Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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romane (peinture) (suite)

Styles et courants d'influence : problèmes de classification

Une des préoccupations majeures des historiens d'art, depuis près d'un siècle, a été de trouver des principes de classement des peintures romanes et, en définitive, d'essayer d'y définir des styles. En même temps, une connaissance plus approfondie de l'ensemble du domaine européen a conduit à rechercher s'il n'y avait pas — comme en architecture et en peinture — de grands courants d'influence, des échanges, parfois inattendus, révélés par la méthode comparative. On s'est alors très souvent, et peut-être à l'excès, appuyé sur l'autre grand art roman de la couleur, la miniature, dont le caractère transportable est évident.

   Avant d'examiner quelques aspects de ces problèmes de classification, il paraît indispensable de souligner la profonde unité de la peinture murale romane. Elle provient de toute une conception des buts mêmes de la création artistique.

   Le peintre roman vit dans un monde qui n'est qu'apparences. Son rôle ne peut donc être la restitution d'une réalité trompeuse. Au-delà de ce qu'il voit, il doit peindre ce qu'il sait. L'idée de reconstruire la perspective est une aberration, puisqu'elle n'est que l'illusion de nos sens. De même, le geste sera expression et non pas vraisemblance : membres allongés, mains effilées sortant de draperies schématisées. Cependant, pour atteindre la vérité, il est nécessaire d'évoquer le cadre conventionnel où nous vivons : il suffit pour cela de ce que Mérimée avait appelé excellemment des " explications graphiques ". Le décor se réduit à des signes : terre et ciel transformés en bandes colorées, arbres schématisés, monde figuré par un disque, mer transparente de traits ondulés, sol de stries sinueuses et colorées, architectures imaginaires ; le cadre traditionnel du tableau mural n'est lui-même qu'indicatif : le pied d'un personnage peut en déborder et se poser avec élégance sur une frise de grecques ou d'engrenages.

   C'est autour de cette conception même de l'image que se fait l'unité d'un art. Les moyens d'expression peuvent avoir une tonalité différente, mais partout se retrouve cette esthétique du transcendant, qui sera formulée théoriquement au cours du XIIe s., en particulier par l'école de Chartres. C'est donc un puissant ferment d'unité, qui permet en définitive la véritable définition de la peinture romane. Au-delà des recherches de définition des styles particuliers, des dénominations discutables d'écoles, la peinture murale romane reste un ensemble très bien caractérisé dans l'histoire des arts, parce qu'elle reflète les modes de pensée d'une civilisation. On comprend mieux dans ces conditions l'existence d'une véritable grammaire des formes et des décors, aux origines d'ailleurs multiples, dans l'ensemble du domaine considéré : que les plis d'un manteau soient signifiés d'identique façon à Soest, à Montoire et à S. Angelo in Formis ne nous surprendra plus et n'aura de signification que générale. La pastille rouge qui marque la joue humaine à Sainte-Sophie de Novgorod, à Vicq et à S. Angelo in Formis montre que cette unité est peut-être plus vaste qu'on ne l'imagine.

Rapports avec l'architecture et la sculpture

Un autre aspect — peut-être trop peu souligné jusqu'ici — permet également de définir des caractères communs à l'ensemble des œuvres que nous considérons : il s'agit des rapports de la peinture avec l'architecture et la sculpture des édifices.

   Issue du décor des grandes basiliques de type paléochrétien, la peinture paraît simplement se servir du mur comme d'un support quasi indifférent. La conception idéologique et esthétique que nous venons de souligner renforce cette indifférence : au lieu de trouer le mur, de lui donner une autre réalité que la sienne, comme le fera la fresque de la Renaissance, l'image romane le pare d'un récit qui seul importe. Tel était l'héritage, déjà souligné, de la peinture carolingienne. Cependant, l'édifice roman a, le plus souvent, une structure plus complexe que les édifices qui l'ont précédé, et l'organisation hiérarchisée des grands thèmes y trouve une occasion de s'y développer : déjà les églises romaines, dans leur décor de mosaïques, avaient mis en valeur l'arc triomphal et la grande abside qui le suivait. Au fur et à mesure que se développaient les formes architecturales, les peintres romans furent amenés à se préoccuper d'un accord possible avec elles. Cela se fit selon des procédés assez contradictoires.

   Les uns ont cherché à s'associer à l'architecture par une création autonome d'architectures imaginaires, par exemple des jeux d'arcatures autour des absides (Saint-Clément de Tahull, Saints-Pierre-et-Paul de Niederzell à Reichenau), voire sur des voûtes (Sainte-Marie de Kempley, chœur de Notre-Dame-la-Grande à Poitiers) ou bien le long d'une nef (Saint-Martin à Laval). L'origine de ces colonnes, de ces chapiteaux, de ces arcades semble devoir être recherchée dans les manuscrits d'origine ou de tradition carolingienne. Rappelons que, dans la crypte de Saint-Germain d'Auxerre (IXe s.), il y a des colonnes et des chapiteaux simulés par le peintre sur les murs. D'autres artistes ont vu le problème de façon différente : c'est par l'ornement que la peinture murale s'adapte à l'édifice, y adhère en quelque sorte. C'est ainsi que les ouvertures sont soulignées par de larges bandeaux décoratifs, que prolonge souvent la peinture des ébrasements eux-mêmes. Tel est le parti adopté à Berzé-la-Ville par les peintres de Cluny. Il en est de même pour les grands arcs-doubleaux, traités par de longues figures et par des médaillons contrastés (Saint-Gilles de Montoire, San Isidro de Léon). Cela a favorisé le vaste développement d'une grammaire décorative, mélange de motifs antiques, d'inventions carolingiennes et de créations proprement romanes. De même, les compartiments d'une voûte d'arêtes sont souvent séparés par des traits de couleur le long des arêtes qui soulignent la structure (Tavant, Civate, Schwarzrheindorf), comme l'avait déjà fait le peintre de Saint-Germain d'Auxerre. Colonnettes et chapiteaux enfin sont inclus dans cet ensemble de couleurs qui unifie l'espace architectural, comme c'est le cas à Brioude. Il a certainement existé bon nombre de monuments où la peinture n'est intervenue que pour souligner certaines structures et animer la sculpture des chapiteaux : Le Ronceray à Angers, Saint-Philibert de Tournus.

   Cet accord d'expressions complémentaires est une des définitions possibles de la peinture romane : les byzantinismes de Berzé-la-Ville n'effacent pas l'impression d'une organisation spatiale originale, dont le rythme est architectural. Le jeu des fenêtres et des arcatures peut imposer au peintre la place même — et même la forme — de ses figures : cela se voit aisément au chœur de Saint-Géréon de Cologne. Nous pouvons imaginer des complémentarités plus étroites, comme celle qu'évoque la célèbre arcade des Rois mages du cloître de Saint-Aubin d'Angers.

   Il y a là tout un jeu de possibilités qui éloignent le peintre roman de ses modèles anciens. Même le maintien de grands tableaux de type carolingien sur la voûte de Saint-Savin ou sur les surfaces murales nues de Vicq et de Brinay est le résultat d'une réflexion de l'artiste sur ce problème de la place de son œuvre dans l'ensemble de l'édifice, car, dans ces cas, il s'agit soit d'une voûte sans doubleaux, soit de modestes cubes de maçonnerie sans articulation architecturale. On retrouvera aussi, semble-t-il, cette vivacité de perception et d'expression dans la peinture prégothique, que ce soit au Liget, à Schwarzrheindorf, ou à Saint-Géréon de Cologne, mais alors grâce à un dessin à la fois précis et elliptique, plus constructeur de formes. De ce dernier point de vue, la logique architecturale sépare la peinture murale de l'Occident de celle de l'Orient, par exemple de la peinture russe, qui dispose de grands espaces plans aux membrures rares. Mais tout en gardant très présent à la mémoire ces facteurs d'unité de l'œuvre picturale romane, il convient d'examiner comment ont été recherchées les bases de classement d'un patrimoine épars.