Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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orientalisme dans la peinture française

Le XVIIIe siècle

La séduction de l'Orient apparaît en Europe dès le XVIIe s., mais la tragédie de Racine Bajazet, les ballets turcs de Molière, le Carrousel des galants Maures (1685) comme les croquis de Callot ou les portraits en costume oriental de Rembrandt ne restituent de l'Orient qu'une image anecdotique. Le XVIIIe s. verra naître la mode des " turqueries ". À la traduction des Mille et Une Nuits, aux ambassades fastueuses du chāh de Perse (1715) ou de la Sublime-Porte (1721) répondent les Lettres persanes de Montesquieu (1720), Zaïre de Voltaire (1732) ou l'Enlèvement au sérail de Mozart (1780). La peinture partage cet engouement et l'on voit surgir au Salon des sultanes et des muftis de convention. Car il ne s'agit nullement ici d'un véritable orientalisme. À l'exception de Liotard, d'Hilair, d'Antoine de Favray ou de Van Mour, qui ont séjourné à Constantinople, les artistes évoquent seulement un Orient de rêve, fantaisiste et littéraire, charmant prétexte à brosser des nudités pulpeuses et des détails pittoresques. C'est le cas des sultanes de Boucher ou d'Amédée Van Loo, des pachas de Fragonard ou des décorations réalisées par Carle Van Loo pour la chambre à coucher de Mme de Pompadour au château de Bellevue (la Sultane prenant le café, 1755, Paris, musée des Arts décoratifs). La Chasse au lion de Pater (musée d'Amiens) n'est pas plus véridique que les califes de Tiepolo et, bien souvent, ce nouvel exotisme se mêle librement aux chinoiseries (Le Prince, la Sultane, Paris, musée Cognacq-Jay), car il reste avant tout un motif de divertissement. Nous en retrouvons l'écho dans les portraits " à la turque ", les costumes de théâtre ou ceux de la mascarade des élèves de l'Académie de France à Rome, en 1751.

Le XIXe siècle

Cette vision irréaliste sera aussi, au XIXe s., celle de Monsieur Auguste, de Bonington et d'Ingres, qui ne verra dans ses odalisques harmonieusement abandonnées que l'occasion de peindre des corps nus aux élégantes arabesques. Sa Grande Odalisque (1814, Louvre) est proche des beautés italiennes maniéristes et, si l'Odalisque à l'esclave (1842, Baltimore, W. A. G.) et le Bain turc (1862, Louvre) évoquent le sérail, c'est surtout par l'habile expression d'un alanguissement voluptueux.

   Le premier contact avec l'Orient eut lieu en 1798, lors de la campagne d'Égypte. Vivant Denon, qui avait accompagné Bonaparte, rapporta de nombreux croquis de ruines pharaoniques et de costumes égyptiens. Gros y trouva de précieux documents lorsqu'il évoqua avec fougue certains épisodes dramatiques de l'expédition (les Pestiférés de Jaffa, 1804, Louvre) ; Guérin et Girodet peignirent les mêmes combats avec une froideur épique toute davidienne, mais Géricault, plus ardent, brossa des mamelouks sauvages. La guerre de l'Indépendance grecque devait aussi confronter la génération romantique avec des paysages et des types nouveaux. Comme Byron ou Hugo (les Orientales, 1829), Delacroix ressent profondément ce choc et l'exprime avec passion dans les Scènes des massacres de Scio (1824, Louvre). Decamps et Marilhat partent alors pour Constantinople et l'Asie Mineure. Avec eux, entre 1827 et 1832, naît le véritable orientalisme, c'est-à-dire, à travers une émotion ressentie, l'évocation picturale sincère des paysages brûlants, des foules grouillantes et des couleurs éclatantes du Moyen-Orient. Decamps va peindre le pittoresque de la vie quotidienne (l'École turque, 1846, Amsterdam, Stedelijk Museum) : sa pâte triturée, ses couleurs denses, presque brutales, rendent parfaitement les contrastes d'ombre et de lumière, le chatoiement des oripeaux. Marilhat, qui a suivi la mission scientifique du baron von Hügel (1831-1833), évoque le Liban, la Syrie, l'Égypte avec une finesse que n'entache pas l'usage de tons crus. Champmartin et Gleyre, enfin, s'attachent, avec une curiosité ethnologique, à l'observation des scènes de la rue, de l'architecture et des costumes orientaux.

   Le même enthousiasme devait atteindre Delacroix lors de sa découverte du Maghreb. Parti en 1832 avec la mission officielle du comte de Mornay, le peintre va successivement visiter tous les États barbaresques : Tanger, où il séjourne longuement, Meknès, capitale vibrante d'un Sultan qui les reçoit fastueusement, Oran, Alger, enfin, où il découvre le monde hiératique des harems. Séduit par la noblesse antique des Maures, la bigarrure des costumes et l'élégance des cavaliers chamarrés, il dessine sans cesse croquis et aquarelles. Rentré à Paris, grisé de souvenirs, Delacroix peindra quelques-unes de ses toiles les plus célèbres : Femmes d'Alger dans leur appartement (1834, Louvre), qui traduisent en couleurs ardentes son émotion profonde et mélancolique, la Noce juive dans le Maroc (1841, Louvre), si vivante, et le somptueux Sultan du Maroc entouré de sa garde (1845, musée de Toulouse). La conquête de l'Algérie attira en Barbarie des chroniqueurs comme Dauzats (le Passage des Bibans, 1853, musée de Lille), Raffet ou Horace Vernet (l'Enfant adopté, 1848, Milan, Brera), puis facilita aux artistes la découverte du Maghreb. Mais il restait difficile pour eux de trouver des modèles, les juifs seuls acceptant, et la rue restait la principale source d'inspiration. Théophile Gautier en célèbre le pittoresque et Fromentin la décrit dans ses souvenirs et la peint avec amour dans une gamme raffinée de gris et d'ocres (la Rue de Bab-el-Ghardi, El Aghouat, 1859, musée de Douai). Il s'attache aussi à saisir les silhouettes vibrantes des cavaliers galopant dans la lumière irisée des confins de l'Atlas (le Fauconnier arabe, 1863, Norfolk, Chrysler Museum). Chassériau, qui rend visite en 1846 au khalifat de Constantine Ali ben Hamed, est plus sensible à la grâce languide des femmes au bain (Intérieur de harem, Paris, Louvre), Henri Regnault à la chaleur romantique de la lumière (Sentinelles marocaines, 1870, musée de Reims).

   Les expositions universelles de 1855 et de 1867 voient à Paris l'apogée de la peinture orientaliste. Et Manette Salomon, le roman des frères Goncourt qui met en scène un peintre orientaliste, obtient un vif succès lors de sa publication en 1867. À cette date, les artistes sont très attirés par l'Asie Mineure et Constantinople : Constantin Guys exécute en Turquie des croquis d'après nature et des caricatures, tandis que Tournemine évoque les eaux douces d'Asie d'une manière très simple, presque intime, mais avec un sens aigu de la limpidité de la lumère (Café à Adalia, 1861, Paris, Louvre). L'Égypte est mise en vedette en 1869 par l'ouverture solennelle du canal de Suez à laquelle assistent Berchère, Fromentin, Gérôme, Mouilleron, Riou et Tournemine. C'est le moment où l'Orientalisme se fige dans des scènes de genre charmantes mais souvent banales : Berchère, Théodore Frère, Hédouin, Lazerges, Leleux racontent le désert pour un public en veine de dépaysement. C'est le moment aussi où Diaz de la Peña revient à une atmosphère orientale imaginaire (Dans un jardin turc, musée de Boston) et où Lecomte de Noüy accentue son ingrisme jusqu'au maniérisme orientaliste (l'Esclave blanche, 1888, musée de Nantes). Gérôme, qui voyage plusieurs fois au Moyen-Orient et séjourne longuement en Égypte, en rapporte une vaste documentation (Chameaux à l'abreuvoir, 1857, Ottawa, National Gallery of Canada) : elle lui inspirera tout le reste de sa vie des œuvres d'un réalisme méticuleux, dont la force (la Prière au Caire, 1865, Hambourg, Hamburger Kunsthalle) n'échappe pas toujours à la répétitivité (Femmes au bain, vers 1898, musée de Vesoul). Si Benjamin Constant (les Funérailles de l'émir, Paris, Petit Palais) et Clairin (l'Entrée du harem, 1870, Baltimore, Walters Art Gallery) s'inspirent du réel pour leurs scènes de palais maures, en les dramatisant par la théâtralité de leurs compositions et les rutilances de leurs coloris, Tissot (les Rois mages en voyage, 1894, Minneapolis Institute of Arts) et Luc-Olivier Merson le transforment en décor biblique. Malgré le lyrisme éblouissant de Flaubert et l'incurable mélancolie de Loti, les critiques comme Thoré-Burger, Charles Blanc et surtout Castagnary vont attaquer âprement l'Orientalisme et ses facilités. Pourtant, les peintres réalistes en recherchent une vision honnête : Dehodencq s'attache à peindre les spectacles cruels d'un Maroc brutal, Guillaumet la misère nostalgique des tribus kabyles (le Désert, 1867, Paris, musée d'Orsay), Léon Belly la majesté des nomades du Sud (les Pèlerins allant à La Mecque, 1861, id.). De même Lebourg, Seignemartin et Renoir (Odalisque, 1870, Washington, National Gallery of Art) trouveront en Afrique du Nord une inspiration impressionniste rénovée. Tandis que Dinet chante les femmes Ouled Nail, Ziem évoque une Constantinople féerique à l'étrange lumière dorée et visite Aden et Ceylan ; Albert Besnard découvrira plus loin, en Inde, des motifs nouveaux pour ses feux d'artifice colorés.

   Mais c'est la fin de l'Orientalisme, car, si bien des artistes fauves ou indépendants du XXe s., Camoin, Marquet, Matisse, etc., ont cherché en Algérie ou au Maroc une lumière ardente et des couleurs crues, ils ne se sont pas tant attachés au rendu de la couleur locale qu'à l'étude de traditions artistiques, dont les motifs décoratifs les ont fascinés par la sûreté de leur organisation des formes et des couleurs.

   Plusieurs expositions se sont intéressées successivement, en France, à la vision des peintres orientalistes : " Eugène Fromentin " (musée de La Rochelle, 1970), " Prosper Marilhat " (musée de Clermont-Ferrand, 1973), " l'Orient en question " (Marseille, musée Cantini, 1975), " les peintres orientalistes " (musées de Pau, Dunkerque et Douai, 1983). Des expositions plus ambitieuses ont essayé un constat d'ensemble de l'orientalisme européen : à Londres en 1984 (The Orientalists, Royal Academy of Arts) puis à Dublin en 1988 (The East imagined, experienced, remembered). Sans être exhaustives, elles ont permis les comparaisons et les rapprochements entre les artistes français et les peintres orientalistes anglais et allemands.