Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
N

nu (suite)

Le XIVe et le XVe siècle

On découvre progressivement le corps humain, d'abord son anatomie, puis l'harmonie de ses proportions. Si l'élément érotique demeure volontairement absent de ces figurations, on sait utiliser la nudité comme un moyen de susciter des sentiments. Le Martyre de sainte Lucie d'Altichiero (1377, Padoue, Oratoire S. Giorgio) se fragmente en trois panneaux, correspondant aux supplices subis par la sainte. Au centre, les bourreaux arrosent d'huile bouillante le corps de celle-ci, opulent, aux hanches un peu lourdes, à la poitrine ferme, mais, torturée, la sainte demeure sereine et en prières.

   Mais c'est surtout dans les Scènes de la Passion que l'on cherche à exciter une sensibilité pieuse, qui, au XVe s., s'exacerbe en pathétique. La composition des Pietà et des Descentes de croix s'ordonne autour de ce grand fardeau blanc qui lui impose son rythme, l'oblique du corps ployé, que prolongent les groupes de disciples de Pietro Lorenzetti (basilique inférieure d'Assise) ou qu'accentue l'évanouissement de la Vierge de R. Van der Weyden (Prado), l'horizontale du cadavre, couché sur les genoux des Saintes Femmes (Giotto) ou arc-bouté sur ceux de sa mère (Pietà de Villeneuve, Louvre). La recherche des sentiments de compassion atteint au début du XVIe s. son paroxysme avec le supplicié hagard et sanglant de Mathias Grünewald (Retable d'Issenheim, Colmar).

   La théologie hésite à énoncer le costume des bienheureux. Alors que les âmes des morts s'évadent d'eux sous l'aspect de corps enfantins, élus et damnés demeurent jusqu'au XIVe s. individualisés par leur rang social, selon un didactisme dont s'inspirent aussi les Danses macabres. Dans le Paradis de Giotto (Padoue), les bienheureux, libérés de leur condition, portent les tuniques de leur nouvel état. Alors que le Jugement dernier du Campo Santo de Pise (milieu du XIVe s.) est peuplé d'une foule habillée, celui de Rogier Van der Weyden, à Beaune (Retable du Jugement dernier), met en scène, sous les grands personnages qui adorent Jésus, une multitude foisonnante d'êtres fluets : des femmes aux seins hauts et aux hanches rondes, des hommes aux muscles fermement dessinés, qui sortent de terre avec exubérance, en bénissant la lumière ou contractés d'horreur devant l'enfer. Le Paradis de Fouquet ressemble à un lit de justice (Heures d'Étienne Chevalier, Chantilly, musée Condé) tandis que l'Enfer des Très Riches Heures du duc de Berry (id.) reproduit exactement une mosaïque de Fra Jacopo au baptistère de Florence (v. 1225) : entouré de diables qui l'approvisionnent, Satan couronné se nourrit d'âmes et rejette dans des tourbillons de fumée celles qu'il a avalées, dans un grouillement de vermisseaux sans sexe ni individualité. Mais, dans la peinture murale de la cathédrale d'Albi (XVe s.), les robustes vignerons et les opulentes Méridionales subissent dans les larmes et les contorsions des tortures individuelles, chaque supplice étant adapté à chaque sorte de péché. Cette traduction plastique d'une idée morale devient dans le volet du Jugement dernier de Jean Bellegambe (musées de Berlin) la récompense des élus selon les Béatitudes. Nus, ceux-ci sont servis par des anges. Au premier plan, un jeune homme qui se revêt d'une tunique illustre le verset " J'étais nu et vous m'avez vêtu ". Dans la justesse des proportions, dans l'harmonie du geste, qui, alterné avec celui de l'ange, forme ainsi une composition, se décèle l'attention nouvelle portée au corps.

   À la fin du XVe s., le sujet religieux s'affadit en prétexte. Hans Memling dénude avec complaisance le torse un peu grêle de Saint Sébastien, qui sert sans souffrance de cible à des archers sans haine, tandis que Bourdichon montre une prédilection pour le thème de Bethsabée au bain, que reproduit toute l'école de Tours : David contemple d'une fenêtre la jeune femme nue qui lave dans une fontaine son corps, trop cambré, aux tétins menus.

   Mais c'est dans le thème d'Adam et Ève que s'exprime le mieux la conception médiévale de la nudité. La peinture romane, qu'elle raconte toute l'histoire de la création d'Adam jusqu'à la sortie du paradis terrestre (fresque de Saint-Saturnin d'Osormort, musée de Vich ; autel peint de Sagar, musée de Vich et Solsona) ou l'épisode central de la tentation (San Martin Sescorts ; Vich ; Saint-Plancard, Haute-Garonne), met en évidence le péché originel, point de départ de l'histoire humaine, jusqu'à n'en montrer à Tavant que les conséquences : Adam bêchant, Ève filant. Traités avec le même schématisme linéaire, qui souligne vigoureusement les plis des vêtements, les nus secs et raides étalent une ignorance de l'anatomie surtout remarquable chez Ève, sans taille et les mamelles pendantes. Mais, dans la fresque italienne de Terentello (fin du XIIe s., abbaye de Saint-Pierre), autant le sujet — Adam entre les animaux de la Création, Ève sortant de la côte d'Adam — que son traitement relèvent d'un tout autre esprit, héritier de l'art antique et amoureux de la nature dans la création. C'est, en revanche, au mythe de l'âge d'or que font rêver les suaves figurines des Très Riches Heures du duc de Berry, enfermées dans une représentation cyclique symbolisant à la fois l'intemporalité du récit et l'inaccessibilité du jardin d'Éden. Le couple que peint Masolino à la chapelle Brancacci (début du XVe s., Florence, Carmine), dans l'élégance des proportions et la plénitude des formes, dans l'attitude qui souligne les hanches, manifeste un goût du réalisme qui désormais va s'accentuant. Dans la même chapelle, Adam et Ève chassés du paradis de Masaccio unit au sens des valeurs tactiles une profonde intensité de sentiments, donnée à la fois par l'attitude de douleur et de honte des corps repliés sur eux-mêmes et par la force expressive du visage d'Ève, contracté de souffrance. Cette alliance entre le geste et la physionomie, dans la même fresque, l'homme grelottant de froid, bras croisés et sourcils froncés, l'exprime avec le même accent neuf, qui prouve une suffisante accoutumance au nu pour savoir en intensifier la saisissante réalité. À Gand, nécessaire introduction à la Rédemption, sur les panneaux supérieurs du Retable de l'Agneau mystique de Van Eyck, Adam, svelte et musclé, et Ève, aux seins petits et au ventre renflé selon le code de beauté contemporain, offrent, sans intention de plaire, leur ingénuité de figures légendaires. La séduction sensuelle émane, au contraire, d'un petit tableau de l'école de Van Eyck (musée de Leipzig) qui représente une Scène de sorcellerie. Nue, comme l'exige le rituel magique, une jeune femme évoque dans une aura charnelle son amant diabolique.

   Le contraste entre la peinture de l'Europe du Nord, qui sollicite directement les sens, et celle de l'Italie du Nord, dominée par l'humanisme, s'accuse dans la façon dont les peintres, parvenant à s'affranchir des sujets religieux, appréhendent le nu. Tandis que l'esprit gothique se perpétue au XVIe s. (Baldung Grien) en une méditation philosophique sur la Jeune Fille et la Mort (Vienne, K. M.), celle-ci présentant à la coquette le miroir de ce qu'elle sera, Cranach rêve d'un paradis terrestre où les couples s'ébattent parmi les arbres et les animaux dans une sensualité paisible et satisfaite. Mais Jérôme Bosch, dans ses Tentations de saint Antoine ou dans le Jardin des délices (Prado), se complaît dans des visions fourmillantes où l'érotisme le dispute au fantastique, transforme les femmes en fruits ou enferme dans leur pulpe de savoureuses femmes-objets blondes ou noires.

Le quattrocento

Les rêves italiens transposent l'assouvissement des instincts non pas dans l'exotisme de la nature, mais dans celui du temps et leur donnent la caution de l'archéologie. Au quattrocento, l'amour de la vie, la découverte des visages et des formes humaines se marient au culte de la gloire et à la recherche des lois de la perspective. L'Antiquité fournit un aliment et un prétexte. Sans être omniprésents comme lors de la seconde Renaissance, les nus se mélangent aux personnages vêtus dans les compositions. Ainsi, dominant le jardin d'Amour du Mois d'avril de Cossa (Ferrare, Palazzo di Schifanoia), les trois Grâces donnent un prolongement allégorique à une fête galante. Domenico di Bartolo, dans une distribution d'aumônes, campe un solide jeune homme, qui, le dos tourné, reçoit une tunique. Il devrait s'agir d'un pauvre, bénéficiaire de largesses ; axe de la composition, il en forme au contraire le centre d'intérêt (Sienne, Ospedale della Scala). À l'aisance de ce corps répond celle, sculpturale, du groupe de bergers, dont l'un également de dos et cambré, appuyé sur son bâton, qui assistent à la mort d'Adam dans la Légende de la Croix (fresque d'Arezzo de Piero della Francesca). Le déplacement d'intention est plus net encore dans un élément de prédelle de Domenico Veneziano, Saint Jean-Baptiste dans le désert (Washington, N. G.). Dépouillant sa robe, saint Jean dévoile un corps ambré, dont la tonalité s'accorde à celle du cadre rocheux. L'intention originelle de dépouillement ascétique se trouve effacée par la contemplation de cette harmonie. Tous ces nus heureux de l'être émanent d'une tout autre atmosphère que celle dont se réclame Giotto (fresque de la basilique supérieure d'Assise) pour peindre, lors du renoncement au monde de saint François, le moment où l'évêque recouvre celui-ci de son manteau. L'ambiance contemporaine de fête et de plaisir se retrouve dans les cassoni (Pesellino : Histoire de Griselda, Bergame, Accad. Carrara ; Apollonio di Giovanni : scène de l'Odyssée, Nausicaa, Chicago, Art Inst. ; Francesco di Antonio : intérieur d'un couvercle de cassone, Nu féminin couché, Copenhague, S. M. f. K.). De marginal, le nu devient le sujet même du tableau. Il prend d'abord le détour de nombreux Martyres de Saint Sébastien, d'Antonello de Messine (Dresde, Gg), de Pérugin (Louvre), de Mantegna surtout (Louvre ; Vienne, K. M.), qui attache l'homme-héros à une colonne et à une architrave brisée, dans un rapprochement de matière et de forme évoquant l'impossible syncrétisme un moment tenté entre pensée antique et pensée chrétienne. Mais la recherche de la beauté culmine avec la mystérieuse Naissance de Vénus de Botticelli (Offices, v. 1470) ; et la subtilité linéaire exprime peut-être la quintessence de pensée de cercles néo-platoniciens, au thème de la Vierge est substitué celui du triomphe de la vie, fondé sur le symbolisme complexe de la coquille.

   Ce jaillissement de la vie forme le thème profond des sujets mythologiques des peintres des deuxième et troisième générations du quattrocento, tels que le Printemps (Offices) et Mars et Vénus (Londres, N. G.) de Botticelli, ou la jeune femme sortant du bain, baptisée Vénus par Lorenzo di Credi (Offices), l'Orphée de Giovanni Bellini (Washington, N. G.) et le Pan de Luca Signorelli (autref. à Berlin, détruit), qui glorifient l'accord de l'homme et de la nature. Le tempérament bizarre de Piero di Cosimo le pousse, au contraire, à pleurer la Mort de Procris (Londres, N. G.) et à inventer les visions fantastiques des Scènes de la vie préhistorique (Metropolitan Museum), où l'accent flamand se mélange aux souvenirs antiques.

   Comme la Flagellation de Signorelli (Brera), le Martyre de saint Sébastien de Pollaiolo (Londres, N. G.) accorde une aussi large place aux bourreaux dénudés et musculeux qu'au saint. L'archer et le centaure de l'Enlèvement de Déjanire (New Haven, Yale University Art Gal.), les lutteurs d'Hercule et Antée (Offices) comme ceux de la célèbre Bataille de nus (gravure), du même Pollaiolo, bandent leurs muscles dans un goût de l'effort qui annonce les recherches de la seconde Renaissance. Désormais, le nu triomphe, mais il a perdu la grâce un peu provocante de ses débuts.