Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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émail et peinture

Les émaux peints à Limoges

L'émaillerie médiévale est essentiellement conçue comme l'art de poser des touches de couleurs sur l'orfèvrerie, presque à la manière des pierreries. Avec la Renaissance, une nouvelle technique apparaît, qui permet à l'émail de concurrencer la peinture par la création de surfaces entièrement colorées : il s'agit de l'" émail peint ", qui utilise le cuivre pour support, celui-ci étant couvert de couches d'émaux successivement posées à la spatule et cuites, des effets de modelé pouvant être obtenus en grattant partiellement une couche. Cette technique, d'un maniement très difficile qui en limite l'usage, a sur la peinture l'avantage de l'éclat (les émaux, si l'on n'y mêle pas d'étain, dont l'emploi est pourtant nécessaire pour obtenir du blanc, sont translucides) et, en apparence au moins, de la solidité (les émaux sont en fait des objets extrêmement fragiles, mais les couleurs n'en varient pas avec le temps).

Leur origine

L'apparition de cette technique en France au cours du XVe s. est mystérieuse, mais on a pensé qu'elle avait des origines italiennes et que ce soit un peintre français qui ait fait la liaison entre les deux pays : Jean Fouquet. On conserve en effet, au Louvre, un médaillon émaillé de noir, orné en camaïeu d'or, d'un portrait d'homme nommé par l'inscription : Iohes Fouquet. On considère généralement qu'il s'agit d'un autoportrait. Or, on sait que Fouquet est allé v. 1445 à Rome, qu'il a dû y rencontrer Filarete (v. 1400 – apr. 1465), dont les textes de l'époque nous apprennent qu'il pratiquait l'art de l'émail. Cette rencontre serait à l'origine du médaillon du Louvre, premier émail peint français, dont la qualité artistique dépasse évidemment celle des œuvres limousines postérieures. Quant aux émaux peints italiens, ils se distinguent en principe par leurs fonds bleus. On tend à considérer actuellement que cette technique serait d'origine bourguignonne ou flamande.

Le " Prétendu Monvaerni "

La technique de l'émail peint prend véritablement naissance à Limoges sous le règne de Louis XI. À cette époque y travaille en effet un artisan nommé au XIXe s., par erreur, " Monvaerni ", que l'on désigne aujourd'hui du nom de " Prétendu Monvaerni " (dernier quart du XVe s.). L'historien J.-J. Marquet de Vasselot en a défini la personnalité artistique sans parvenir, dans la plupart des cas, à déterminer quelles sont précisément les œuvres d'art qui l'ont inspiré. Marquet de Vasselot établit en effet que les émailleurs limousins de la Renaissance ont toujours utilisé des gravures comme modèles pour leurs compositions. Le " Prétendu Monvaerni " semble encore être le premier à avoir traité l'émail comme de la peinture. (Il eut l'idée de tracer sa composition en noir sur une couche opaque d'émail blanc avant de la couvrir d'émaux polychromes ; il obtient ce trait noir en grattant une couche de blanc pour faire apparaître une couche noire inférieure.) L'artiste a compris aussi l'importance des sources gravées, dont il se contente encore d'assembler des éléments épars qu'il adapte selon son goût. Plus tard, les autres émailleurs recopieront, avec maintes interprétations cependant, l'ensemble des compositions d'autrui. Seul Léonard Limosin dérogera à cette règle.

La soumission au modèle gravé

Marquet de Vasselot a recherché les modèles utilisés par la seconde génération d'émailleurs, ceux qui, à la suite du " Prétendu Monvaerni ", travaillent à la fin du XVe et au début du XVIe s. dans l'entourage du plus grand d'entre eux, Nardon Pénicaud. Ce dernier a changé de modèles par rapport au " Prétendu Monvaerni ", mais il en a conservé la technique comme la conception. Son art, toujours fidèle à l'iconographie religieuse, reste attaché à des gravures, qu'il ne copie pas à la lettre et où l'on retrouve le plus souvent un esprit assez proche de celui du " gothique détendu " qui avait été, antérieurement, celui de la sculpture et des arts graphiques : plusieurs fois, l'émail fera preuve d'un certain regard stylistique par rapport aux autres formes artistiques françaises. Ce qui n'empêche pas Nardon Pénicaud d'utiliser des modèles divers, dont, par exemple, une gravure d'Israhel Van Meckenem pour une Nativité des alentours de 1510 (Baltimore, Walters Art Gal.). Ses contemporains font de même ; le Maître du Triptyque de Louis XII, pour une Pietà (id.), semble utiliser un modèle provençal. Mais la copie à cette époque n'est encore jamais littérale.

   Le Maître de l'Énéide, qui, v. 1535-1540, exécuta les 74 plaques conservées d'une série d'unicum qui reproduisent les illustrations d'une édition de Virgile, éditée à Strasbourg en 1502 par Sébastien Brant et imprimée par Johann Grüninger, innovait à sa façon. D'une part en utilisant l'émail transparent non coloré et en jouant ainsi de la couleur du cuivre comme d'une couleur supplémentaire, mais d'autre part, surtout, en étant beaucoup plus fidèle que ses prédécesseurs à ses modèles : la voie était ouverte à la période suivante, où la soumission au modèle devint de plus en plus grande.

La gravure et l'émail en grisaille

Le modèle, tel que le reçoit l'émailleur, n'est pas une peinture, mais une gravure (même si l'estampe reproduit elle-même une peinture). L'émailleur cherche à en imiter l'effet, et y parvient relativement en utilisant la grisaille. Mais ici, c'est le fond qui est noir. Les traits du dessin le sont également, puisqu'ils sont exécutés en grattant les couches de blanc posées sur le fond noir. L'effet noir-blanc est cependant, en pratique, inversé par rapport à celui de la gravure. Il peut en outre être fort subtil, car les couches de blanc, suivant leur épaisseur, peuvent passer du gris foncé au blanc le plus pur : le sfumato n'est pas interdit à l'émailleur, tout réside dans son habileté. Une plaque comme celle de l'Adoration des mages (Paris, Petit Palais) par Jean II Pénicaud (œuvres connues de 1531 à 1549), d'après une estampe de Lucas de Leyde, est d'une étourdissante virtuosité technique : la disposition spatiale des figures, le modelé sont parfaitement traduits.

   Cette technique connaîtra de 1540 à 1560 env. une faveur particulière avec une génération de grands émailleurs : Couly Nouailher, qui rehausse encore le plus souvent de quelques couleurs ses grisailles, Jean II, Jean III et Pierre Pénicaud, le Maître M. D. Pape, Pierre Reymond. Tous manient cette technique à la perfection. Certains se distinguent par l'originalité de leurs modèles (tels Couly Nouailher, avec ses plaques de coffrets représentant des jeux d'enfants, ou Pierre Pénicaud, lorsqu'il s'inspire d'une gravure perdue de Juste de Juste représentant des acrobates), d'autres par la qualité de leur dessin (ce qui n'est pas leur qualité la plus courante, mais Jean II, Pierre Pénicaud, le Maître M. D. Pape sont capables de dessins fidèles à leurs modèles), d'autres enfin par leur science dans l'adaptation de compositions, qui sont en général prévues pour des cadres rectangulaires, à des pièces de forme complexe (tel Pierre Reymond, spécialiste des grands services comme celui qu'il a livré à Linhard Tucher à Nuremberg entre 1558 et 1562 et qui se trouve conservé aux résidences de Munich et au musée de Nuremberg). En dépit du désir de fidélité au modèle, ses copies ne sont jamais serviles. Dans l'ensemble, si jusque v. 1540 les estampes nordiques ont été les plus employées par les émailleurs (celles de Dürer surtout, avec la Petite Passion, et la Vie de la Vierge), au milieu du XVIe s. ce sont les estampes italiennes qui dominent l'artisanat limousin. Après 1560 env., les gravures de Bernard Salomon, de Jacques Androuet du Cerceau, d'Étienne Delaune sont reprises sans lassitude un très grand nombre de fois. Il faut remarquer que les gravures de l'école de Fontainebleau n'ont pratiquement jamais été copiées par les émailleurs. H. Zerner signale d'ailleurs que celles-ci n'ont pas été conçues pour être largement commercialisées.

Léonard Limosin

L'art de Léonard Limosin est l'exception qui confirme la règle : celui-ci est un artiste, au moins partiellement novateur. En effet, grâce à l'évêque Jean de Langeac, l'émailleur est entré en contact avec la cour de Fontainebleau, milieu essentiellement créateur. Aussi est-il l'auteur de plaques émaillées représentant des Apôtres, des Prophètes, des Sibylles, des Héros antiques, dont il a sans doute imaginé les traits. Capable de créer des compositions, il grave en 1544 des estampes représentant des scènes de la Vie du Christ, qu'il recopiera plusieurs fois en émail sur cuivre. De plus, à la demande du roi, il utilise des cartons dessinés pour lui par les plus grands peintres de la Cour : en 1547, il émaille 12 plaques représentant des Apôtres dont les visages sont ceux de personnages contemporains, d'après des cartons de Michel Rochetel, qui s'inspire lui-même de dessins de Primatice. En 1553, il utilise des cartons de Nicolò Dell'Abate pour émailler des retables représentant la Crucifixion et la Résurrection du Christ et destinés à la Sainte-Chapelle de Paris (les retables sont aujourd'hui au Louvre, les dessins de Nicolò Dell'Abate à l'E. N. B. A. de Paris). On sait en outre qu'il a travaillé à la décoration des tribunes et arcs de triomphe lors de l'entrée à Bordeaux de Charles IX et de Catherine de Médicis : cette tâche était traditionnellement celle des peintres, ce que Léonard Limosin prétendait être, puisque le musée de Limoges conserve de lui un tableau représentant l'Incrédulité de saint Thomas, sur lequel il s'est intitulé " esmaileur peintre " et " valet de chambre du Roy " (daté de 1551).

   Enfin, Léonard Limosin a créé une catégorie de pièces qui le mettait directement en contact avec des œuvres de peintres, et non plus seulement en contact avec des gravures : les portraits émaillés. L. Bourdery et E. Lachenaud ont dressé l'inventaire des 131 portraits émaillés par Léonard Limosin que nous conservons. Pour ces pièces, de toute évidence, celui-ci s'inspire des dessins des Clouet et de leur école. Ce qu'il leur retire en sensibilité, il le leur rend en éclat. Dans leurs cadres dorés, ornés eux-mêmes de figures ornementales grotesques, ils témoignent de la prodigieuse virtuosité technique de leur auteur et de la splendeur de la Cour pour laquelle ils furent créés.

   Léonard Limosin est donc le seul des émailleurs limousins de sa génération à avoir été en contact direct avec les grands peintres de son temps et à avoir pris part à l'œuvre de l'école de Fontainebleau.