Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
C

couleur (suite)

La double révolution des XVe et XVIe siècles : " couleur spatiale " et structuration colorée à l'huile

La vraie révolution intervient dans la manière de diluer et de poser la couleur, par l'intermédiaire d'un liant à l'huile cuite du type vernis (voir HUILE). L'effet en est double : chez les Flamands, au XVe s., grâce au nouveau médium et à la manière de l'utiliser, par superposition de couches translucides successives, la couleur gagne en intensité lumineuse. La matière picturale révèle ainsi un effet nouveau de couleur-lumière, ajoutant à la préciosité de l'art gothique du XVe s. Un échange dialectique est établi entre la lumière optique de l'espace et celle de la coloration des teintes. L'artiste flamand conserve de même un équilibre étonnant entre la minutie du graphisme et la largeur très simple des surfaces colorées — comme on peut le voir dans la Crucifixion de Van der Weyden à l'Escorial, en particulier : un des sommets de la vision médiévale et, déjà, une ouverture vers un monde moderne... Si beaucoup de pratiques et de traditions du Moyen Âge subsistent à l'époque moderne, la vision des couleurs change peu à peu à travers la vision spatiale " cavalière " — transition vers un espace plus proche. Toute la seconde moitié du XVe s., avant Léonard de Vinci, cherche le relief à partir de teintes sombres. Mais les Vénitiens, tout en profitant de l'exemple flamand, ont découvert, grâce aux " douceurs " de l'huile (Vasari), une expression différente, tandis que Léonard rompait avec la clarté gothique de Florence. Sans doute, comme on peut le voir chez Titien et chez Véronèse surtout, les grandes surfaces colorées sont-elles conservées, les couleurs des ciels sont très " proches ", en dépit de l'effet optique d'espace ouvert. De plus, on passe des grisailles des dessous (comme celles de Van Eyck ou de Bellini) à un clair-obscur que Venise module doublement, grâce aux effets de transparence des dessous et à l'emploi des laques, mais surtout grâce aux accords de tons de surfaces, où paraissent des gris colorés. À côté de la " fusion " des teintes contiguës apparaissent également un jeu d'empâtements vers les zones de lumières (accentuées par des blancs) et des glacis sur les ombres devenues transparentes. Un glacis de couleur très claire, très diluée dans le vernis huileux, reprenait aussi la couleur, des chairs en particulier, pour faciliter l'accord général en fonction de l'unité de lumière. D'où une vision et un système d'accords qui se substituent définitivement à la vision médiévale. Car les Vénitiens avaient remarqué à la fois cette unité tonale des couleurs due à la lumière et les effets divers nés de l'inégalité de la matière et de la transparence jouant parfois par rapport à la préparation relative de couches colorées des dessous.

   Il est vrai que, depuis le XVe s., la structure des dessous a constitué une base fondamentale pour l'ancienne peinture, même à Venise, où ceux-ci sont pourtant bien allégés. On a beaucoup joué sur un dessin de " valeur " — ombres et lumières —, usant même parfois d'une teinte de base monochrome " froide " ou " chaude ", comme à Rome, autrefois — à moins qu'il ne s'agisse d'effets de contraste qui seront exprimés jusqu'en surface, comme chez Caravage.

   Ce développement des dessous correspond à celui, considérable, du dessin de valeur — de clair-obscur —, souvent sur " papier teinté " (en rapport avec les impressions colorées des toiles) ou rehaussé de gouache et bientôt de pastel. Ce nouveau dessin, s'il constitue une structure pour la peinture, tend à une certaine autonomie — à sa propre manière — et cesse d'être une vraie circonscription (selon l'expression d'Alberti) au bénéfice de la surface colorée, où s'exalte pleinement l'unité de couleur. D'où les réactions différentes des peintres devant ce processus et la clarté de contours d'un Pontormo dans ses fresques, technique où la tradition survivait le mieux.

   Mais ce sont les modifications visuelles de la couleur qui l'emportent le plus souvent, proposant dans sa propre structure des effets de lumière que plus tard l'Impressionnisme voudra exprimer autrement parce qu'il abolira souvent le " dessin " général sous-jacent. Ce sont ces effets de lumière que la peinture hollandaise évoquera aussi bien dans ses paysages (Ruisdael en particulier) que dans ses scènes de genre, Rembrandt lui apportant une intériorité particulière, à l'opposé, totalement cette fois, de l'ancienne peinture-surface du Moyen Âge ou de l'Égypte, tandis que le Caravagisme avait un moment recherché, par contraste, la force de la lumière extérieure — " réelle ". Toute cette évolution s'était accompagnée d'un fait singulier : la multiplication des traités théoriques, qui se substituaient à ceux dits " à recettes ". Sans doute s'agit-il d'une influence littéraire, préfigurée par Alberti, et aussi du fait que la peinture est soumise à toutes sortes de spécialisations culturelles, au milieu desquelles certains perdront le sens de la sensualité de la couleur. De même qu'on devait parallèlement de plus en plus en discourir dans les académies.

   On assiste alors peu à peu à un double phénomène de translation, pourrait-on dire. D'une part, pendant plusieurs siècles, la peinture a conservé des habitudes de métier, mettant en valeur la beauté de la couleur, dont l'acquisition, le broyage et le liant représentent pour le peintre un problème de base ; d'où l'attention portée à la présence clairement exprimée de telle ou telle couleur dominante, posée sur des dessous savamment préparés — dans le meilleur cas. D'autre part, une progression vers une peinture d'atmosphère, de clair-obscur, tend à accroître sans cesse la part des nuances, des effets optiques, que le XIXe s., à un moment, va noyer dans une étrange brume colorée. Pourtant, une autre révolution est déjà en cours, dont l'art contemporain recueillera le bénéfice.

   Grâce à Titien et à Velázquez surtout, la vie propre des tons, des touches confère à la peinture un aspect " élémentaire " qui, à certains égards, rappelle les trouvailles antiques, mais en allant plus loin : la vie d'une peinture " pure " au-delà d'une simple évocation du sujet et, au-delà de l'imitation, une vraie " recréation ". La vision du peintre est ainsi tiraillée entre deux pôles : la beauté des tons cherchés par réciprocité, un dialogue de plus en plus conscient entre tons chauds et tons froids et le besoin d'une équivalence avec le spectacle du monde ; l'" imitation " doit résister au simple " portrait ", comme disait Pino au XVIe s.

La couleur à l'ère industrielle

Mais que signifie ici le mot " siècle " ? Le XIXe s. accuse l'ambiguïté du terme. C'est une époque de paradoxes, de contradictions et de révolutions picturales précipitées, car nous assistons, un peu comme autrefois à l'ère dite " maniériste ", à une sorte d'écartèlement entre divers événements.

   La révolution industrielle va mener à la création de nombreux colorants de synthèse et à celle du tube d'étain, qui simplifie la tâche et permet un travail sur nature plus efficace.

   Encore une fois, le problème des matériaux demeure essentiel. On a d'une part fabriqué de très nombreuses teintes nouvelles, à partir de la houille, grâce à l'aniline ; on a d'autre part inventé des couleurs, le bleu de cobalt, substitut de l'outre-mer, et des chromes très vifs, ce qui portera le total des tons à plus de 90. Toutes ces couleurs sont fraîches, attirantes, elles faciliteront l'éclosion de l'Impressionnisme. Mais elles sont dangereuses, peu résistantes à la lumière et surtout mal mélangées dans les nouveaux tubes avec des liants de " conservation ", où l'huile de lin crue (qui jaunit si vite !) est complétée par de la cire ou tout autre ingrédient, mal combiné la plupart du temps. Car à mesure que des moyens industriels nouveaux permettent la multiplication des nuances, dans bien des cas on n'hésite pas à avoir recourt à toutes sortes de falsifications. Aussi bien ces teintes passent vite, car le pigment demeure mal protégé ou très altéré. Ajoutons que l'Académisme du XIXe s. est tracassé par un besoin à la fois de naturalisme — d'effets purement optiques — et de retour au métier des " maîtres " parce que sont perdues les vieilles traditions de métier des anciens ateliers. On interroge les anciens traités, mais aussi on veut faire ancien et créer de l'atmosphère. D'où un singulier abus de vernis, de " soupes " orangées qui " voilent " l'ensemble de la surface. Bref, on en est arrivé aux antipodes des tons francs du Moyen Âge. La photo — il est vrai — s'inscrivait déjà en concurrente d'une atmosphère naturaliste, ce qui facilitera le retour de certains peintres à la peinture de " musée ", comme Courbet et Manet, surtout, qui, avec l'Impressionnisme, devaient s'élever contre cette sorte de " détournement de la couleur ". Et pourtant combien de Manet, de Renoir surtout, de Van Gogh ne sont aujourd'hui que l'ombre d'eux-mêmes, victimes de la nouvelle industrie des couleurs ! Que de Gauguin irrémédiablement assombris, tandis que tant de Cézanne ont grisé sous l'effet des vernis !

   Beaucoup de peintres avaient voulu se libérer du jaunissement de l'huile en peignant avec de l'essence comme diluant, et sans diluant même, " à la sortie du tube ". Ils avaient écarté le danger des dessous déjà construits, redonné au blanc de la toile une valeur nouvelle, joué même avec la couleur de l'impression blanche. Mais ils furent trahis par les couleurs.

   Il est vrai que les impressionnistes avaient surtout recherché autre chose : ni la couleur des grandes surfaces, à laquelle reviendront Nabis et abstraits géométriques, ni la dilution du clair-obscur, mais une nouvelle version de la lumière colorée, à laquelle s'attachaient les analyses des physiciens.

   En fait, ils ouvraient une nouvelle voie — ou plutôt mettaient l'accent sur une conception particulière de la couleur la menant à son autonomie, comme Kandinsky devait très bien le comprendre en voyant un Monet. Certains, comme les fauves, devaient l'interpréter dans le sens de la plus grande subjectivité, d'autres, au contraire, comme Seurat et, à la limite de la contradiction, Signac, comme une voie ouverte vers une peinture objective, scientifique, qui cherchait à se donner des lois, à trouver une application aux théories des physiciens comme Chevreul en faisant en quelque sorte appel à l'activité de l'œil — à ce " responsive eye " dont parleront plus tard les tenants de l'Op'Art. En fait, tout en prétendant prendre la suite d'un Delacroix " purifié ", l'art des néo-impressionnistes tend à renverser une hiérarchie ancienne ; c'est un peu le sens du traité de Signac D'Eugène Delacroix au Néo-Impressionnisme en 1899. Ils accentuaient le fait pictural — la couleur-lumière — par rapport au sujet, comme déjà depuis longtemps y incitait le thème du paysage " sans sujet ". Mais cette fois la couleur-lumière devenait le thème lui-même, accentuant du même coup une victoire sensible entre la couleur du décor — minimisée — et celle du tableau, magnifiée. L'œil y gagnait, aussi le sentiment d'une couleur mouvante.

   À certains égards, l'Abstraction devait aller beaucoup plus loin, en supprimant le sujet et en confiant à la couleur le thème propre au tableau. Le Fauvisme comme le Cubisme, peu avant 1911, avaient logiquement préparé cette évolution, mais plus encore, Kandinsky et Sonia Delaunay, grâce à leur culture slave et à un tout autre sens de la couleur-décor que celui de l'Occident.

   Dès lors, le besoin d'exprimer le plus pleinement la couleur " rétablie dans ses droits " a mené les abstraits à rechercher dans le passé les meilleures recettes des maîtres, bien au-delà, naturellement, du XIXe s. Ce sont ces révolutionnaires qui ont voulu parfois mélanger eux-mêmes leurs pigments à des liants de leur préparation. Ils ont tenté même, tel Poliakoff, de retrouver de vieilles recettes de tempera, pour éviter le jaunissement des huiles, tandis que d'autres demandaient au chimiste moderne la préparation de médiums stables et transparents.

   Or, justement, la chimie organique, travaillant pour l'industrie, aboutissait à la création de toutes sortes de nouveaux pigments et de résines de synthèse d'une puissance de coloration et d'une résistance toutes particulières. Les expressionnistes abstraits américains devaient en profiter parmi les premiers, tandis qu'ils cherchaient, pour mieux exprimer la couleur, à remettre en honneur la toile de grand format. De plus, les nouveaux liants permettaient également de mieux associer des matériaux hétérogènes tels que le sable ou même les graviers. Ainsi ces artistes reconstituaient-ils une sorte de nouvelle alchimie, tandis que l'Abstraction semblait également achever un cycle et un renversement total des hiérarchies antérieures, en attendant que l'objet lui-même — ancien sujet — devînt forme même de créations !

   On était parti en effet de l'équilibre entre la couleur et l'image, déterminée par la couleur et le dessin ; on avait ensuite fait intervenir la lumière (dont dépendait naturellement la couleur) dans la couleur, puis avec la couleur — de Venise à l'Impressionnisme. De là était née l'idée de " Reconquête de la couleur ", de Gauguin à l'Abstraction, tandis que déjà reparaissait un besoin de lumière. D'autres, voulant rompre la chaîne, opteront pour le retour — extérieur — des deux " matériaux " : lumière et couleur... dans le cinétisme. Mais surtout, grâce à l'introduction de nouveaux liants vinyliques et acryliques, particulièrement, la peinture moderne a pu bénéficier d'un nouvel éclat chromatique : ce qui a entraîné non seulement une nouvelle vision mais aussi de nouvelles pratiques de technicité plus rapides. Non sans toutefois avoir recours à des techniques mixtes, où l'on a cherché à combiner les effets différenciés des liants à l'huile avec ceux dus aux résines acryliques.

   Par voie de conséquence, ces nouveaux points de vue sur la couleur, encouragés à la fois par les études de psychologie, de biologie et surtout par la fabrication d'innombrables couleurs et liants de synthèse, ont permis le retour à un usage momentané de la couleur depuis la peinture murale de décor proprement dite jusqu'à la coloration de l'architecture, composant désormais un espace-couleur nouveau. Soulignons, en particulier, l'importance prise par les résines artificielles ou plastiques de la catégorie des esters cellulosiques et surtout par les résines vinyliques et acryliques, qui permettent des effets de grande intensité, une grande nuance de traitement, du fait qu'il s'agit d'un retour au système déjà ancien de l'émulsion. Toute une série de laques et pigments organiques nouveaux très colorants, très opacifiants, très résistants ont bien souvent entraîné l'œil à revenir à des tons d'une grande franchise, bien mis en valeur dans la simplification extrême du Minimal Art, qui, entre autres recherches, prétend s'appuyer sur ces études de colorimétrie et tirer les conséquences de celles déjà anciennes des Albers, Itten et Pfeiffer, du Bauhaus. Ajoutons que les démarches plastiques postérieures à 1950 n'ont pas été sans se laisser influencer par celles de la photographie et du cinéma en couleurs. Ce sont même certaines études de physique et de chimie qui sont devenues prétextes à œuvres d'art, comme on peut le voir chez un Vasarely. D'autres, allant plus loin, tel Nicolas Schöffer, ont souhaité — " sortant d'une ère préhistorique " — d'intégrer la lumière colorée dans une programmation cybernétique qui définirait l'espace et conditionnerait le psychisme de l'habitant des grandes cités. Ce qui n'est pas sans rapport avec l'énorme développement de la publicité contemporaine, qui a promu une esthétique nouvelle où le néon intervient dans la couleur nocturne de nos cités ou dans les vitrines et salles d'exposition durant le jour, habituant l'œil à un nouveau comportement d'où le plus souvent est exclue la nuance, rétablie, par contre, par la photographie et le cinéma — ou par le maintien d'une peinture non objective que l'on pourrait appeler " à signification ".

   Que sont dès lors devenues les significations symboliques de la couleur exprimées à travers les âges, alors que notre symbolique psychique nous impose des interprétations nouvelles ?

   Nous savons que, depuis les origines de nos civilisations — de la vieille Chine à l'Occident —, il a un peu partout existé des conventions colorées, symboliques, liées à la considération de couleurs d'usage d'une qualité ou d'une rareté particulières. Il y a toujours eu également un vocabulaire de la couleur du genre de celui que se créent — ou se répètent — les enfants de nos jours. Ainsi, en Égypte comme en Crète ou en Étrurie, l'ocre rouge a été retenu pour le corps de l'homme, le blanc pour celui de la femme, encore que cette " convention " repose sur un fait social, comparable à celui qui explique l'emploi des " peintures " blanches dont les dames de la fin du Moyen Âge — ou plus tard — se badigeonnaient le visage jusqu'à la naissance des épaules. Mais depuis, avec le " body art ", on est allé récemment plus loin encore, en prétendant établir un lien avec des pratiques primitives. On connaît également les significations — très différentes sinon opposées — attachées au noir ou au blanc. Il s'agit la plupart du temps de conventions, comme pour l'écriture hiéroglyphique, par exemple. Et le rouge peut être, aussi bien que le jaune ou l'or, ou le blanc, une attribution solaire, selon les lieux et les dates. Convention et différenciation dues à un souci d'identification visuelle et individuelle varient d'ailleurs, selon les cas, comme dans les célèbres profils jumelés de femmes de la peinture de la tombe de Usez-her, en Égypte. Plus près de nous, les conventions de signalisation et le " langage des couleurs " peuvent être liés aux horoscopes — ce qui n'est pas sans inspirer certains peintres...

   Nous demeurons d'ailleurs encore tributaires — plus ou moins consciemment — de tout un symbolisme médiéval, où, par exemple, l'importance et la qualité du bleu demeuraient liées à l'image du manteau de la Vierge, sans oublier un certain rigorisme héraldique lentement défini au cours de cette même période.

   Dans quelle mesure peut-on, dès lors, parler de la notion d'harmonie colorée ? Et laquelle ? Ce que beaucoup de cultures ont appelé harmonie — quelle qu'en soit la conception — relève d'un fait commun : le besoin de rechercher, puis de répéter, un ou des systèmes d'associations colorées qui présentent pour l'œil des conditions optimales de distinction, de compréhension et de satisfaction, par rapport aux données du milieu visuel environnant, tout au moins comme point de départ. Mais cela relève de problèmes plus complexes, historiquement difficiles à situer, où l'effet psychique des couleurs s'utilise conformément à des prédispositions psychobiologiques qui doivent jouer — chez l'artiste surtout — un rôle éminent.