Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
E

expression (théorie de l')

On admet depuis longtemps que la faculté de communiquer une émotion est essentiellement du domaine de l'art. Il incombait au peintre d'histoire de traduire les pensées et les passions, sans lesquelles ses personnages auraient été " doublement morts ", selon les propres termes de Léonard de Vinci. Avec l'apparition du Romantisme et l'éveil de l'intérêt pour l'expression personnelle, l'artiste, qui avait été jusqu'alors un moyen, devient en tant qu'individu une fin en soi (Si vis me flere, dolendum est primum ipsi tibi [" Si tu veux m'émouvoir, commence par être ému toi-même "], conseillait Horace au poète), et la sincérité en elle-même un critère des valeurs.

   Le mime constitue le moyen d'expression le plus direct, en imitant le geste et les jeux de physionomie. Platon pensait que l'artiste avait à reproduire fidèlement ce qu'il voyait ; or, déjà dans l'Antiquité, un tel réalisme pouvait s'opposer à la bienséance, et les passions les plus extrêmes ne pouvaient être dépeintes que parmi les basses classes ; de même, plusieurs fois au cours de l'histoire, les artistes ont senti le besoin de modifier, de masquer ou d'idéaliser. Les expressions qu'ils cherchaient à exprimer pouvaient également ne pas se rencontrer dans la vie quotidienne : Parrhasios, en quête d'un modèle pour son Prométhée, pouvait torturer un esclave, mais de tels expédients étaient impuissants à traduire l'extase mystique d'un martyr. De plus, les différents types d'expression se sont révélés difficiles à définir et à choisir.

   Ainsi les artistes ont-ils tendance à faire confiance à des modèles conventionnels, qui ont l'avantage d'être tous connus du spectateur et qui sont plus facilement identifiables. On puisait les sources de ces modèles dans les traités de rhétorique, les descriptions de poètes et dans les œuvres d'art largement prisées comme le Laocoon ou Niobé. Léonard de Vinci et Lomazzo offraient au peintre la description rédigée d'un nombre choisi de passions, dont la somme ne constituait pas cependant une théorie de l'expression. En 1668, Le Brun tenta de compléter et d'appuyer ces théories traditionnelles en fondant son système sur les théories physiologiques de Descartes, mais son texte resta inconnu du plus grand nombre et ses illustrations constituèrent un livre de dessins très largement utilisé, mais limité. Des efforts supplémentaires pour enrichir cet ouvrage par l'adjonction de nouvelles subdivisions des passions, compte tenu des progrès de la psychologie et de la physiologie, ou par l'emploi d'un plus grand réalisme n'ont fait que compliquer la tâche originelle de l'artiste.

   L'expression résidant dans le mouvement, l'image immobile, quoique très fidèle, peut se révéler, de prime abord, difficile à identifier. Aussi les caricaturistes, plus préoccupés de communication que d'art, ont-ils souvent suivi la méthode préconisée par Töpffer, inventant leurs images, qui nous apportent l'expression attendue, même si celle-ci ne se rencontre pas dans la rue. Lignes, formes et couleurs possèdent, en elles-mêmes, une grande puissance d'expression comme les sons en musique, les vers en poésie. Dans sa lettre du 24 novembre 1647, Poussin fut le premier à exposer en détails la façon pour un peintre de modifier sa " manière " ou son style afin d'accentuer la force d'expression dans sa toile. Élaborée au sein de l'Académie royale, cette idée fut acceptée comme théorie artistique, mais c'est au début du XIXe s. que Humbert de Superville déclara que l'homme réagissait sur le plan émotionnel à certaines lignes données, à certaines formes et à certaines couleurs fondamentales, quel que soit leur contexte.

   Les principes de l'art abstrait sont déjà en germe dans ces théories, reprises plus tard par Charles Blanc et qui eurent une influence profonde sur de nombreux artistes à la fin du XIXe s. et au début du XXe.

expressionnisme

 

Tendance artistique concrétisée principalement à la fin du XIXe s. et jusque v. 1925, et qui s'est développée dans l'atmosphère de malaise et de troubles qui précéda la guerre de 1914 et se présente, au point de vue pictural, comme une nette réaction à l'Impressionnisme, dont l'objectivité et l'optimisme scientiste sont désormais rejetés. L'Allemagne est la terre d'élection de l'Expressionnisme, et le mouvement des idées dans la seconde partie du XIXe s. annonce une attitude nouvelle devant l'œuvre d'art. De Conrad Fiedler à Theodor Lipps et à Worringer, dont Abstraktion und Einfühlung paraît en 1908, l'accent est mis sur la détermination irréductible du créateur (" innerer Drang " ou " inner necessity ", la " nécessité intérieure ", principe fondamental que reprendra Kandinsky) et sur le processus de détérioration des rapports de l'homme et du monde extérieur, que le degré plus ou moins poussé de stylisation abstraite trahit. En même temps, les références culturelles se transforment : toute l'Europe redécouvrit ses " primitifs " au moment où les arts exotiques (Afrique, Océanie, Amérique du Nord, Extrême-Orient) relayaient le Classicisme gréco-romain. Les Allemands interrogèrent leur gothique ainsi que Grünewald (première monographie en 1911), les Belges, Bruegel, les Français, les fresques romanes et les retables du XVe s. On redécouvre Greco. La variété de ces sollicitations explique la diversité des œuvres, d'autant plus que les précurseurs immédiats de l'Expressionnisme viennent d'horizons très différents.

Les précurseurs

Le Norvégien Edvard Munch, le Néerlandais Vincent Van Gogh, le Belge James Ensor, auxquels on peut joindre le Français Toulouse-Lautrec, ont contribué à la formation de l'état d'esprit des années 1900. Ensor fut le plus précoce en exécutant en 1888 l'Entrée du Christ à Bruxelles (Malibu, The J. P. Getty Museum), satire violente et haute en couleur, mais dont le retentissement fut limité. L'œuvre de Van Gogh connut une diffusion plus grande et elle offrait une base théorique plus vaste, en voulant donner à la couleur un pouvoir symbolique et expressif encore inédit (Champ de blé aux corbeaux, 1890, Amsterdam, M. N. Van Gogh). Munch illustre parfaitement les rapports étroits qu'entretinrent d'abord Symbolisme et Expressionnisme (comme chez Hodler en Suisse et Klimt en Autriche), et le Cri (1893, Oslo, Ng), véritable manifeste, doit son efficacité aux stylisations graphiques du Jugendstil autant qu'à la conception nouvelle de la forme et de la couleur. Considérer Lautrec comme un précurseur de l'Expressionnisme peut surprendre ; mais une partie de sa thématique, son goût de l'ellipse, la stridence de sa palette font de lui à bien des égards un frère spirituel des Allemands (la Femme tatouée, 1894). Ce qui rapproche ces personnalités d'artistes, c'est d'une part l'importance de l'expérience vécue, l'insertion douloureuse dans la société, d'autre part, au point de vue technique, la primauté donnée à la couleur.

L'Allemagne : Die Brücke (1905-1913)

Il est remarquable que, dans l'Allemagne wilhelmienne, l'idéalisme postromantique de von Marées et de Böcklin, parce qu'il était soucieux de signification, ait pu davantage toucher la jeune génération que les représentants apparemment plus modernes de l'Impressionnisme allemand : Slevogt, Liebermann et même Corinth. C'était aussi accorder plus d'intérêt au dessin et à l'ordonnance qu'à la touche, quand le renouveau de l'art graphique conduisait à étudier les gravures sur bois des XVe et XVIe s. et que l'art gothique était considéré comme typiquement germanique (Worringer : Formprobleme der Gotik, 1911). Mais les leçons de l'étranger portaient aussi leurs fruits : Munch fait une exposition retentissante à Berlin en 1892, puis, au début du siècle, les novateurs, Gauguin, Cézanne, Lautrec, Van Gogh, sont présentés à Berlin (1903), à Munich (1904), à Dresde (1905). La connaissance de Gauguin cristallisa surtout la nostalgie du paradis perdu, de l'union de l'homme et de la nature dans un univers dépouillé de toute hypocrisie et de la notion de faute. Avant les peintres de Die Brücke, Paula Modersohn-Becker, qui fit partie du groupe symboliste de Worpswede, s'inspira de Gauguin pour traduire une expression encore retenue et méditative. C'est à Dresde que de jeunes artistes (Kirchner, Heckel, Schmidt-Rottluff, Pechstein) tirèrent de toutes ces suggestions une des premières synthèses expressionnistes, avant même que leur activité ne puisse être désignée comme telle. Ce qui caractérise Die Brücke, c'est le travail étroitement communautaire, l'importance et la qualité des réalisations graphiques (gravure sur bois surtout), la couleur répartie en aplats à la sonorité mate et un érotisme délibéré (Kirchner : Femme au divan bleu, 1910, Minneapolis, Inst. of Art ; Schmidt-Rottluff : Deux Femmes, 1910, gravure sur bois). Durant quelques années, Die Brücke réussit à concilier les deux tendances conflictuelles qui avaient déjà opposé Gauguin et Van Gogh : la solitude dans la nature et les échanges étroits au niveau du groupe. C'est ce dernier aspect qui devait rebuter Emil Nolde, beaucoup plus âgé et adhérent de 1906-1907, dont les recherches témoignent d'un tourment religieux fort étranger à ses jeunes camarades ; le métier gras et tumultueux de Nolde lui permit de traduire, à partir de 1909, un mysticisme élémentaire, au niveau de l'impulsion (Légende de Marie l'Égyptienne, 1912, Hambourg, Kunsthalle).