Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
V

Van Gogh (Vincent) (suite)

L'intermède anversois

Le séjour à Anvers (fin de novembre 1885 – fin de février 1886) marque le début de l'intérêt pratique de Van Gogh pour la couleur sous la double influence de Rubens, qu'il découvre au musée, et d'estampes japonaises dont il achète quelques épreuves (il en possédera plus tard environ 200). La série des autoportraits est inaugurée à Anvers, où l'artiste peint surtout l'étonnante Tête de mort à la cigarette (Amsterdam, M. N. V. Van Gogh), d'un humour noir fort rare chez lui et aux résonances ensoriennes.

Paris

Mais c'est à Paris (févr. 1886 – févr. 1888), où il habite, après avoir été hébergé par Théo, au 54 de la rue Lepic, que la transformation de la vision s'opère. Après un passage fort rapide dans l'atelier de Cormon, où il fait la connaissance de Lautrec, Van Gogh se lie avec Pissarro, Gauguin, Bernard, Signac, fréquente la boutique du père Tanguy (Portrait conservé au musée Rodin à Paris). Sa palette s'éclaircit d'abord prudemment en 1886, et, dans de petits tableaux de fleurs notamment (le Pot de Géranium). Van Gogh demande à l'estampe japonaise (parfois interprétée avec beaucoup de fidélité dans quelques toiles) une leçon de liberté, d'aisance dans la mise en page comme dans la pratique de l'aplat coloré, et au Néo-Impressionnisme (il travaille en compagnie de Signac en 1887) une exploitation toute contraire de la touche. Son métier naît principalement de la synthèse harmonieuse de ces deux attitudes techniques opposées. L'intensité expressive de la période de Nuenen, encore sensible durant les premiers mois du séjour à Paris (Portrait de femme, 1886), disparaît dans une suite d'œuvres qui sont les plus allègres (vivacité de l'exécution, fraîcheur du coloris où les blancs, les roses et les bleus dominent) que Van Gogh ait peintes : intérieurs de restaurants (1887, Otterlo, Kröller-Müller), vues de Montmartre (Jardinets sur la butte Montmartre, 1887, Amsterdam, Stedelijk Museum).

Arles

Mais les discussions de Van Gogh avec Gauguin et Bernard lui donnent la conviction que l'Impressionnisme comme le Néo-Impressionnisme doivent être dépassés, et l'artiste part pour Arles (févr. 1888). Il va chercher dans le Midi, dont Lautrec lui a parlé, plus de lumière, plus de couleur ; il sait maintenant que l'évolution de la peinture empruntera les voies de la couleur, mais il réagit très vite, une fois Paris quitté, contre la dispersion du métier impressionniste, son caractère allusif (le Pont de l'Anglois, 1888, Otterlo, Kröller-Müller). C'est cette concentration des moyens, dessin et couleur, qui l'intéresse chez les Japonais (la Plaine de la Crau, 1888, Amsterdam, M. N. V. Van Gogh) et chez Gauguin, qu'il admire et qui, sur ses instances, se rend à Arles (20 oct. 1888). Ce début d'expérience d'une vie artistique communautaire se solde par la crise du 23 décembre, où Van Gogh tente de blesser Gauguin, puis se mutile l'oreille gauche (Autoportrait à l'oreille coupée, 1889, Londres, Courtauld Institute). Indépendamment de son côté pathologique (première manifestation d'une maladie à caractère épileptique), elle illustre l'opposition du tempérament des deux artistes : Gauguin, foncièrement classique jusque dans sa quête, au-delà des mers, du paradis perdu ; Van Gogh, dont les conflits, toujours dramatiquement résolus, avec les impératifs sociaux de plus en plus pesants, sont d'un moderne. Toutefois les deux artistes ont exercé l'un sur l'autre une grande influence ; Gauguin a pris à Van Gogh la définition que celui-ci fait de la figure humaine, Van Gogh a emprunté à Gauguin une partie de sa couleur et en peinture au moins, un peu de l'optimisme de son confrère en art. Pendant les 18 mois qui lui restent à vivre, Van Gogh va s'efforcer de résister par un travail acharné à la perte, intermittente, de sa lucidité. L'influence de Gauguin, qui ne fut guère bénéfique dans plusieurs tableaux dont l'ordonnance est trop concertée (la Promenade, nov. 1888, Ermitage), est ailleurs plus heureusement exploitée, comme dans la Salle de danse à Arles (1888, Paris, musée d'Orsay) ou dans la dernière version de la Berceuse (1889, Bâle, coll. Staechelin), entreprise peu après sa sortie de l'hôpital d'Arles.

Saint-Rémy

L'hostilité des habitants entraîne son internement à l'Hôtel-Dieu (mars 1889), où il reçoit la visite de Signac, et, en mai, Vincent se rend de son plein gré à l'asile Saint-Paul-de-Mausole à Saint-Rémy-de-Provence (mai 1889-mai 1890), où il subit trois terribles crises d'où il sort dans un état de prostration totale.

   La période d'Arles et celle de Saint-Rémy abondent néanmoins en œuvres très abouties, paysages, tableaux de fleurs et portraits, où Van Gogh utilise la couleur d'une manière très personnelle, fondée sur l'accord des jaunes, des verts, des bleus et des mauves (les Peupliers, 1889, Munich, Neue Pin. ; la Meule de foin, 1889, Otterlo, Kröller-Müller), tandis que les vastes plans de couleur saturée servant de fond (l'Arlésienne, 1888, Metropolitan Museum et Orsay), héritage de l'estampe japonaise confirmé par Gauguin, font place de plus en plus à des animations dynamiques en touches discontinues dont le Néo-Impressionnisme lui avait d'abord montré l'usage (Champ d'oliviers, 1889, Otterlo, Kröller-Müller), mais dont l'origine véritable se trouve sans doute dans ses dessins au bambou ou au roseau taillés (à la manière des Japonais), d'une virtuosité comme d'une force étourdissantes, presque gestuelles (la Crau vue de Montmajour, Arles, 1888, plume, roseau et crayon ; Deux Arbustes derrière une barrière, roseau, tous deux à Amsterdam, M. N. V Van Gogh). Van Gogh a dit son intention d'" exprimer avec le rouge et le vert les terribles passions humaines ", mais il se sert souvent des tons chauds avec parcimonie, " recherchant les tons rompus et neutres pour harmoniser la brutalité des extrêmes ", et une tradition de grands valoristes concourt par là à donner à ses œuvres les plus audacieuses leur équilibre. Certains portraits d'Arles sont régis par un dessin aux accents forts et brefs, une couleur étale, plus tenue (Jeune Homme à la casquette, 1888) ; ceux de Saint-Rémy, en revanche, le sont par un dessin souple et sinueux, une matière plus dense (Portrait de Trabuc, 1889, Solothurn, Suisse, Kunstmuseum).

Auvers-sur-Oise

Ces caractères distinguent également les chefs-d'œuvre exécutés à Auvers-sur-Oise (l'Église d'Auvers, Chaumes à Cordeville, Orsay), où le docteur Gachet accueille et soigne Van Gogh au cours de l'ultime étape (mai-juillet 1890) de son itinéraire, mais d'autres tableaux, d'un style très heurté, témoignent d'une angoisse croissante devant la menace de nouvelles crises, dont il se libère en se tirant une balle de revolver le 27 juillet (il meurt au matin du 29) ; peut-être au reste ce monomaniaque " fou de peinture " à l'instar d'Hokusaï, qui avait en un temps incroyablement court, créé une série de chefs-d'œuvres, voyait-il la fin de son voyage au bout de la peinture, ayant atteint ce qui était à ses yeux la limite extrême de son art. Au mois de janvier, un article d'Albert Aurier dans le Mercure de France avait attiré pour la première fois l'attention sur son art ; en février, Théo (qui disparut quelques mois plus tard, en janvier 1891) avait annoncé à l'artiste qu'un de ses tableaux exposés au Salon des Vingt à Bruxelles, la Vigne rouge, était acheté pour la somme de 400 F par le peintre belge Anna Boch (œuvre actuellement au musée Pouchkine, Moscou). La longue série de ses autoportraits, véritables constats, permet de suivre l'évolution de ce combat inégal contre la dureté des conditions sociales et matérielles, contre la maladie, mais finalement résolu en faveur de l'œuvre.

   Après Nuenen, l'œuvre graphique de Van Gogh fut davantage consacrée à des études de paysage ; aquarelles et dessins de techniques très variées (encre de Chine, mine de plomb, crayon noir, fusain) présentent une qualité exceptionnelle, égale à celle de sa peinture ; le réel est saisi et restitué avec une intensité et une vérité poignantes (Champ de blé avec cyprès, 1889, Amsterdam, M. N. V. Van Gogh).

   Vincent Van Gogh a exercé une influence complexe sur les artistes de son temps comme sur ceux du XXe s. Il apporte au Fauvisme français une leçon de construction du tableau par la touche colorée, que ni le Néo-Impressionnisme ni Gauguin n'avaient dotée de tels pouvoirs, à l'Expressionnisme germanique, davantage préoccupé de se signifier moralement, le rôle symbolique que la couleur peut jouer. L'apport de la période française s'intégrant mieux dans le processus des conquêtes de l'art moderne, la période hollandaise avait suscité moins d'intérêt jusqu'à la Première Guerre mondiale, où un expressionnisme belgo-hollandais commença de célébrer à nouveau les vertus d'un terroir âpre et fruste, et la véritable descendance de Van Gogh est sans doute là, en particulier dans les réalisations tardives de Constant Permeke à Jabbeke. Enfin, d'ultimes tableaux, comme le Champ de blé aux corbeaux et Arbres, racines et branches (tous deux à Amsterdam, M. N. V. Van Gogh), par la rapidité fébrile de l'exécution et la proximité du point de vue, où l'identité du motif se perd quelque peu, préludent à des attitudes davantage contemporaines, notamment à celle de l'Expressionnisme dit " abstrait ".

   Le catalogue de Van Gogh, établi par J.-B. de La Faille, a été remis à jour par l'auteur (1970). Il comprend plus de 850 peintures. Van Gogh a exécuté 9 lithographies en Hollande et une seule eau-forte à Auvers-sur-Oise (Portrait du Dr Gachet), tirée sur la presse du docteur (la presse est actuellement à Paris, propriété du graveur japonais Hasegawa). Van Gogh est excellemment représenté en Hollande, à Amsterdam (Stedelijk Museum et M. N. V. Van Gogh, inauguré en 1972) et à Otterlo (Kröller-Müller), où ces collections publiques rassemblent près de la moitié de l'œuvre complet. Il figure aussi au Gemeentemuseum de La Haye et au B. V. B. de Rotterdam. Le musée d'Orsay à Paris abrite, grâce en particulier à la donation Gachet, une vingtaine de tableaux et des souvenirs de la fin de la vie de l'artiste. La plupart des grands musées américains conservent d'importants tableaux du peintre, en particulier ceux de Boston (M. F. A.), de Chicago (Art Inst.), de Cambridge, Mass. (Fogg Art Museum), de Cleveland, de Detroit (Inst. of Arts), de Kansas City, de Merion (Barnes Foundation), de New Haven (Yale University Art Gal.), de New York (Metropolitan Museum et M. O. M. A.), de Philadelphie (Museum of Art), de Saint Louis, Missouri, (City Art Gal.), de Toledo, Ohio (Museum of Art) et de Washington (N. G. et Phillips Coll.). L'artiste est également fort bien représenté dans les coll. part. des États-Unis. En Suisse les musées de Bâle, de Zurich (Kunsthaus et fondation Bührle) et de Winterthur (coll. Oskar Reinhart) ainsi que plusieurs coll. part. (Hahnloser), en Allemagne les musées d'Essen (Folkwang Museum), de Brême, de Munich (Neue Pin.), de Berlin, de Wuppertal (Von der Heydt Museum), en Grande-Bretagne les musées de Londres (N. G.  ; Tate Gal. ; Courtauld Inst.), d'Édimbourg (N. G.) possèdent des tableaux de Van Gogh, dont on peut voir des exemples remarquables à l'Ermitage et au musée Pouchkine de Moscou, au musée de São Paulo, au musée de Prague, à la N. G. d'Ottawa, à la N. C. G. de Copenhague et au musée Rodin de Paris.

   Une vaste rétrospective de l'œuvre peint (Amsterdam) et dessiné (Otterlo) a été présentée en Hollande pour le centenaire de la mort de l'artiste.