Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
C

concerto (suite)

Le concerto et ses solistes

L'histoire du concerto peut aussi se raconter à travers la concurrence des deux grands instruments solistes de la musique classique occidentale : piano et violon, violon et piano.

   Par rapport au piano, le violon présente dans le concerto de soliste une originalité irréductible : il est sorti du rang, de la masse, tout prêt à s'y fondre à nouveau à n'importe quel moment ­ ce qui lui donne une certaine souplesse pour y rentrer et en sortir. Il est nommé, d'ailleurs, jusque dans les concertos de Mozart et de Mendelssohn, « violon principal », ce qui veut tout dire. Alors qu'un piano, malgré tous les efforts qu'il fait pour cela, chez un d'Indy, par exemple (Symphonie cévenole, pour piano et orchestre), ou un Saint-Saëns (Symphonie en « ut » mineur), ne peut s'y fondre incognito. Mais le violon n'émerge bien de la masse, acoustiquement parlant, que s'il joue dans l'aigu, par-dessus ses congénères de la troupe. Alors que le piano perd sa sonorité quand il monte dans l'aigu, la résonance étant plus courte et abrupte, les harmoniques plus pauvres, le violon, lui, s'épanouit dans ces zones séraphiques ou grinçantes qui sont proches de ses limites supérieures.

   Mais il ne peut s'auto-accompagner que dans une mesure très réduite (doubles cordes), et beaucoup moins facilement que le piano. Il ne peut pas être son propre continuo, et semble voler souvent à la cime de l'orchestre qui l'accompagne, en apesanteur.

   Nous avons déjà dit la relative désuétude dans laquelle est tombé, au XIXe siècle, le concerto pour violon, au bénéfice du piano. Cela malgré des virtuoses-phénomènes comme Paganini, dont l'exemple diabolique n'encouragea pas les compositeurs de son temps à écrire pour lui (cf. les vicissitudes d'Harold en Italie), mais suscita plutôt une réaction d'émulation et de défi pianistique : c'est à qui voudra montrer, en adaptant Paganini au piano, que le clavier peut faire aussi bien et mieux que lui. Apparemment le violon est moins apte, pour le XIXe siècle, que le piano à représenter un « microcosme d'individu ». Les concertos de violon de Beethoven, Mendelssohn, Brahms, et celui presque posthume de Schumann proche de la folie, sont des tentatives isolées dans ce siècle. Au XXe siècle, Berg choisit le violon et son immatérialité pour chanter la « mémoire d'un ange » ; le concerto de violon de Bartók est, lui aussi, presque un requiem. Tandis que ceux de Stravinski, Prokofiev, Chostako vitch raclent un peu diaboliquement cet instrument à la fois exalté et déchu, dans la tradition paganinienne, qui a inspiré à d'autres tant de « rhapsodies espagnoles » ou de « rondos cappriciosos » souvent sans prétention. C'est donc, à quelques exceptions près, en musique de chambre que le violon solo est utilisé au mieux dans la musique du XIXe et du XXe siècle.

   Le piano est dans un cas différent. D'abord encore enfoui dans les basses, avec les instruments qui assurent le continuo, l'instrument à clavier s'impose au premier plan, comme un instrument qui peut entièrement se suffire à lui-même, et, plus encore, comme un microcosme d'orchestre, par son registre, ses possibilités polyphoniques et dynamiques : l'orchestre se reflète en lui, transposé, stylisé, réuni. Non seulement le piano n'est pas sorti de l'orchestre comme le violon, mais aussi son timbre est assez irréductible, particulier, pour que son inclusion « anonyme » dans la masse orchestrale soit difficile. La seule manière dont il peut s'y ajouter est décorative : c'est en faisant des guirlandes de traits et d'arpèges ; encore, là, ne trompe-t-il personne. Il n'est pas de l'orchestre. Ce qui convient bien à l'esthétique accumulative et ornementale d'un Olivier Messiaen, dans ses « cryptoconcertos » pour piano et orchestre, la Turangalîla-Symphonie et les Couleurs de la cité céleste. Cette esthétique, en effet, ne procède pas par fusion, mais par addition d'éléments, et l'incapacité du piano à se fondre dans la masse instrumentale en fait justement pour elle un auxiliaire précieux.

   Autonome, irréductible, armé pour « réduire » en lui la partie d'orchestre, le piano peut donc être dans le concerto ce primus inter pares (« premier entre semblables »), dont parle Jean-Victor Hocquart à propos de Mozart ; ce personnage qui est en même temps dramaturge et meneur de jeu. Aussi comprend-t-on que le terme concerto s'est souvent identifié à « concerto pour piano », avec Mozart, Beethoven, Brahms, Schumann, Ravel, Prokofiev, Bartók ; la dramaturgie du concerto avait trouvé en cet instrument un protagoniste insurpassable.

   Aux dires de beaucoup, c'est le violoncelle qui viendrait en troisième position, bien après le violon et le piano, parmi les instruments solistes élus par le concerto : certes, son timbre ne ressort pas aussi facilement, surtout dans le registre médium que l'orchestre étouffe sans peine, et le nombre des traits possibles est plus limité. Mais l'ampleur, l'expressivité et la générosité de son timbre en font un partenaire exceptionnel. S'il n'y a jamais eu de vogue du concerto de violoncelle, comme pour le piano ou le violon, il y a eu toujours un répertoire fidèle et riche, de Vivaldi, Platti, Tartini, Boccherini, en passant par Haydn (deux concertos en ut et en ) ­ mais pas Mozart ­, jusqu'aux concertos de virtuose du XIXe siècle (Duport, Rombert, Servais, Franchomme) et aux concertos romantiques de Schumann, Lalo, Saint-Saëns, Brahms (Concerto pour violon et violoncelle), Dvořák, et, plus près de nous, Hindemith, Schönberg, Prokofiev, Milhaud, Katchaturian, Honegger, Jolivet, Zimmermann, et, enfin, Henri Dutilleux, bien que son œuvre Tout un monde lointain ne revendique pas ce titre de concerto. Son plan en 5 parties soudées n'a rien à voir avec celui du concerto classique, mais le type de relations qu'y établissent le soliste et l'orchestre est bien « concertant ». Utilisé ici beaucoup plus souvent qu'il n'est de coutume dans son registre aigu et suraigu (ce qui lui permet de passer par-dessus un orchestre fourni), l'instrument a bien ce rôle de double, de personnage meneur de jeu, en qui la musique vient se rassembler, et dont elle part pour se ramifier, se multiplier. Le début de cette œuvre est d'ailleurs remarquable par son climat de « genèse », rappelant lointainement celui du 2e concerto de piano de Brahms : d'une résonance archaïque et magique de percussion s'extrait une phrase de violoncelle, qui monte vers l'aigu, et derrière le soliste qui chante, peu à peu l'orchestre se dessine, se condense, comme né d'un coup de baguette magique (on retrouve aussi, dans un climat très différent, cette genèse, cette brume originelle, dans le début du Concerto pour piano en « ré » mineur K. 466 de Mozart).

   Avec son beau timbre étouffé, qui n'a pas l'ampleur de celui du violoncelle, l'alto est encore plus difficile à manier dans un concerto. À l'époque préclassique, la taille réduite de l'orchestre lui permet de tenir son rang de soliste, dans des concertos comme ceux de Benda, de Ditters von Dittersdorf ou des Stamitz, ou dans la Symphonie concertante pour violon et alto K. 364 de Mozart. Hector Berlioz, par esprit de contradiction, voulut écrire pour Paganini, non un concerto de violon, mais un concerto d'alto, qui devint la symphonie avec alto solo, Harold en Italie, œuvre en demi-teinte, dans laquelle l'instrument n'est guère appelé à briller. Le concerto d'alto de Bartók (1945) est une œuvre crépusculaire écrite pour le commanditaire William Primrose, laissée en plan par la disparition du compositeur et achevée par Tibor Serly. Le projet de Bartók était d'y opposer un orchestre « transparent » au « caractère sombre et plutôt masculin » de l'alto. Encore plus sombre, la contrebasse a pour elle dans le concerto, par rapport à l'alto, son caractère extrême, donc très voyant. On ne joue plus beaucoup les concertos de virtuoses écrits par Ditters von Dittersdorf, Vanhal ou Dragonetti.

   Les concertos pour instruments à vent tiennent une place particulière : les bois, notamment, ont pour eux ce caractère fluide, volubile et léger qui en font des partenaires souples ; mais contre eux, dans le concerto de vaste dimension, le manque d'assise et d'ampleur de leur timbre, et le fait qu'ils semblent tenir difficilement la durée en solo. Les concertos de flûte de Mozart (2 concertos, plus le concerto pour flûte et harpe), Telemann, Quantz, Cimarosa, Gluck ont souvent un ton de « bergerie » que refusa le romantisme, délaissant la flûte solo, sauf au sein de l'orchestre. Les concertos modernes pour flûte sont également assez rares (André Jolivet, Jacques Ibert, Frank Martin). De même, le concerto pour hautbois, en faveur à l'époque baroque et préclassique (Telemann, Haendel, Dittersdorf, Mozart) et oublié presque complètement à l'époque romantique, fut ressuscité plus tard, dans les concertos plus ou moins néobaroques de Richard Strauss, Henri Tomasi, Darius Milhaud. Parmi les contemporains, Bruno Maderna est un des rares compositeurs à avoir écrit pour le hautbois des concertos d'une certaine ampleur.

   Instrument bien plus récent, la clarinette a connu une carrière concertante plus rare ­ mais peut-être aussi flatteuse ­ avec le concerto de Mozart (œuvre de maturité, alors que les concertos pour flûte, ou pour basson, sont des œuvres juvéniles), ceux de Weber, la Rhapsodie de Debussy, ou les Domaines de Boulez. Affectionné par Vivaldi, le basson brille encore chez Mozart et Weber, mais le romantisme le relègue dans l'orchestre comme pour la flûte ou le hautbois, et il ne réapparaît que dans les concertos modernes de Jolivet et de Marcel Landowski. Le saxophone, puissant et expressif, mais réputé roturier chez nos musiciens « sérieux », surtout depuis que le jazz s'en est emparé, n'a jamais réussi à se faire admettre définitivement dans le cénacle instrumental classique, et on compte peu de concertos pour saxophone, parmi lesquels on peut citer ceux d'Alexandre Glazounov, de Jean Rivier, de Jacques Ibert.

   Instrument très archaïque, le cor doit à ses difficultés d'émission, surtout à découvert, de tenir une place particulière dans le concerto : autant la virtuosité coulante de la flûte désamorce un peu, à la limite, l'impression de « performance » qui est liée à ce genre, autant le caractère claironnant et tendu, sur la « corde raide », de l'émission du cor renforce, un peu cruellement même, cet effet de performance : après Telemann, on connaît les 4 concertos de Mozart (qui étaient des commandes), les 2 de Haydn et le difficile Konzertstück pour 4 cors de Schumann. La même remarque peut être faite à propos de la trompette et des autres cuivres.

   Presque chaque instrument occidental a eu droit à son ou ses concertos, et on se reportera aux différents articles qui traitent de chacun d'eux pour compléter ce rapide aperçu, dont il ressort qu'il y a des instruments plus ou moins « concertables » et qu'il existe une sorte de hiérarchie des instruments par rapport au genre du concerto, selon les formes qu'il prend à chaque période de la musique.