Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
H

Haydn (Joseph) (suite)

Haydn en son temps

Haydn forme avec ses cadets Mozart et Beethoven (mais il survécut dix-huit ans à Mozart) ce qu'on appelle la « trinité classique viennoise ». Il n'a rien de ce vieillard timide dont l'image nous fut léguée par le XIXe siècle. Contrairement à Mozart, il se soucia peu des conventions. De son vivant, on lui reprocha violemment d'avilir son art par son humour et par ses traits plébéiens. Il fut le type du créateur original. De 1760 à la fin du siècle, l'histoire de la musique devint de plus en plus la sienne, et il finit par l'orienter pour cent cinquante ans. Il ne créa pas le quatuor à cordes, encore moins la symphonie, mais il leur donna leurs lettres de noblesse, les porta au plus haut niveau. Le premier, il se servit génialement de la « forme sonate » et en exploita, avec des ressources inépuisables, toutes les virtualités dialectiques, tant sur le plan du travail thématique que des relations tonales. De ce point de vue, Beethoven fut non seulement son plus grand, mais son unique élève. Comme Mozart, mais à partir de prémisses autres, Haydn fit du discours musical l'expression d'une action (et non plus d'un simple sentiment) dramatique. À sa pensée rapide, concentrée, procédant par ellipses, synthèse extraordinaire de contraction et d'expansion, d'essence épique, il dut ses triomphes dans la symphonie, le quatuor et l'oratorio, alors que Mozart de son côté portait vers des sommets insoupçonnés l'opéra et le concerto pour piano. La longue carrière de Haydn alla de la fin de l'ère baroque aux débuts du romantisme. Même vers 1800, alors qu'elle tendait déjà la main à Schubert, la musique de Haydn conserva des traces concrètes de ses origines. Les cuivres perçants, la férocité rythmique, les bonds en avant et les irrégularités formelles de Haydn sont autant de traits rappelant que, en sa jeunesse, la musique la plus jouée à Vienne, dans les églises, en tout cas, était celle de Fux et de Caldara. Le problème de Haydn fut d'intégrer ces traits, sans les faire disparaître, dans un équilibre et une cohérence à grande échelle. Pour Mozart, plus jeune d'une génération, ce fut en quelque sorte le phénomène inverse.

Expériences et recherches

Jusque vers 1760, Haydn resta ancré dans une tradition autrichienne et viennoise issue pour l'essentiel de Fux et de Caldara, et se distingua parfois à peine de prédécesseurs comme Georg Christoph Wagenseil ou de contemporains comme Florian Gassmann ou Leopold Hoffmann. Parmi ses premières œuvres, deux messes brèves, des sonates pour clavecin, des divertissements, les dix ouvrages connus actuellement comme quatuors à cordes nos 0, op. 1 et op. 2 (l'opus 3 n'est pas de lui, mais sans doute d'un certain Hoffstetter), et une quinzaine de symphonies, courtes et pour la plupart en trois mouvements sans menuet (la 37e de l'édition complète existait en 1758).

   Durant ses premières années chez les Esterházy (1761-1765), Haydn expérimenta avec fruit, surtout dans le domaine de la symphonie, et, non sans hésitations, fixa pour elle le cadre extérieur en quatre mouvements qui allait prédominer : premier mouvement rapide (avec ou sans introduction lente), deuxième mouvement lent, troisième mouvement dansant (menuet), quatrième mouvement rapide. Dès 1761, il réalisa un coup de maître avec les symphonies no 6 (le Matin), no 7 (le Midi) et no 8 (le Soir), brillantes synthèses de baroque et de classicisme, et alla avec les suivantes dans des directions fort diverses : finales fugués des 13e et 40e (1763), mélodie de choral de la 22e (le Philosophe, 1764), parfum balkanique des 28e et 29e (1765), instruments solistes des 13e, 24e (1764), 36e et surtout 31e (Appel de cor, 1765). Pour faire briller ses musiciens, Haydn écrivit aussi à cette époque la plupart de ses concertos (certains sont perdus). Il y eut aussi, outre les inévitables partitions de circonstance, l'opera seria Acide (1762, créé en 1763) et le premier Te Deum (v. 1763-64).

Approfondissements

En 1766 environ, avec le Sturm und Drang, la production de Haydn s'approfondit et se diversifia. En huit ans, jusque vers 1773-74, il écrivit quelque vingt-cinq symphonies, dont beaucoup comptent parmi ses plus grandes : 49e en fa mineur (la Passion, 1768), 44e en mi mineur (Funèbre, v. 1771), 45e en fa dièse mineur (les Adieux, 1772), 46e en si (1772), 47e en sol (1772), 48e en ut (Marie-Thérèse, v. 1769), 51e en si bémol (v. 1773), 54e en sol (1774), 56e en ut (1774), 64e en la (v. 1773). Il se préoccupa moins de la nature externe que de la structure interne de leurs mouvements et cultiva volontiers un ton fort subjectif : jamais il n'écrivit autant d'œuvres en mineur. De la même période datent trois grandes séries de six quatuors à cordes chacune (op. 9, v. 1769 ; op. 17, 1771 ; et op. 20, 1772), de belles sonates pour piano, telles la 30e en (1767), la 31e en la bémol (v. 1768) et la 33e en ut mineur (1771), le Stabat Mater (1767), le Salve Regina en sol mineur (1771), quatre messes, de celle dite improprement Missa Sanctae Caeciliae (1766) à la Missa Sancti Nicolai (1772) en passant par la Missa sunt bona mixta malis (1768, sans doute inachevée) et la Missa in honorem Beatissimae Virginis Mariae (v. 1769), quatre opéras dont Lo Speziall (1768) et L'Infedeltà delusa (1773) et la plupart des compositions pour baryton. Beaucoup de ces ouvrages témoignent d'un goût marqué pour les sonorités feutrées, la méditation et la mélancolie (extraordinaires mouvements lents), les effets étranges et imprévus ; d'autres sont au contraire d'un éclat exceptionnel. Pour consolider ces nouvelles conquêtes expressives et formelles, Haydn eut souvent recours à des procédés contrapuntiques, dont, contrairement à ce qu'on crut longtemps, la tradition ne s'était en rien perdue en Autriche depuis la fin du baroque (trois des six quatuors à cordes de l'opus 20 se terminent par une fugue, le menuet de la symphonie no 44 est un canon).

Le monde de l'opéra

En 1775 s'ouvrit une période de sept à huit ans, au cours de laquelle Haydn, sans abandonner la symphonie, se préoccupa beaucoup d'opéra. De L'Incontro improvviso (1775) à Armida (1783), il en écrivit alors sept, ses derniers pour Eszterháza. Ce genre est un des rares où Haydn ne se réalisa pas complètement. Mais tous ses opéras pour Eszterháza sont antérieurs au Figaro de Mozart (1786), le premier chef-d'œuvre absolu du classicisme viennois issu de l'opéra bouffe italien. Et rien, dans la production des autres compositeurs de l'époque, n'annonce autant les grands opéras de Mozart que ceux de Haydn ayant nom La Vera Costanza (1778, rév. 1785), La Fedeltà premiata (1780) ou Orlando Paladino (1782), en particulier à cause de leurs vastes finales d'acte. C'est moins vrai d'Il mondo della luna (1777) et de l'Isola disabitata (1779). Haydn, qui en 1787 devait refuser la commande d'un opéra pour Prague en s'étonnant qu'on n'ait pas fait appel à Mozart plutôt qu'à lui, n'avait pas tort en écrivant en mai 1781 à son éditeur Artaria, à propos de La Fedeltà premiata : « Je vous assure qu'aucune musique semblable n'a été entendue à Paris, ni même à Vienne sans doute. Mon malheur est de vivre à la campagne. » En cette même année 1781 furent écrits « d'une façon tout à fait nouvelle et spéciale » les six quatuors à cordes op. 33, les premiers depuis l'opus 20. À signaler encore des symphonies comme la 70e (1778-1779), au finale en forme de triple fugue, ou encore la 77e (1782) et la monumentale Messe de Mariazell (1782), une des rares partitions religieuses de l'époque avec l'oratorio Il Ritorno di Tobia (1775) et la Missa brevis sancti Joannis de Deo (v. 1775).

Les grandes œuvres instrumentales

À partir de 1785 et jusqu'en 1790, la musique instrumentale domina de nouveau chez Haydn, avec notamment les onze symphonies nos 82 à 92 destinées à Paris, les dix-neuf quatuors à cordes op. 42 (1785), op. 50 (1787), op. 54-55 (1788) et op. 64 (1790), la version originale pour orchestre des Sept Paroles du Christ (1787), les deux sonates pour piano no 58 (1789) et no 59 (1789-90), cette dernière dédiée à Marianne von Genzinger, et treize trios pour piano, violon et violoncelle. Durant ces six années, qui marquèrent un premier apogée du style classique viennois, Haydn et Mozart se connurent personnellement et profitèrent l'un de l'autre, mais leurs différences s'accentuèrent. Haydn intégra de plus en plus à son langage des thèmes et des tournures d'aspect populaire, mais, paradoxalement, ce langage en devint plus maniable et savant. Il imprégna ses idées d'une énergie latente, chargée de conflits, dont la résolution ne fut autre, chaque fois, que l'œuvre elle-même, ainsi projetée de l'intérieur avec comme moteur principal son propre matériau. Par là, Haydn révolutionna la musique. Les quatuors de l'époque, des symphonies comme la 86e en (1786), la 88e en sol (1787), la 92e en sol, dite Oxford (1789), ou encore la 85e en si bémol (la Reine) sont, à cet égard, des modèles insurpassables.

   Sous le signe des deux voyages à Londres (1791 à 1795), Haydn intégra soudain à la sérénité grave des dernières années d'Eszterháza des excentricités et une veine expérimentale dignes de sa jeunesse. Sa production une fois de plus se diversifia. Outre les douze Symphonies londoniennes nos 93 à 104, ses dernières, furent alors composés les trois sonates pour piano nos 60 à 62, ses dernières également (1794-1795), les six quatuors à cordes op. 71 et 74 (1793), quatorze admirables et prophétiques trios pour piano, violon et violoncelle, et beaucoup de musique vocale, dont l'opéra Orfeo ed Euridice (1791, non représenté), le grand air de concert Berenice che fai ? (1795) et une série de canzonettes sur textes anglais frayant la voie aux lieder de Schubert. Faste, virtuosité et profondeur caractérisent l'ensemble. Toutes les londoniennes sont des chefs-d'œuvre, mais les plus connues, comme la 94e (la Surprise), ou la 100e (Militaire), sont encore surpassées par la 98e, la 99e et surtout par les trois dernières, créées en 1795 : la 102e en si bémol, la 103e en mi bémol (Roulement de timbales) et la 104e en (Londres), qui montrent à quel point confondent structure interne et simples dimensions extérieures ceux qui répètent que, de Beethoven, la symphonie la plus haydnienne est la première (1800). La descendance des londoniennes, c'est dans l'Héroïque (1804) qu'il faut la chercher.