Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
V

Vermeer (Johannes) , dit Vermeer de Delft
ou Jan Vermeer, dit Vermeer de Delft (suite)

L'œuvre

La production qui est parvenue jusqu'à nous, 35 tableaux, paraît fort réduite. On peut regretter qu'une " nature morte " citée dans la vente aux enchères en 1696 ait disparu. N'est-ce pas précisément dans la " vie silencieuse " que l'on saisit l'essence même de l'art de Vermeer ?

   Seuls deux des tableaux de l'artiste sont datés : Chez l'entremetteuse (1656, Dresde, Gg) et l'Astronome (1668, Paris, Louvre). Pour suivre l'évolution de Vermeer, on ne dispose donc que des éléments de style fournis par chacune des toiles et d'une appréciation personnelle de leur qualité.

   Les œuvres de jeunesse, comme la Diane et ses nymphes (Mauritshuis) et le Christ chez Marthe et Marie (Édimbourg, N. G.), appartiennent encore au répertoire de la peinture européenne en général et à celui de la peinture italienne issue de Caravage en particulier, dont Vermeer subit l'influence par l'intermédiaire de certains peintres d'Utrecht, à leur retour de Rome. Le tableau de La Haye fait plus ou moins penser à Venise. Quant à celui d'Édimbourg, on croit en avoir retrouvé le modèle dans la peinture napolitaine. Bien qu'intéressantes et équilibrées, ces compositions n'en restent pas moins marginales dans l'œuvre de Vermeer. Même l'Entremetteuse, datée, où l'artiste met en évidence, d'une part, sa dépendance du clair-obscur de Rembrandt et, d'autre part, des solutions plastiques apportées par les caravagistes d'Utrecht, n'est qu'un prélude à l'œuvre de maturité de Vermeer.

   Dès lors, l'artiste demeure fidèle aux mêmes sujets : excepté deux Vues de ville, il s'adonne dorénavant à un art de " genre " dépouillé de tout " récit ", où il semble ne rien se passer, encore que des tentatives aient été faites pour interpréter le sens caché de certaines situations. Dans cette série de tableaux, le personnage féminin apparaît le plus souvent rêveur, en train de lire une lettre, soit d'écrire, soit de s'adonner à la musique ou bien de manipuler des perles. Ces femmes sont toujours les protagonistes, les hommes ne jouant que des rôles secondaires. Chronologiquement, on fait débuter cette série par la Jeune Dormeuse (Metropolitan Museum), où les rapports spatiaux paraissent encore assez confus. Puis vient un chef-d'œuvre de jeunesse, la Femme lisant une lettre (Dresde, Gg) : la pose de profil de la liseuse, les reflets de son visage dans les carreaux de la fenêtre, le présence du rideau et le pointillé chromatique, tout préfigure déjà le Vermeer classique.

   On porte depuis Reynolds une admiration particulière à la Laitière (Rijksmuseum), figure monumentale, brossée à traits de pâte grasse, avec au premier plan la magistrale nature morte aux pains.

   On a encore coutume de considérer comme appartenant à la période de jeunesse de l'artiste la Ruelle du Rijksmuseum, unique dans toute la peinture hollandaise par la sérénité, l'ambiance de rêve qui s'en dégagent. Le peintre allemand Max Lieberman définissait même la Ruelle comme " le plus beau tableau de chevalet qui soit ".

   Un certain nombre de toiles ont pour thème commun la musique ; des femmes jouent du luth, de l'épinette ou de la guitare. On considère le tableau avec deux personnages de Buckingham Palace à Londres (Gentilhomme et dame jouant de l'épinette) comme l'œuvre maîtresse de cette série de toiles ; le peintre s'attache avec le plus grand soin à résoudre le problème spatial.

   Des peintures telles que la Femme à l'aiguière (Metropolitan Museum), la Femme à la balance, dite la Peseuse de perles (Washington, N. G.), la Jeune Femme en bleu (Rijksmuseum), la Jeune Fille au turban (Mauritshuis), toutes exécutées, croit-on, autour des années 1660-1665, peuvent passer à juste titre pour les sommets de l'œuvre de Vermeer. La Jeune Fille de La Haye apparaît intemporelle, infiniment précieuse et fragile, comme faite d'une matière tenant de la porcelaine et des pétales d'une fleur.

   Il faut insister sur la célèbre Vue de Delft (Mauritshuis), panorama de ville comme on n'en retrouve plus dans la peinture européenne du XVIIe s. et dont la splendeur impressionna Thoré-Bürger et Marcel Proust. Les " points " bleus et jaunes de la touche de Vermeer y scintillent comme des brillants.

   On a l'habitude de situer v. 1665-1670 les tableaux comme la Dentellière (Louvre) et Vermeer dans son atelier (Vienne, K. M.), dénommé aussi l'Allégorie de la Peinture. Le contenu énigmatique de ce dernier tableau a donné lieu à maints commentaires sans qu'on ait réussi à se mettre d'accord sur une interprétation définitive. Il semble que dans la production des dernières années de Vermeer il faille percevoir un certain déclin de la puissance créatrice ; en effet, l'Allégorie de la Foi (Metropolitan Museum), conçue et élaborée avec peine, voire méticulosité, fait saisir les limites du génie pictural de l'artiste, qui arrive avec difficulté à rendre le mouvement.

Peintre de la " vie silencieuse " — lumière et couleur

Hostile au goût narratif hollandais, Vermeer tournait résolument le dos à la peinture de genre proprement dite de son siècle. Il semble être aux antipodes d'un Jan Steen. La femme peinte par lui est en général un personnage plongé dans la rêverie et dont la mélancolie anticipe d'une certaine manière sur celle que l'on rencontre chez Watteau et Gainsborough.

   Qu'il s'agisse de scènes d'intérieur ou d'extérieur, Vermeer conçoit tout en termes de " vie silencieuse ". Il aurait pu, s'il s'y était consacré, être l'un des plus grands peintres de nature morte du siècle, voire le plus grand, mais les grands artistes des Pays-Bas ont laissé la nature morte aux spécialistes. Les éléments déterminants de son art sont la lumière et la couleur, souvent limitée aux rapports des tons du jaune et du bleu.

   Il faut enfin remarquer que bien des poètes, des écrivains et des peintres ont ressenti plus profondément la magie de sa peinture que la plupart des critiques professionnels ; car, dans ses créations les plus heureuses, Vermeer apparaît à la fois comme un peintre et un poète. La Ruelle, la Jeune Femme en bleu d'Amsterdam ou la Jeune Fille de La Haye sont autant d'œuvres intemporelles, qui ne sont tributaires d'aucun style déterminé.

   Le goût de notre époque, qui a porté au sommet de la culture picturale européenne Piero della Francesca, Seurat ou Cézanne, ne pouvait que se montrer sensible à l'art du peintre de Delft et, finalement, lui attribuer la place de choix qui lui était due. Tout le monde connaît l'affaire des faux Vermeer de Van Meegeren. Ce que l'on sait moins, c'est que depuis, la critique n'a plus osé s'attaquer à Vermeer de crainte du ridicule, et c'est dommage ; on ne peut vraiment figer l'œuvre d'un peintre, surtout si sa redécouverte est récente. Une rétrospective Vermeer a été présentée (Washington, N. G. of Art ; La Haye, Mauritshuis) en 1995-96.