Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
C

clavecin (en angl. harpsichord ; en all. kielflügel ou cembalo ; en ital. clavicembalo) (suite)

Le jeu de 16' dans les instruments historiques

Si l'on cherche attentivement des exemples anciens et authentiques de jeux de seize pieds au clavecin, il est évident que l'on en trouve quelques-uns, particulièrement en Allemagne du Nord, mais aussi en Alsace. Ces exemples ont toujours constitué des exceptions et le fait est toujours souligné comme dans cette annonce du Strassburger Gelherte Nachrichten de 1783 proposant la vente « d'un grand clavecin inhabituel, de Silbermann, sonnant en 16' ». Les Hass eux-mêmes, pourtant habitués à cette pratique, semblent en avoir pressenti les limites acoustiques. On ne peut, en effet, charger exagérément une table d'harmonie sans nuire à son rendement acoustique et obtenir ainsi un instrument assourdi et confus. Les instruments qui comportent ce jeu ont toujours été construits de manière particulière, avec chevalet et table séparés (Hass, Swannen) et ont été davantage considérés comme des clavecins d'apparat et de prestige que comme de véritables instruments de musique. Tous ces exemples sont, par ailleurs, très tardifs et la littérature qu'ils auraient pu servir est déjà très adaptée au piano-forte. Ce qui est certain, c'est que l'un des plus grands compositeurs de tous les temps, J. S. Bach, a forcément connu ces tentatives, car il était en contact permanent avec les plus grands facteurs de son temps. Il serait plus que hasardeux d'en déduire qu'il en appréciait le principe. D'ailleurs aucun des instruments lui ayant effectivement appartenu ne comportait de jeu de 16'.

L'école allemande de l'Est

En Saxe et en Thuringe s'est développée une école bien proche de la facture française. Les instruments à deux claviers ont la disposition habituelle 2 X 8' + 1 X 4', avec seulement un 8' au clavier supérieur. La simplicité mécanique est de règle, avec un accouplement « à tiroir » qui s'effectue parfois en faisant coulisser le clavier inférieur. Les clavecins de cette école sont d'une sobriété exemplaire, en comparaison avec leurs homologues hambourgeois : le bois de la caisse est souvent laissé à nu, qu'il soit de chêne comme dans les instruments de Carl August Gräbner (1749 – apr. 1796) ou de superbe noyer verni chez les Silbermann. Le timbre de ces clavecins est assez proche de celui des français, avec néanmoins un caractère polyphonique plus marqué, et des aigus moins agressifs. Leur rareté ne permet pas d'affirmer qu'ils servent mieux que d'autres la littérature écrite pour eux, qui est très abondante. Signalons pour mémoire les œuvres pour clavecin de Johann Kaspar Kerll (1627-1693), Johann Krieger (1651-1725), Delphin Strunck et Karlman Kolb (Certamen Aonium, 1733). Les pièces pour clavecin de Johann Peter Kellner (1705-1772), dont le Manipulus Musices a été publié en 1753-1756, sont beaucoup plus intéressantes et sont curieusement teintées d'italianismes annonçant l'éclosion prochaine de la forme sonate. Georg Philipp Telemann (1681-1767), toujours prolixe, a laissé un nombre très important de pièces pour clavecin, comportant des suites, plus de 20 fugues (1731) et ses curieux Dix-huit Canons mélodieux, sonates en duo publiées en 1738 à Paris. L'œuvre la plus importante de toutes est, sans conteste, celle de Jean-Sébastien Bach dont les suites (Suites anglaises, Suites françaises), les Variations Goldberg, les toccatas et partitas, le Concerto italien, les inventions et symphonies sont dans toutes les mémoires. Les préludes et fugues du Clavier ­ clavecin ? ­ bien tempéré de même que son Art de la fugue constituent des sommets inégalés. À l'inverse des musiciens français, J. S. Bach n'écrit pas une musique étroitement associée au timbre et au caractère du clavecin qui la traduit ; l'instrument est presque interchangeable, sans altération sensible du message musical. Seules quelques indications d'utilisation de deux claviers (Variations Goldberg, Concerto italien) signalent une exigence particulière de la part du compositeur. Au moins deux de ses fils ont laissé une trace durable dans la littérature tardive écrite pour le clavecin. Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), dans ses fantaisies et surtout ses Würtembergische Sonaten de 1744, tente de revitaliser par une invention nouvelle l'instrument vieux de trois siècles, avant de consacrer son art à l'emploi exclusif du piano-forte à partir de 1780. Son frère Johann Christian (1735-1782), sensiblement plus jeune, laisse le choix de l'instrument à l'exécutant dès la parution de son opus 5, constitué de Six Sonates pour le clavecin ou le piano-forte dédiées à S. A. S. le duc Ernest de Mecklembourg. Dualité d'un instrument moribond que ne pourra sauver de l'oubli l'intérêt de Félix Mendelssohn découvrant Bach et …le clavecin chez son maître Zelter.

La facture contemporaine

Après l'abandon presque unanime du clavecin vers 1780-1790 au bénéfice du piano-forte, le XIXe siècle développe et perfectionne l'instrument qui correspond le mieux au goût de cette époque : le piano. Les anciens facteurs de clavecins qui ont échappé à la tourmente révolutionnaire se reconvertissent dans la fabrication et la vente du nouvel instrument. C'est l'époque où se créent les grandes manufactures de pianos. Quelques rares musiciens, cependant, n'oublient pas le clavecin et tentent de le faire revivre au cours de concerts « historiques » : Ignace Moscheles et Charles Salaman à Londres, Karl Engel en Allemagne et plus tard Louis Diemer en France. Quelques facteurs, généralement formés à la technique de construction du piano, entretiennent ou « restaurent » les clavecins les moins moribonds. Un exemple assez unique est représenté par Louis Tomasini, ancien technicien du piano, qui va même jusqu'à copier des instruments de Henri Hemsch vers 1885. En 1882, la famille Taskin confie à Tomasini la restauration du clavecin familial construit en 1769 et, à cette occasion, la firme Érard, réputée pour la qualité de ses pianos, est autorisée à en dresser un plan complet. Ce relevé sera utilisé pour la fabrication des nouveaux clavecins Érard qui marquent le véritable renouveau de cet art, en France. Quelques années plus tard, sous l'impulsion de la musicienne Wanda Landowska, la firme Pleyel construit un clavecin muni d'un jeu de 16' et dont les registres sont actionnés par des pédales. D'autres firmes ­ particulièrement en Allemagne et en Grande-Bretagne ­ entreprennent la fabrication de nombreux clavecins, pour satisfaire un goût naissant pour la musique des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, dont on commence à s'apercevoir qu'elle s'adapte très mal au piano moderne.

   Hélas, ces instruments sont des interprétations du clavecin, repensées par des fabricants de pianos et pour la fabrication desquels sont mises à contribution toutes les techniques du piano : tables lourdes et épaisses, éclisses en contre-plaqué, sommier de piano, clavier et mécanique lourds, eux aussi dérivés du piano, cordes très grosses et fortement tendues, etc. Cet instrument qui n'était que légèreté jusqu'au XVIIIe siècle se voit maintenant renforcé d'un cadre métallique, et ce n'est pas sans raisons que certains facteurs parlent à son sujet de « piano-fortification du clavecin » ! Généralement dotés de deux claviers de cinq octaves (fa à fa), ils comportent un jeu de 16', deux de 8' et un de 4', dont les registres et l'accouplement se font à l'aide de pédales (de cinq à sept, suivant la disposition). L'aspect de ces clavecins évoque un compromis entre l'ancien instrument et le moderne piano à queue, dont ils ont parfois le poids. À condition de ne pas se référer aux œuvres anciennes, le timbre de ces instruments est musicalement intéressant et la facilité de « registration » qu'ils proposent peut permettre l'élaboration d'œuvres nouvelles. Leur usage est néanmoins à éviter pour l'interprétation des pièces anciennes qui réclament un toucher d'une grande légèreté et d'une grande précision et un son beaucoup plus limpide. Ce type de clavecin a cependant permis l'éclosion de quelques chefs-d'œuvre, parmi lesquels le concerto de Manuel de Falla (Pleyel), celui de Francis Poulenc et celui de Frank Martin.

   À l'étranger, d'autres firmes adoptent plus ou moins ces principes de fabrication et il suffit de mentionner les noms de Neupert et Wittmayer en Allemagne, Lindholm en Allemagne de l'Est, Gobble et De Blaise en Grande-Bretagne, etc. Depuis quelques années, ces firmes ont parfois un atelier spécial où sont élaborés des instruments plus rigoureux basés sur des modèles authentiques.

   Peu après les années 50, un courant né aux États-Unis influence considérablement le cours de la facture des clavecins. Généralement issu de facteurs isolés, ce mouvement consiste d'abord à mieux connaître les bases historiques du clavecin, par de nombreuses études des instruments eux-mêmes, études assorties de véritables relevés scientifiques, et par une meilleure approche des rapports qui régissent les œuvres écrites pour le clavecin avec l'instrument lui-même. De ces travaux naissent des ouvrages hautement spécialisés dont le plus bel exemple est sans conteste Three Centuries of Harpsichord Making de Frank Hubbard, publié aux États-Unis en 1965. Après avoir acquis la conviction que la meilleure façon de servir la musique du passé est de revenir intégralement à une copie rigoureuse des bons exemples anciens, ces facteurs endossent la double responsabilité de produire des clavecins et de former des émules. Au nombre de ces grands facteurs, on retrouve Frank Hubbard (1920-1975), déjà cité, son ancien associé de Boston, William Dowd, dont les ateliers sont remarquablement actifs, et Martin Skowroneck, qui œuvre isolément à Brême. Leurs élèves et successeurs sont infiniment trop nombreux pour être tous cités ; signalons seulement que la production de chaque atelier est extrêmement variable, d'un instrument par an à quelques dizaines, et que les modèles proposés reflètent généralement un éclectisme dicté par des nécessités de répertoire, phénomène nouveau dans l'histoire du clavecin. Depuis quelques années seulement, et grâce à des interprètes courageux et talentueux, les compositeurs s'intéressent à nouveau au clavecin et les noms de György Ligeti, Maurice Ohana, Yannis Xenakis, François-Bernard Mache et de bien d'autres restent attachés à cette nouvelle « résurrection » du clavecin au XXe siècle.