Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
M

malades mentaux (expression picturale des) (suite)

Technique d'analyse du créateur

Parallèlement à ce code de l'image a été mise au point une technique d'analyse du créateur comprenant deux parties : l'une neuropsychiatrique, en raison du point de départ des recherches et du matériel employé et se référant à la classification française des maladies, l'autre développant tout autant et de manière aussi approfondie une recherche psychobiographique, tentant de saisir l'identité du sujet de par l'association des principaux éléments de son enfance, de son entourage familial, de son existence d'adulte, dans sa vie privée et sa vie sociale.

Approche sémantique de l'œuvre picturale selon le système d'analyse C. I. D. E. P

Trois temps d'approche peuvent être définis. Le premier temps est celui de l'approche globale de l'œuvre, amenant à la reconnaissance ou à la non-reconnaissance immédiates de l'ensemble du tableau, c'est-à-dire de l'ensemble de ses formes, avec possibilité de description, de transcription verbale immédiate de ces formes. Le deuxième temps est celui de l'approche réflexive, c'est-à-dire de cogitation analysant les représentations ou les termes du tableau. Au niveau de ces termes, comme au niveau de la globalité de l'œuvre, il peut y avoir également reconnaissance ou non-reconnaissance. Le troisième temps est l'abord de l'œuvre par une connaissance autre que celle qui est donnée par la seule lecture du tableau (connaissance culturelle ou donnée par l'auteur par un commentaire ou un titre). Il est évident que, s'il existe un ordre temporel dans les différents stades de l'approche de la compréhension d'une œuvre, sa compréhension totale nécessite des renvois constants d'un temps à un autre. Cette analyse semble pouvoir apporter des considérants plus larges en mettant en rapport étroit le style pictural et l'approche sémantique de la peinture.

   Dans l'évolution historique de la peinture existent deux mouvements à partir de la représentation exacte de l'objet picturalisé, l'un touchant la modification des rapports existant entre les représentations, toujours parfaitement picturalisées — tel le Surréalisme —, l'autre apportant une modification formelle des objets — tels le Cubisme, l'Impressionnisme, le Tachisme, l'Abstraction. Dans le premier cas, c'est la compréhension globale du tableau qui devient difficile, ambiguë, alors que les représentations demeurent toujours exactes : il y a incompréhension totale du vouloir-dire de l'auteur, alors que celui-ci énonce des mots compréhensibles. L'autre évolution réside dans la modification formelle des représentations, qui, peu à peu, va amener le spectateur d'une compréhension parfaite de formes réalistes à la compréhension imparfaite de formes modifiées, puis à l'incompréhension totale en face de formes tellement inhabituelles qu'elles ne peuvent que devenir totalement incompréhensibles, signes sans signification. Un tel abord des œuvres de peintres et des mouvements picturaux paraît utile en ce qu'il permet de revenir aux créations de malades dans un esprit très différent de l'approche neuropsychiatrique classique.

Approche de spectateur

Dans l'appréciation d'une œuvre, l'analyse du signifiant et la recherche du signifié paraissent aussi importantes que l'étude de la forme qui les supporte. L'approche esthétique sera d'autant plus pénétrante que seront mieux saisis les phénomènes de frustration, de satisfaction, de jubilation du spectateur, en fonction de sa compréhension ou de sa non-compréhension d'une peinture, de par la nécessité ou non, le refus ou non de fantasmer en face de cette peinture.

Thématique et symbolique

La thématique de l'œuvre picturale d'un malade est le champ privilégié qu'il offre ouvertement pour une rencontre dialectique avec le monde (et son médecin). Il est important de voir, d'après des études statistiques actuelles (B. Chemama, 1967), que, en dehors des thèmes banals de camouflage, le choix des névrosés se porte sur une thématique d'agressivité, celui des psychotiques non dissociés sur la sexualité et celui des schizophrènes sur des thèmes religieux et artistiques. Élément de ces thèmes exposés ou représentation non thématisable mais également officiellement ouverte est le symbole invisible, imaginaire, transperceptif, que les données matérielles ne peuvent suffire à expliciter. Freud a substitué au contenu manifeste, seul considéré jusqu'alors, le contenu latent, avec la richesse et la complexité des structures imaginaires sous-jacentes et avec leurs articulations. Le symbole a une signification non pas statique, monovalente d'éléments, mais dynamique, dialectique de termes en conflits, polyvalente. La définition descriptive du symbole est remplacée par une définition opératoire, fonctionnelle, véritablement psychologique. Le contenu de l'œuvre confère à son créateur une aura de significations symboliques.

Espace, temps, mouvement, couleur

Ces facteurs sont indispensables à l'étude de toute représentation plastique. Ils permettent de saisir, en dehors de toute considération théorique, la structure du monde des formes d'un sujet donné. Ils ne forment qu'un tout et évoluent parallèlement et de façon semblable.

   L'espace est donné par la surface à peindre, à deux dimensions, immédiates, la troisième étant la perspective. Un symbolisme est lié aux notions de gauche et de droite, de haut et de bas, de centre. Des états morbides peuvent être diagnostiqués selon l'existence ou non d'un espace inorganisé, de la ligne de base de Loewenfeld, d'un espace subjectif, d'un espace classique à trois dimensions. Dans cet espace sont posés figure et fond. L'étude de leurs rapports respectifs donne des indications : dans les dessins schizophréniques par exemple, les rapports figure-fond sont profondément perturbés (indifférenciation, intrication ou inversion).

   Le temps vécu peut être obtenu plastiquement non seulement par l'étude du symbolisme de l'espace, mais aussi par la continuité ou les accélérations, les ralentissements, les ruptures, l'immobilité du trait. La notion de temps peut aussi apparaître dans les thèmes.

   Le mouvement est lié aux deux notions précédentes, dont la conjonction harmonieuse libère sa représentation correcte adéquate. L'absence de toute indication de mouvement est caractéristique des dessins de schizophrènes chroniques. Chez les épileptiques, au contraire, on a décrit des mouvements qui peuvent aller jusqu'au déchaînement. Les dessins des excités montrent une libération du mouvement, mais mouvement tourbillonnant, inorganisé, inadapté et sans utilité. De manière générale, l'apparition ou la disparition du mouvement révèle une transformation de la personnalité.

   La couleur, dans les peintures de malades, rejoint, selon la plupart des auteurs, un symbolisme traditionnel. On estime que l'évolution dans l'utilisation des couleurs est parallèle à la transformation affective du sujet et aussi que la signification des couleurs est toujours bipolaire (par exemple le rouge, positivement, est symbole de puissance, de force et de joie, et, négativement, symbole de viol, de guerre, de destruction). Classiquement, les couleurs rares, avec scission entre les formes et les couleurs, sont l'apanage du schizophrène ; les couleurs fondues correspondent aux états d'inhibition et d'anxiété ; les couleurs pâles couvrant de larges surfaces sans gradation, à un vide affectif et à une impulsivité ; les couleurs vives ou évanescentes par taches, à une labilité marquée et incontrôlée de l'humeur ; un espace intégré, avec variation de la couleur, avec nuances adéquates, correspond à un bon contact affectif ; les couleurs chaudes correspondent à une tonalité euphorique et à un comportement extratensif ; les couleurs froides, à une tonalité dysphorique. Mais, à vrai dire, il semble bien que les couleurs soient chargées de valeurs émotionnelles différentes dans des situations différentes. La couleur isolée n'a souvent pas de sens. C'est en étudiant la relation entre couleurs, lignes et formes qu'on pourra apprécier les rapports entre l'état mental du malade, ses fantasmes et sa situation dans la vie.

   Des études statistiques actuelles montrent que le registre chromatique pictural se révèle pourvu d'une organisation interne tant dans le choix des couleurs que dans leurs associations ou leur repoussement, selon les auteurs, leur personnalité et leur affection mentale (J. Unal, 1966) : ainsi les schizophrènes semblent-ils utiliser, par rapport aux autres malades, une palette plus restreinte, des couleurs plus sombres, mais, contrairement à la notion classique, plus chaudes, des associations coloriques rares et originales.