferme direction de l'Académie par Le Brun, favorise la peinture d'objets en tant que genre nécessaire au décor des tapisseries qui font partie de suites somptueuses où Monnoyer peint les fleurs et fruits, Boel et Nicasius les animaux, Yvart les rideaux. La peinture de fleurs montre l'évolution vers l'opulence depuis Baudesson, Catherine Duchemin, première femme académicienne et influencée par de Heem, J.-B. Monnoyer, aux étalages complexes de fleurs et draperies, et son suiveur Belin de Fontenay, aux fleurs mêlées à des bustes classicisants dans des paysages évocateurs des fastes de Versailles.