Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
B

Beethoven (Ludwig van) (suite)

De Fidelio à la Pastorale

Pendant toute l'année 1804, Beethoven travailla à son unique opéra, Fidelio, d'abord intitulé Léonore, et dont le sujet, à la gloire de l'amour conjugal, dû au dramaturge français Bouilly, fut remanié plus tard par Treitschke. Achevé en 1805 et créé le 20 novembre dans une Vienne envahie par les troupes de Napoléon, devant un parterre clairsemé (presque tous les Viennois avaient fui), ce fut un échec complet. Sur l'insistance de ses amis, Beethoven consentit à d'importantes redistributions et coupures dans la partition, et fit représenter l'œuvre, à nouveau, le 29 mars 1806. L'accueil fut meilleur. Ce n'est que huit ans plus tard que, retravaillé de fond en comble, l'opéra reçut sa forme définitive et connut le succès. On peut considérer Fidelio comme la préfiguration du drame musical moderne, tant par la liberté dans l'écriture des parties vocales et la consonance immédiate de la parole et de la musique que par le rôle capital dévolu à l'orchestre, véritable lieu théâtral d'où s'élèvent et rayonnent, en profonde unité, les voix.

   De ces années extrêmement fécondes (1804-1808) datent la 4e symphonie, la sonate op. 53, dédiée à Waldstein, d'une écriture pianistique révolutionnaire dans le domaine de la couleur, la grandiose sonate op. 57 Appassionata, le concerto pour violon, le 4e concerto pour piano dédié à l'archiduc Rodolphe, nouvel élève et ami de Beethoven, ainsi que les 3 quatuors op. 59 commandés par le prince Razoumovski, ambassadeur de Russie à Vienne et fervent admirateur du compositeur. Les dernières œuvres ont été jugées " difficiles, compliquées, dissonantes « ; c'est dire leur modernité de conception, leurs exigences techniques d'interprétation aussi, notamment dans la fugue finale du 3e de ces quatuors, dont les " normes " conceptuelles et interprétatives, en dynamique, tessiture, vitesse et cohésion, sont absolument nouvelles, spectaculaires. " Que m'importe votre sacré violon lorsque l'esprit souffle en moi ! " Ce sont, enfin, les 5e et 6e symphonies, composées en même temps, entre 1805 et 1808, et exécutées ensemble pour la première fois le 22 décembre 1808. La Cinquième Symphonie est l'œuvre la plus célèbre de Beethoven et celle qui, avec la Neuvième Symphonie, a suscité le plus de commentaires. Elle exalte et illustre la notion de thème. Celui-ci, composé de trois brèves et d'une longue, cellule rythmique élémentaire, se retrouve dans toute la poésie et toute la musique du monde, et dans mainte œuvre beethovénienne, mais c'est son développement qui, dans la 5e symphonie, dans tous ses mouvements et de mille manières, le rend singulier, unique. Telle qu'en elle-même l'œuvre la change, cette cellule, ailleurs anonyme, devient ici le " thème du Destin ". Tout autre est la voie de la 6e symphonie, dite Pastorale, qui puise son inspiration dans la nature, en demi-teintes, en couleurs raffinées, en poésie contemplative. " La description est inutile, note Beethoven, s'attacher davantage à l'expression du sentiment qu'à la peinture musicale. " Ainsi Beethoven met-il en garde contre une " musique à programme ", contre une interprétation exagérément pittoresque de sa musique qui pourrait interdire l'accès à ces " autres contrées " où la musique est souveraine.

Lassitude et abattement

Brouillé avec Lichnowsky, à court de moyens, aspirant à la stabilité matérielle, fatigué de Vienne et de ses intrigues, Beethoven songea à partir. Fausse sortie, qui provoqua cependant, par l'intermédiaire de Marie von Erdödy, amie tendrement dévouée, un sursaut chez les aristocrates admirateurs du musicien. Les princes Kinsky, Lobkowitz, l'archiduc Rodolphe signèrent, le 1er mars 1809, un " décret " garantissant 4 000 florins de rente annuelle au compositeur, décret qui allait être dénoncé par leurs héritiers. Mais l'Autriche et la France étaient de nouveau en guerre. Dans le manuscrit du 5e concerto pour piano se glissent les mots " chant de triomphe pour le combat ! attaque ! victoire ! ". L'œuvre est une symphonie plutôt qu'un concerto virtuose, le piano étant lui-même, de facture orchestrale, grandiose. Le surnom " l'Empereur " est d'origine aussi anonyme que gratuite. Après une audition à Leipzig, l'œuvre fut créée à Vienne par Czerny en soliste, en 1812, et elle était dédiée à l'archiduc Rodolphe, de même que la sonate dite les Adieux, qui célèbre le retour du dédicataire après sa fuite de Vienne.

   Quelques figures féminines passèrent dans la vie de Beethoven, comme pour masquer celle qui, inconnue, détenait son véritable, sans doute son seul, amour. Bettina Brentano, la jeune amie de Goethe, Amalie Seebald, Teresa Malfatti ne furent que des amies, des amitiés amoureuses. Quant à l'" immortelle bien-aimée ", à laquelle s'adresse la fameuse lettre trouvée après la mort de Beethoven, son identité reste secrète. On a longtemps cru qu'il s'agissait de Thérèse von Brunsvick, mais on pense aujourd'hui que ce fut soit Joséphine von Brunsvick, sœur de Thérèse et veuve du comte Deym, soit plus probablement Antonie Brentano, cousine de Bettina. Cet été de 1812 (au cours duquel fut écrite la fameuse lettre) marqua la rencontre avec Goethe aux eaux de Teplice, l'achèvement de la Septième Symphonie, la composition de la Huitième lors d'un séjour à Linz. Encore un " couple symphonique " antinomique : à la mélancolie énigmatique qui émane du second mouvement de la Septième et qui, nous semble-t-il, irradie toute l'œuvre, répond la joie explosive de la Huitième. Entre 1813 et 1819, Beethoven sembla traverser une longue et profonde crise. " Rien ne peut plus désormais m'enchaîner à la vie ", écrivit-il dans l'abattement. Sa production elle-même en fut atteinte, elle se réduisit à des œuvres mineures, souvent purement alimentaires, d'où cependant émergent, comme pour défier le destin, quelques chefs-d'œuvre : la sonate pour violoncelle op. 102 (1815), le cycle de lieder An die ferne Geliebte (1816) et la sonate op. 101 (1816), qui attaque de front les formes traditionnelles ; enfin, en 1817-1819, la sonate op. 106 ­ ces deux dernières œuvres étant destinées au Hammerklavier, le piano à marteaux (celui-ci ne cessait de se perfectionner, et c'est aux " derniers modèles ", les plus chantants, que Beethoven destina ces sonates).

   La sonate op. 106 est un des chefs-d'œuvre de Beethoven, et il est impossible d'approcher en quelques lignes ses pages visionnaires qui culminent en la monumentale fugue née dans le conflit de forces contradictoires où elle puise sa violence : " Ce qui, précisément, donne aux fugues de Beethoven leur caractère exceptionnel, ce qui fait d'elles des créations uniques et inégalées, c'est cette confrontation périlleuse entre des rigueurs d'ordre différent qui ne peuvent qu'entrer en conflit ; aux frontières du possible, elles témoignent de l'hiatus qui va s'accentuant entre des formes qui restent le symbole du style rigoureux et une pensée harmonique qui s'émancipe avec une virulence accrue " (P. Boulez). La forme classique de la sonate achève de se disloquer dans les dernières œuvres pour piano de Beethoven : liberté absolue avec l'opus 109 (1820) et ses variations finales, architecture visionnaire avec l'opus 110 (1821).

   La sonate op. 111 (1821-22), enfin, signe dans les résonances apaisées de son admirable arietta, 2e et dernier mouvement, l'" adieu à la sonate " selon Th. Mann (le Docteur Faustus). Voici l'un des édifices les plus codifiés du classicisme définitivement détruit, et voici l'ère ouverte à l'invention de nouvelles formes.

Au fond de la détresse

1817 et 1818 marquèrent le fond de la détresse beethovénienne. Aux maladies ­ inflammation pulmonaire, jaunisse ­ et à l'isolement par la surdité, aux tourments secrets, dont quelques lettres se font l'écho, se joignirent les ennuis domestiques de tous ordres et la présence intermittente de son neveu Karl (que le frère de Beethoven avait confié, avant de mourir, à sa femme et au compositeur conjointement) ­ présence torturante, à laquelle Beethoven s'accrocha désespérément et que les procès d'une tutelle contestée rendirent d'autant plus douloureuse. Une œuvre grandiose, qu'il garda pendant quatre ans sur le chantier, l'arracha à la détresse : ce fut la Missa solemnis, que l'archiduc Rodolphe, devenu archevêque d'Olmütz, lui avait commandée pour son intronisation solennelle. Voici Beethoven à nouveau dans la fureur de composer. Parallèlement aux dernières sonates, le Kyrie, le Gloria, le Credo virent le jour lentement, et, déjà, apparurent les esquisses d'une nouvelle symphonie : la Neuvième. L'une comme l'autre de ces œuvres monumentales dépassent leur cadre consacré, église ou concert. Ni la Missa ni la Neuvième ne peuvent se définir exactement par les termes de messe et de symphonie : l'une, débordant une fonction liturgique, ouvre aujourd'hui de grands festivals, l'autre est devenue symbole et hymne sur toutes les lèvres. La messe est écrite par blocs, où le volume, le poids, les ensembles dominent et assujettissent le détail. Ce n'est que dans le Credo que le détail semble reprendre de l'importance, dans un style presque théâtral, défi à toute idée de musique religieuse. La fugue In vitam arrache la pièce à cette théâtralité, la replace dans sa vraie perspective architecturale. Le Dona nobis pacem conclut l'œuvre dans la sérénité.

   La Neuvième Symphonie op. 125 semble avoir accompagné Beethoven durant toute sa vie créatrice. Dès 1792, il s'était enthousiasmé pour l'Ode à la joie de Schiller ; en 1817, il esquissa une œuvre orchestrale avec voix. Puis, au fur et à mesure que la composition de la symphonie avança (1822-23), il renonça à un finale vocal. Ce n'est qu'à la fin de 1823 que s'opéra la synthèse : l'Ode de Schiller vint couronner l'œuvre, exécutée le 7 mai 1824. Les trois premiers mouvements sont puissamment ancrés au finale par une introduction qui les remémore un à un. Le " thème de la joie " y fait alors une entrée discrète, presque tendre, aux cordes graves, et commence son expansion. Ce thème, très universellement connu de toute la musique, a été l'objet de recherches inlassables du compositeur ; on en connaît plus de deux cents états. Dans mainte œuvre, Beethoven a cherché, à travers d'innombrables esquisses, l'état générateur le mieux approprié à l'expansion d'un thème. Ici, en revanche, il cherche son état idéal de permanence, inaltérable, inaltéré, qui sera porté par le chant innombrable. Aussi le " développement " du finale n'en est-il pas un à vrai dire, c'est l'amplification constante, la glorification d'une idée, l'incantation : par quoi ce finale porte, au-delà des salles de concert, sa destinée d'hymne.

   Une dernière œuvre monumentale pour piano se glisse entre la Messe et la Neuvième : les 33 Variations sur une valse de Diabelli op. 120 (1819-1823), œuvre visionnaire entre toutes, où se nie la notion de thème, à la limite la notion de variation. Tout est thème, tout est métamorphose dans ce gigantesque parcours qui ne retient comme " donné " (omniprésent) qu'une formule harmonique rudimentaire qui, tout au long de l'œuvre, va être l'agent unificateur de trente-trois éclats fulgurants de l'imagination.