Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
C

critique d'art (suite)

Le XXe siècle

L'augmentation du nombre des écrits sur la peinture se poursuit à la faveur de la démocratisation artistique et de la multiplication des moyens de communication. Mais, alors que la critique historique et la théorie picturale connaissent des développements spectaculaires, la critique d'art proprement dite semble entrer en crise, et la véritable inflation qui l'affecte trahit une baisse sensible du niveau moyen. Certes, il y a des exceptions de taille, comme dans l'orbite du Cubisme (Apollinaire, Kahnweiler) ou du Surréalisme (Breton, Eluard, Aragon), mais elles sont le plus souvent le fait d'écrivains de premier plan (Malraux, Sartre, Butor). À cela, plusieurs causes. L'accélération de l'évolution et la balkanisation de l'avant-garde (valse des étiquettes, pléthore de manifestes) engendrent un désarroi qui, avant d'être celui du public, atteint les critiques, voire les artistes eux-mêmes. Faute de critères stables de référence, c'est la tendance plus que l'œuvre qui est souvent jugée, et la mode tend à se substituer au goût. D'où l'éclatement de la critique en chapelles, accentué par la multiplication des galeries privées et des revues spécialisées. Et tandis qu'un nouveau genre apparaît, la préface d'exposition, celle-ci tourne volontiers à l'hagiographie, voire au dépliant publicitaire, parfois rédigé par le marchand lui-même. Ce mercantilisme s'accommodant souvent d'un obscurantisme concerté, où le charabia pseudo-philosophique, mystique, technologique, linguistique ou autre tient lieu d'analyse, la fonction même de la critique s'en trouve corrompue, qui, de tribune d'expression du spectateur ou d'introduction à l'œuvre, devient discours pour initiés convertis. Enfin, l'avènement de l'Abstraction, en la privant de l'alibi descriptif, longtemps cultivé malgré l'apparition de la reproduction photographique, a mis à nu la faiblesse fondamentale de la critique occidentale, qui reste la défaillance d'une terminologie spécifique et adéquate, dont la présence en Chine, où la peinture fut toujours considérée comme l'apanage d'une élite, les mandarins, vient nous rappeler les origines sociales.

La critique historique

Définie moins par son objet (l'œuvre du passé) que par sa méthode (préférant l'analyse à la suggestion, elle cherche à situer l'œuvre plus qu'à traduire une impression), la critique historique voit son développement conditionné par celui de l'histoire de l'art, dont elle est l'aboutissement nécessaire. Dans le sillage du Néo-Classicisme, l'histoire de la peinture acquiert avec Lanzi une orientation plus systématique, et, bien que l'auteur de la Storia Pittorica dell'Italia pratique encore l'histoire des artistes, sa classification raisonnée par écoles marque, par rapport aux schémas d'un Lomazzo ou d'un Agucchi, un progrès certain. Mais c'est au XIXe s., celui de l'histoire et du comparatisme, qu'apparaîtront, en Allemagne surtout, ces sommes que sont les premiers grands manuels (Rumohr, Kugler, Schnaase, Springer) ; siècle aussi des " revivals ", ces révisions du goût inaugurées par le préromantisme et qui vont rapidement transformer l'horizon culturel. Directement tributaire de la production artistique contemporaine, qu'elle contribue d'ailleurs à infléchir, l'histoire de l'art va participer à cette double entreprise de prospection et de réhabilitation dont la multiplication des musées, puis l'avènement de la photographie seront des instruments privilégiés. Grünewald, Piero della Francesca, Greco, Vermeer, les Le Nain, La Tour, Saenredam et bien d'autres vont être ainsi successivement redécouverts. Et si la Renaissance garde des adorateurs inconditionnels (Burckhardt, Pater), le monopole du Classicisme ne tarde pas à céder sous la poussée du Néo-Gothique et du Préraphaélisme anglais, des Nazaréens allemands, des " Barbus ", puis du style " troubadour " en France, où Artaud de Montor, Séroux d'Agincourt, Paillot de Montabert ou Rio, premiers historiens de la peinture médiévale, ouvrent la voie à Viollet-le-Duc, tandis que la restauration catholique suscite un renouveau d'intérêt pour l'iconographie chrétienne, dont E. Mâle sera le grand exégète.

   Entreprises parfois sous le signe d'un nationalisme des peuples, qui succède alors au patriotisme des cités, tant l'étude des diverses " écoles " que celle du Moyen Âge ne pouvaient manquer de déboucher sur une prise de conscience de la relativité des styles, déjà affirmée par Delacroix dans son article sur " les Variations du beau ". Théories de l'évolution cyclique et projections sur l'histoire de schémas biologiques vont conduire, par-delà Hegel et Ruskin, au refus par Riegl de la notion de décadence, éliminée au profit de celle de " volonté artistique " propre à chaque époque. Ainsi, les anciennes catégories normatives assument enfin une valeur historique objective. Et, dans la foulée, Wickhoff, Wölfflin ou Dvořák pourront revaloriser les peintures de la basse Antiquité, du Baroque et du Maniérisme, ces phases tardives constituant le pendant des archaïsmes, dont la cote continue à monter.

   Bien qu'amoureux du passé, le Romantisme avait aussi réclamé la " modernité " (Baudelaire) : la peinture de la vie contemporaine. Le Réalisme, reprenant cette exigence, devait la fonder sur une découverte du Siècle des lumières : l'œuvre d'art est l'" expression d'une société " (Castagnary). La théorie du milieu (Taine), l'" histoire de la culture " (Burckhardt), l'" histoire de l'esprit " (Dvořák, école de Vienne), l'étude des " formes symboliques " (Panofsky), l'analyse marxiste ou certaines tentatives structuralistes récentes ont ceci en commun qu'elles cherchent à situer le tableau dans un contexte plus général, qu'il soit d'ordre climatique, racial, social, économique, politique, scientifique, philosophique. Mais à postuler ainsi l'unité d'une époque ou d'une culture et le parallélisme de ses diverses manifestations (Riegl, Sedlmayr), on s'exposa, dans un premier temps du moins, au risque de manquer l'individualité de l'œuvre et d'aboutir à cette " histoire de l'art sans noms " dont se réclamaient, mais pour des raisons inverses, les premiers théoriciens de la critique formelle (Wölfflin).

   Après le Romantisme, le positivisme est l'autre parrain de la jeune histoire de l'art, qui chercha d'abord à fonder sur l'essor de la nouvelle philologie sa quête d'un statut scientifique. Le premier fruit en fut l'énorme travail de publication et d'interprétation critique des sources, et leur utilisation pour l'inventaire et le classement des collections ; d'où la naissance du catalogue raisonné (Passavant). Waagen, Cavalcaselle, Morelli, Berenson, Longhi, Offner, M. J. Friedländer et nombre d'autres connaisseurs vont élaborer des méthodes d'attribution et d'expertise, dont des querelles, comme celle de la Madone de Holbein de Dresde, ont permis d'éprouver la solidité et qui reprennent les intuitions de Boschini ou De Piles en les systématisant. D'autre part, l'esprit scientifique, inspirant le programme d'une esthétique " expérimentale " (Fechner), ne devait pas tarder à entraîner l'application de " lois " et de modèles déterministes à la genèse et à l'évolution des formes. En effet, les progrès de la chimie des couleurs, de l'optique physiologique et de la psychologie de la perception (Chevreul, Maxwell, Rood, Helmholtz, Brücke), renforcés par l'héritage de l'empirisme et du sensualisme et par l'influence d'une esthétique formaliste néo-kantienne (Herbart, Zimmermann), allaient marquer à la fois la théorie picturale (Ruskin, D. Sutter, C. Henry, Seurat) et la méthode critique : empruntant à Hildebrand la distinction entre visions proche-tactile et lointaine-optique, Riegl et Wölfflin relativisent, en les projetant sur l'histoire des styles, des catégories qui, chez l'auteur du Problème de la forme, n'étaient encore que génétiques et normatives. L'histoire de la vision est ainsi née. Mais, ici encore, la réflexion théorique inaugurée par la Renaissance a préparé le terrain, car c'est dans le contexte du " paragone " peinture-sculpture que s'est dessinée l'opposition du visible et du tangible, et les noms de Zuccaro, Galilée, De Piles ou Molyneux précèdent celui de Berenson, le vulgarisateur des fameuses " valeurs tactiles ".

   Avec l'Impressionnisme et la consécration de la tache comme atome visuel, puis comme unité plastique autonome s'achève la métamorphose du pittoresque en pictural. De nouvelles générations de théoriciens vont bientôt redéfinir les principes d'une grammaire plastique : le Modern Style (Van de Velde et les mouvements " décoratifs "), le Cubisme (Gleizes, Gris, Severini, Léger, Ozenfant, Lhote) et ses dérivés (Néo-Plasticisme, Constructivisme, Bauhaus, Abstraction, etc.), relayés par la psychologie " gestaltiste " (Arnheim), conduisent à la réflexivité de l'Op Art. Or, cette effervescence théorique n'est pas sans avoir influencé la critique historique, où l'apparition de nouvelles catégories d'analyse (celle d'espace pictural par exemple) ainsi qu'un renouveau d'intérêt pour la mathématique des proportions (section d'or) ou la géométrie perspective confirment une fois encore l'importance de l'action rétrospective du présent sur la vision du passé. Le long débat sur la " science de l'art " en Allemagne, C. Bell ou R. Fry en Angleterre, Focillon en France témoignent de cet approfondissement de la réflexion sur la forme.

   Parallèlement, les courants néoromantiques (Symbolisme, Expressionnisme, Surréalisme) suscitent eux aussi une révision du " musée imaginaire " et une orientation de la critique vers l'analyse des contenus. Deux directions dominent : la psychologie des profondeurs (inspirée de Freud ou de Jung) et l'iconologie, avec l'institut Warburg, qui élargit au paganisme antique et à toutes les sources littéraires, scientifiques, astrologiques, alchimiques, philosophiques et autres le travail entrepris dans le cadre des recherches sur la symbolique chrétienne.

   La diversité des approches reflète un enrichissement fructueux de la critique d'art, qui continue à s'ouvrir aux apports des diverses sciences humaines : psychologie (Gombrich), sociologie (Hauser, Antal, Haskell), phénoménologie existentialiste (Merleau-Ponty, Sartre), linguistique structuraliste, sémiologie (Barthes, Marin), théorie de l'information (Moles). Cette multiplication des points de vue ne saurait être que bénéfique, à condition que l'emploi inconsidéré de terminologies d'emprunt n'entraîne pas la méconnaissance du caractère spécifique de la peinture, qui est d'être visible.