Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Xenakis (Iannis)

Compositeur français d'origine grecque (Brăila, Roumanie, 1922 – Paris 2001).

Son père était agent d'import-export en Roumanie, et sa mère, qui aimait jouer du piano, mourut quand il avait cinq ans. Il s'inscrit à l'École polytechnique d'Athènes pour devenir ingénieur, tout en commençant des études musicales avec Aristote Kondourov. Quand les pays de l'Axe envahissent la Grèce, il entre dans la résistance communiste à laquelle il prend une part active et héroïque. En décembre 1944, au cours de combats, il est gravement blessé par un éclat d'obus de mortier : il en gardera une partie du visage endommagée, et un œil gauche aveugle. Il a parfois évoqué le rôle que cet accident a joué dans sa sensibilité : « Comme mes sens sont réduits de moitié, c'est comme si je me trouvais dans un puits, et qu'il me fallait appréhender l'extérieur à travers un trou (…) J'ai été obligé de réfléchir plus que de sentir. Donc je suis arrivé à des notions beaucoup plus abstraites. »

   Mais son courage s'exerce encore une fois quand il reprend ses études et ses activités de résistance. Il entre dans la clandestinité, et, condamné à mort par contumace, s'enfuit de Grèce en 1947 avec une fausse carte (il n'y retournera que vingt-cinq ans plus tard environ, quand aura été mis en échec le régime fasciste).

   Arrivant à Paris, il y trouve du travail comme ingénieur au cabinet de l'architecte Le Corbusier, avec lequel il travaillera, d'abord comme exécutant, puis en prenant une part de plus en plus active à ses travaux, jusqu'en 1959. Il n'obtiendra la nationalité française qu'en 1965. Et c'est en 1952 qu'il épouse une ancienne héroïne de la résistance française, la future romancière Françoise Xenakis.

   Toujours désireux de composer, mais encore dans l'attente et dans la recherche de son style particulier, il suit divers enseignements musicaux : auprès d'Arthur Honegger (à l'École normale) et de Darius Milhaud. Mais c'est avec Olivier Messiaen, qui le prend en 1951 dans sa classe du Conservatoire de Paris, qu'il trouve un milieu d'enseignement accueillant, et une grande ouverture à sa propre pensée : l'auteur des Petites Liturgies l'encourage en effet à suivre sa voie et sa « naïveté ». Les premières œuvres de Xenakis sont déjà basées sur des spéculations abstraites, la recherche de proportions cosmiques, le projet de trouver une « expression mathématique de la musique ».

   En même temps, il se met à collaborer de plus près aux projets architecturaux de Le Corbusier, concevant les plans du couvent de La Tourette et cherchant une voie d'unification entre l'architecture et la musique (cet esprit « unificateur » est un des traits qui le définissent le mieux, esthétiquement).

   Mais l'œuvre qui devait le rendre célèbre, et où pour la première fois il livre au grand public sa recherche d'un nouveau type de discours musical, massique et statistique, c'est Metastasis pour 61 instruments jouant 61 parties différentes (1953-54). Cette œuvre est fondée sur les mêmes calculs et les mêmes configurations que ceux qui lui ont servi pour une de ses réalisations architecturales. C'est en quelque sorte un graphique, un ensemble de courbes au dessin très net, que le compositeur a projeté dans l'espace des sons, avec un sens très efficace de la durée : beaucoup d'œuvres de Xenakis sont ainsi comme un dépliement dans le temps d'une conception globale que l'on peut apprécier d'un coup d'œil, comme totalité, par sa représentation visuelle.

   Metastasis est créé en 1955 au Festival de Donaueschingen, sans suite immédiate pour le compositeur ; et ce n'est que plus tard que son caractère révolutionnaire, par rapport au pointillisme sériel alors en pleine vogue, deviendra évident. Peu à peu sa théorie musicale se développe sous le nom de musique stochastique. Il prend contact avec des musiciens : d'abord avec le chef d'orchestre Hermann Scherchen, grand « découvreur » de nouveaux talents, animateur d'un studio de musique électroacoustique en Suisse, et qui publiera Xenakis dans sa revue et le soutiendra généreusement ; ensuite avec Pierre Schaeffer, qui, bien que ne partageant pas ses conceptions, l'accueille également très libéralement, en 1957, au Groupe de musique concrète, qui va devenir le Groupe de recherches musicales de la R.T.F.

   Dans un article publié en 1955, la Crise de la musique sérielle, Xenakis précise sa découverte d'un principe de composition des sons comme masse, par moyennes statistiques, et s'opposant ainsi à la musique dodécaphonique. Comme le dit très bien Nouritza Matossian, dans son ouvrage sur Xenakis, « ces moyennes militaient contre les valeurs chères à la plupart des musiciens (…). Xenakis recherchait une vue panoramique afin de se distancier de la perspective étriquée du gros plan imposé par le sérialisme ». Pithoprakta, pour quarante-six cordes, deux trombones, xylophone et wook-block (1955-56), en est une première application, complètement dégagée de l'emprise sérielle et pointilliste encore sensible dans quelques passages de Metastasis.

   Vers 1957, Xenakis entre en conflit avec Le Corbusier dans la revendication de la paternité du pavillon Philips de l'exposition de Bruxelles 1958. Le grand architecte se l'attribuait, mais finit par concéder que Xenakis en était le coauteur. Le spectacle lumineux donné à l'intérieur du pavillon (Poème électronique, avec la musique de Varèse, et une sorte d'interlude de musique concrète de Xenakis, Concret PH, 1958) est une première occasion pour lui de roder la conception de ses futurs spectacles de musique et de lumière.

   Quant aux autres œuvres de musique concrète qu'il réalise au Groupe de recherches musicales (Diamorphoses, 1957 ; Orient-Occident, 1960), leur style très personnel est dû non seulement à son grand sens de la sonorité (qui, curieusement, sera moins efficace dans la plupart de ses œuvres électroacoustiques ultérieures), mais aussi à ce qu'elles sont pensées selon les mêmes modèles esthétiques que ses œuvres instrumentales : là encore, son esprit unificateur se manifeste.

   Mais c'est l'époque où, dans le domaine instrumental, sa conception abstraite se durcit et s'affirme avec des œuvres comme Achorripsis, pour vingt et un instruments (1956-57), Duel pour deux orchestres (1959, œuvre de « musique stratégique », utilisant la théorie des jeux), Syrmos pour orchestre à cordes (1959), Analogiques A et B pour neuf cordes et bande magnétique, Herma pour piano (1960-61), ST/4 (1956), ST/10 (1956) et ST/48 (1956-1962), respectivement pour quatuor à cordes, dix instruments et grand orchestre. Ces pièces sont relativement arides par rapport à sa production plus « expressionniste » de la fin des années 60. Xenakis fut aussi, à travers certaines de ces pièces, un des premiers à s'intéresser à l'utilisation de l'ordinateur dans la composition.

   La fin des années 50 voit le début d'un certain succès et d'une certaine reconnaissance par le public. L'ouvrage Musiques formelles, paru en 1963, marque une date en regroupant certains de ses articles théoriques et en divulguant ses hypothèses. Il est invité pour donner des cours aux États-Unis, à Tanglewood, puis à Berlin-Ouest. C'est alors qu'il compose, avec Polla tha Dina pour chœurs d'enfants et orchestre (1962), et Eonta (1963-64), des œuvres dont la simple et lumineuse robustesse, par rapport à l'esprit plus « corpusculaire » des œuvres qui précèdent, contribuera à intéresser à sa musique un public plus large. Cette musique apparaît de plus en plus comme une alternative, une autre voie plus excitante, dans une musique contemporaine jusqu'alors assez confinée, à quelques exceptions près.

   Sa réputation grandit avec sa première expérience de musique orchestrale « spatialisée », faisant entrer l'auditeur au milieu des musiciens, comme si « chacun individuellement se trouvait perché au sommet d'une montagne au milieu d'un orage (…) soit dans une barque frêle que ballotte la pleine mer, soit encore au sein d'un univers parsemé de petites étoiles sonores » : c'est Terretektorh, pour 88 musiciens éparpillés dans le public (1965-66). Là, l'auteur manifeste son lyrisme cosmique, mais aussi son sens de l'efficacité et de l'essentiel, construisant une œuvre à la fois fidèle à sa conception mathématique, et produisant un « effet » puissant sur le public, qui reçoit l'œuvre (dirigée en 1966 par Hermann Scherchen au Festival de Royan) avec enthousiasme.

   Désormais Xenakis a atteint la place de premier plan qu'il occupe toujours : des œuvres comme Nuits pour douze voix solistes (1968), Nomos Gamma pour 98 musiciens répartis dans le public (1969, prolongement de l'expérience de Terretektorh), Anaktoria pour octuor (1969), Synaphai pour piano et orchestre (1970), Persephassa pour six percussionnistes répartis autour du public (1969), confirment cette popularité par leur vitalité, leur chaleur, et leur solidité de conception. Leur succès coïncide avec l'ouverture d'un plus large public, en France, à la musique contemporaine. Xenakis devient alors un des compositeurs les plus sollicités par de nombreuses commandes, dont il s'acquitte avec la même continuité de style et la même vigueur, témoignant d'une belle stabilité alors même que d'autres compositeurs sont en crise et passent de l'abstraction sérielle au néoromantisme.

   Ce succès lui permet de se voir confier des moyens plus importants pour réaliser ses projets de « spectacle total », compositions abstraites de sons et de formes visuelles (flashes, rayons lasers) dont il conçoit simultanément la « partition ». Les spectacles Hibiki-Hanama (1969-70) où, pour la seule fois, la « partition visuelle » n'est pas de lui, mais d'un artiste japonais, Persepolis (1971), Polytope de Cluny (1972), Diatope (1977), représentent différentes étapes de sa progression dans cette recherche d'une « musique audiovisuelle ». On peut malgré tout estimer qu'il n'a pas autant marqué ce domaine que le domaine proprement musical, le jeu avec le visuel restant chez lui assez théorique, et un peu pâle.

   Il y reste cependant fidèle à lui-même, c'est-à-dire proche des phénomènes naturels élémentaires, dont ses œuvres réalisent la transposition de la sublimation abstraite, par l'intermédiaire de formulations mathématiques : une fois pour toutes, sa technique de composition, lentement mûrie et méditée, lui a permis de dépasser cette antinomie que beaucoup d'autres compositeurs instaurent entre l'abstrait et le concret. C'est l'emploi de modèles mathématiques et physiques qui lui permet de réaliser de véritables « tableaux vivants » de phénomènes naturels, orages, manifestations, bruits nocturnes, tout en conservant l'abstraction et la pensée pure.

   En même temps, il poursuit ses recherches fondamentales au sein d'un groupe qu'il a rassemblé autour de lui, le C. E. M. A. M. U., et dont l'objectif est de réaliser la jonction art-science-technologie. L'existence et les réalisations de ce groupe ne seront connues du grand public que vers 1980, avec la mise au point de cet outil de réalisation pédagogique et musical qu'est la « machine à composer » appelée l'U. P. I. C. Parallèlement, sa production reste abondante et homogène, avec Aroura pour douze instruments (1971), Antikhton pour orchestre (1971), Linaia-Agon pour trois cuivres (1972), Eridanos pour six cuivres et cordes (1973), Evryali pour piano (1973), Cendrées pour chœur mixte et orchestre (1973), Erikhton pour piano et orchestre (1974), Gmeeorh pour orgue (1974), Noomena pour orchestre (1974), Empreintes pour orchestre (1975), Phlegra pour onze instrumentistes (1975), Psappha pour un percussionniste (1975), Khoaï pour clavecin (1976), Windungen pour douze violoncelles (1976), Akanthos pour flûte, clarinette, soprano, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse et piano (1977), la Légende d'Er, bande magnétique pour le Diatope (1977), Jonchaies pour très grand orchestre (1977), Ikhoor pour trio à cordes (1978), Mycenae A pour bande magnétique (1978), Pléiades pour six percussions (1978), Palimpsest pour cinq instruments (1979), Anemoessa pour orchestre et chœur (1979), Mists pour piano (1980), Aïs pour baryton, percussion et orchestre (1980), Embellie pour alto (1980), Nekuïa pour chœurs et orchestre (1980), Shaar pour cordes (1982), Akea (1986), le concerto pour piano Keqrops (1986), Tracées (Paris 1987), Ata (Lisbonne 1988) pour orchestre, Okho pour percussions (1989), Kyania pour orchestre (1990), Roaï pour orchestre (1991), Dox Orkh pour violon et orchestre (1991), les Bacchantes d'Euripide pour chœur de femmes et instruments (1993). Certaines de ces œuvres évoluent vers un lyrisme plus direct, toujours tellurique, mais plus humain.

   Reconnu plus tard que d'autres compositeurs, ayant mis plus de temps à se trouver, Xenakis s'est acquis en même temps une position plus forte, plus solide, qu'il maintient sans dévier, et sans se laisser porter par les courants divers qui agitent la musique contemporaine autour de lui. On ne développera pas ici sa théorie de la composition (STOCHASTIQUE), mais on évoquera sa musique telle qu'elle se donne à ses auditeurs. Indiscutablement méditerranéenne, vigoureuse, ignorant jusqu'à une date récente le clair-obscur et les états d'âme, elle a une manière bien à elle de sonner : les instruments y sont parfois poussés à leurs limites, mais toujours pour donner au son de la vie, de l'éclat. Dans son écriture, le hautbois, la flûte, le violon, la percussion, retrouvent la verdeur de son des instruments populaires dont ils sont les lointains cousins. Xenakis fuit les mélanges de sonorités à la Debussy ou à la Dutilleux, et il hait aussi le vibrato, préférant le son droit, un peu dur et acide.

   Naturellement, ses procédés orchestraux tels que l'emploi de réseaux de glissandi entrecroisés aux cordes, ou bien les « nuages », c'est-à-dire les pluies de petites particules sonores, et les glissements en tiers de ton ont été souvent imités et reproduits dans une esthétique impressionniste et moins abstraite, moins structurée que la sienne. Mais surtout, Xenakis possède un don bien rare dans la musique d'aujourd'hui : il a le sens de l'essentiel et de la franchise, il sait ne pas charger le détail, simplifier sans appauvrir, au service de son propos, et affirmer la forme globale dans ses grands contours, sans se perdre dans les maniérismes ou l'enchevêtrement. Il n'est pas étonnant non plus qu'avec son indiscutable sens dramatique, ses diverses musiques de scène ­ Hiketides, les Suppliantes (1964), Oresteia (1965-66), Médée (1967), Hélène (1977) ­ soient bien conçues pour leur fonction.

   Il y a évidemment chez Xenakis, au-delà du musicien, un architecte, et surtout un utopiste, d'esprit platonicien, rêvant de bâtir des villes cosmiques et de gagner l'auditeur à une nouvelle conscience du monde et de l'espace-temps. Les côtés un peu dogmatiques, inaccessibles au doute et messianiques de ce programme, tel que Xenakis lui-même le présente, seraient plutôt gênants si ce dernier n'était pas l'homme qu'il est : une personnalité dont l'indépendance, la responsabilité et l'esprit de suite ­ qualités que l'on retrouve dans la facture de sa musique ­ forcent le respect.