Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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enfants (suite)

Sens et vocation de la peinture d'enfants

Luquet définit l'" art des formes " comme " une activité humaine qui, au moyen de mouvements musculaires, ordinairement de la main, éventuellement munie d'instruments accessoires, apporte volontairement à une matière préexistante des modifications ayant pour résultat immédiat d'en changer l'aspect visuel ". En ce sens, l'acte de l'enfant qui peint n'est pas sans rapport avec la démarche de l'artiste ; pour ce dernier, la peinture est une raison d'être ; son activité va dans le sens du perfectionnement d'un métier qui doit le conduire à réaliser le chef-d'œuvre correspondant à son idéal. Pour l'enfant, l'expression picturale est un moyen —l'un des meilleurs, semble-t-il —, employé à un moment où le sort de sa personnalité est en jeu, pour lui permettre d'extérioriser certaines valeurs subjectives toujours présentes chez l'homme, qu'on le veuille ou non, et particulièrement vivaces dans l'enfance. Refoulées à ce moment-là, elles sont à l'origine de bien des troubles. C'est pourquoi des médecins recommandent la pratique de la peinture dans certains cas de psychoses, et les enfants retardés, voire handicapés, profitent aussi largement que les enfants plus favorisés de la fréquentation d'un atelier. De toute façon, quel que soit son niveau mental, l'expression picturale agit sur le développement général d'un enfant. Elle peut évidemment préluder à la formation d'un artiste, ou au moins, en affinant la sensibilité, favoriser la réceptivité face aux œuvres d'art. Ce qui importe surtout, c'est que, grâce à la peinture, nombre d'enfants trouvent ou retrouvent un équilibre qui leur permettra de mieux satisfaire leurs aspirations personnelles, le plus souvent étrangères à l'art proprement dit. La peinture d'enfants s'inscrit donc avant tout dans une perspective d'éducation générale.

   Ces précisions apportées, il reste que l'activité picturale des enfants constitue une forme nouvelle d'expression que l'on peut commencer à définir et à situer par rapport aux autres.

Peinture d'enfants et art moderne

Historiquement, la peinture d'enfants appartient à l'art moderne. L'intérêt que lui portent certains artistes a été signalé. Rien n'est peut-être pourtant plus éloigné de la démarche créatrice de l'enfant que les expériences de la peinture contemporaine, malgré un " air de famille " plus apparent que réel. La différence fondamentale entre l'enfant et l'artiste est ici particulièrement marquée.

   La plupart des artistes modernes, et plus précisément ceux qui s'intéressent aux enfants, cherchent délibérément à échapper au réalisme par lequel ils ont souvent abordé les arts plastiques. " La peinture, dit par exemple Dubuffet, me semble privée d'intérêt quand il ne s'agit pas de se donner des spectacles que le peintre “désire voir” et qu'il n'a d'autre chance de rencontrer qu'en les constituant lui-même. Le peintre, en somme, tout à l'opposé de peindre ce qu'il voit, comme le lui prête certain public mal informé, n'a de bonne raison qu'à peindre ce qu'il ne voit pas, mais qu'il aspire à voir " (Michel Ragon, " Jean Dubuffet, théoricien de l'art brut ", dans Jardin des arts, juin 1968).

   L'enfant, lui non plus, ne peint pas ce qu'il voit, mais il ne peint pas non plus ce qu'il " aspire à voir ". Il aspire plutôt à représenter ce qui existe, et c'est inconsciemment qu'il déforme les images mentales réalistes qui suscitent l'acte créateur. L'un des grands mérites de Luquet est d'avoir compris que les déformations apportées à ces images sont les témoins de ce qu'il y a de plus significatif dans la pensée enfantine. La psychanalyse, par d'autres méthodes, a confirmé ce point de vue.

   Lorsque l'enfant peint à l'atelier dans les conditions qui ont été évoquées plus haut, le sujet n'est plus alors qu'un prétexte et on assiste à une libération de formes en rapport avec des émotions autrement profondes que celles que peut produire le simple désir d'imitation. L'art moderne et l'art enfantin se ressemblent donc en un sens par leur manière de mettre à jour des forces élémentaires venant du subconscient. Mais le phénomène est vécu très différemment chez l'artiste et chez l'enfant. Pour le premier, il s'agit d'une " régression " assumée par l'intelligence et la sensibilité, qui le conduit à emprunter à ce qui lui apparaît comme une matière brute de quoi élaborer une esthétique. Le second, au contraire, fait ce qui lui est naturel quand il n'est pas déformé par une culture qui ne le concerne pas.

L'acte créateur primitif. Peinture d'enfants et arts primitifs

Si tant est que l'on puisse comparer l'enfant avec l'adulte, c'est avant tout dans la mesure où ils se trouvent l'un comme l'autre face à l'art créateur primitif. Luquet, qui a remarquablement analysé cette situation dans l'Art primitif, conclut que la " production intentionnelle de simulacres d'objets réels suppose nécessairement le désir de cette production, et plus encore la conscience de sa possibilité. Au moment initial, cette conscience ne peut dériver de l'exécution antérieure d'œuvres d'art intentionnelles, puisqu'il n'en existe pas encore ; elle doit donc avoir sa source dans la production involontaire d'images. "

   Tel semble bien être le processus originel de l'expression picturale, et de nombreuses analogies sont à relever dans les procédés figuratifs employés par les enfants et les primitifs. Il faut toutefois faire une part, chez les uns comme chez les autres, à des improvisations, parfois assez comparables également, ne visant pas à représenter des objets (c'est ce que Luquet appelle " art décoratif " ou " ornemental "), et reconnaître surtout que, si leurs problèmes sont jusqu'à un certain point assez semblables, ils travaillent évidemment dans des conditions très différentes. En effet, le " moment initial " dont parle Luquet ne dure pas longtemps. Dès que des formes apparaissent, elles agissent les unes sur les autres.

   Les enfants, pour leur part, bien que très peu enclins à se copier, voient ce que font leurs camarades d'atelier. Ils ont aussi à triompher de l'influence du flot d'images — belles ou laides, mais de toute façon étrangères à leurs aspirations profondes — dont s'abreuve notre civilisation. Les influences existent aussi dans les arts primitifs, lesquels sont par ailleurs conditionnés plus encore que les autres par les structures sociales. Le vocable " primitif " s'applique donc à des formes d'expression extrêmement différentes dans l'espace et dans le temps. Insuffisant aux yeux de l'ethnologue et de l'historien d'art, il n'est cependant pas dépourvu de sens à un certain point de vue. L'acte créateur enfantin le prouve, dont les trouvailles peuvent être rapprochées tantôt d'une peinture sur écorce océanienne, tantôt d'une peinture égyptienne, d'une enluminure médiévale ou d'un tableau naïf. Il faut bien préciser à ce propos que certains processus analogues ne se produisent pas forcément au même moment, dans l'évolution, selon qu'il s'agit d'enfants ou de primitifs. Il n'est pas étonnant, par exemple, qu'un jeune enfant disposant de couleurs raffinées et de bons pinceaux fasse d'emblée un tableau évoquant une enluminure, alors qu'il cherchera plus tard à affirmer son indépendance à l'aide de formes et de couleurs à rapprocher de manifestations artistiques beaucoup plus archaïques.

   De toute façon, ici comme dans d'autres domaines, on doit se garder d'affirmer que l'évolution de l'enfant reproduit celle de l'humanité. On peut seulement penser que se révèlent dans l'art enfantin des tendances innées chez tout être humain et exploitées au cours de l'histoire par diverses sociétés en fonction des moyens matériels dont elles disposaient et des mythes sur lesquels elles s'appuyaient. Si l'on va jusqu'à admettre, comme C. Lévi-Strauss, que la pensée enfantine est " une sorte de commun dénominateur de toutes les pensées et de toutes les cultures ", on peut même se demander si les ressemblances que nous observons entre les peintures des enfants et les œuvres primitives ne sont pas dues à une illusion d'optique. Selon une remarque du même auteur, rapportée par J. Cazeneuve, le primitif " aurait tout autant de raisons de trouver que ses enfants sont plus semblables à nous qu'à lui-même " (la Mentalité archaïque). Il est évident qu'un artiste primitif ne se reconnaîtrait sans doute pas dans les tableaux de nos enfants et serait probablement surtout frappé par ce qu'il y a en eux de " civilisé " ; mais n'est-ce pas là aussi ce qu'il y a de plus superficiel ?

   Au cours de plusieurs missions, en Mauritanie, au Pérou et au Mexique, Arno Stern a eu l'occasion de faire peindre des enfants non scolarisés appartenant à des groupes humains très primitifs. Leurs tableaux diffèrent évidemment de ceux des enfants européens, mais on y retrouve tout de même un grand nombre de signes et de formes très proches de ceux qui, bien avant ces expériences, étaient considérés par Stern comme les éléments essentiels de ce qu'il a appelé le " langage plastique " de l'enfant. Certains de ces signes sont aussi ceux que l'on retrouve dans les peintures schématiques préhistoriques par exemple, ainsi que dans maintes autres productions primitives.

   Les tendances rationnelles apparaissent elles aussi de bonne heure, et se développent rapidement chez l'enfant, pour peu qu'il appartienne à une civilisation suffisamment évoluée. Mais elles se manifestent dans d'autres domaines que la peinture ; du moins n'en constituent-elles pas le principal intérêt. Ce qui, en somme, rapproche les enfants et les primitifs, c'est le caractère essentiellement subjectif et affectif de leur démarche créatrice, par opposition à celle plus objective et plus sensible qui s'est imposée en Occident depuis la Renaissance jusqu'à la fin du XIXe s.