Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
A

allemand (la musique dans le domaine)

Mieux vaudrait intituler cet article : « la musique dans le domaine germanique », car y seront traités les courants aussi bien spécifiquement allemands qu'autrichiens ou même parfois suisses. L'histoire politique et celle de la musique sont ainsi faites qu'une séparation de ces divers courants se serait révélée arbitraire, et aurait présenté plus d'inconvénients que d'avantages. Que l'on songe à Beethoven ou à Brahms, Allemands de naissance, mais Viennois d'adoption, et inversement à Haydn ou à Schönberg, Autrichiens de naissance, mais qui se considérèrent comme musiciens allemands, et qui, l'un et l'autre, furent chefs de file de la musique « germanique », pour ne pas dire européenne, de leur temps ! Il existe néanmoins en musique, surtout depuis la fin du XVIIIe siècle, un courant par bien des traits proprement autrichien, et qui fit de Vienne, durant un siècle et demi environ, un foyer de création incomparable, voire la capitale musicale du monde. Aussi pourra-t-on consulter les articles Autriche et Vienne, qui apportent des informations complémentaires de celles qui sont données ici.

Des origines à la fin du Moyen Âge

Au cours de la période mouvante et chaotique qui va des Carolingiens à Luther, les pays de langue allemande n'occupèrent en aucune façon la position dominante qui devait être plus tard la leur. Vers 850, des moines musiciens se groupèrent autour de l'abbaye de Saint-Gall, en Suisse ; le plus célèbre d'entre eux, Nokter Balbulus, mourut en 912 après avoir développé l'idée toute nouvelle des tropes. Cette époque vit également poindre la polyphonie : au IXe siècle parut un traité exposant les principes de l'organum et contenant le fameux exemple Rex celi Domine. En Autriche, les notations les plus anciennes qui nous sont parvenues ­ Lamentations du monastère de Saint-Florian et Codex millenarius minor du monastère de Kremsmünster ­ datent également du IXe siècle. Mais l'Allemagne devait vraiment s'éveiller à la polyphonie bien plus tard que la France : pas avant le XIVe siècle, au début duquel on trouve un motet (Brumas e mors) dans le style de l'Ars antiqua canonique, suivi quelques décennies plus tard d'un spécimen d'Ars nova authentiquement germanique (une composition à trois voix avec, comme refrain final, Kyrieleis) ; et, surtout, au XVe siècle, avec l'organiste aveugle Conrad Paumann, de Nuremberg, sur les traces duquel la musique d'orgue connut en Allemagne un essor incomparable.

   Au XIIe siècle, la poésie lyrique des troubadours, par l'intermédiaire des trouvères du nord de la France et des Flandres, gagna les pays germaniques. Ces modèles devaient inspirer, en Allemagne et en Autriche, d'abord l'œuvre des Minnesänger, puis, à partir du XIVe siècle, celle des Meistersinger. Ce sont là les deux premières « écoles musicales » spécifiquement germaniques. À l'époque des Hohenstaufen, les Minnesänger (à la fois poètes et compositeurs) suscitèrent un art lyrique et savant. La première génération, illustrée par un Reinmar von Haguenau, un Friedrich von Hausen, un Hartwig von Rute, ainsi que par l'empereur Henri VI lui-même (1165-1197), imita les troubadours. Celle de Walther von der Vogelweide (v. 1170-1230), grand voyageur dont l'œuvre se présente comme une synthèse des goûts de son temps, créa un style plus personnel, représenté également par Tannhäuser et par Wolfram von Eschenbach (v. 1170-1220), qui, sans savoir ni lire ni écrire, traduisit le Perceval (Parsifal) de Chrétien de Troyes. Leur succédèrent Witzlaw von Rügen (v. 1268-1315) ou encore le poète errant Heinrich von Meissen, dit Frauenlob (v. 1250-1318). Celui-ci se produisit à la cour de Danemark et assista, aux côtés de Rodolphe de Habsbourg, à la bataille de Marschfeld. En Autriche, l'apogée des Minnesänger se situa à Vienne dans le dernier quart du XIIe et la première moitié du XIIIe siècle : les Allemands Reinmar von Hagueneau et Walther von der Vogelweide séjournèrent alors à la cour des derniers ducs de Babenberg (Léopold V, Léopold VI et Frédéric II). Quant aux principaux Minnesänger autrichiens, ce furent Heinrich von Türlin, Albrecht von Scharfenberg, Neidhart von Reuenthal, Hugo von Montfort, le moine bénédictin Hermann von Salzbourg ou encore Oswald von Wolkenstein (v. 1377-1445), un des premiers aussi, en disciple de Machaut, à se préoccuper de polyphonie.

   La mort de Frauenlob, qui passe pour le fondateur de la plus ancienne école bourgeoise de chant, et dont le cercueil, dit-on, fut suivi par une foule de jeunes femmes en pleurs, marqua le déclin de l'art précieux, mais noble, des Minnesänger. Cet art se vulgarisa et s'embourgeoisa ; ce ne furent plus des chevaliers qui se firent poètes et compositeurs, mais des marchands, des magistrats municipaux, des artisans de toutes catégories. C'est donc au sein de la bourgeoisie des villes que se recrutèrent les confréries de Meistersinger, qui, aux XVe et XVIe siècles, poursuivirent la tradition de chant monodique des Minnesänger des XIIe et XIIIe siècles. Il s'agissait de véritables corporations, où la hiérarchie des membres était très rigide (apprentis, chanteurs, poètes, maîtres), et où une censure très sévère (sur les rimes, la versification, la grammaire, la forme musicale, la diction, les thèmes traités) était exercée par des juges élus : de là un art maniériste, pédant et formaliste, et cela alors que, à la suite de Conrad Paumann (1410-1473), l'Allemagne s'engageait à son tour dans la voie polyphonique et instrumentale ­ orgue surtout, comme en témoignent le Buxheimer Orgelbuch, copié en 1470, et l'apparition d'une grande génération d'organistes, dominée par Arnold Schlick (v. 1460-1527) et surtout par l'Autrichien Paul Hofhaimer (1459-1537). Des corporations de Meistersinger furent fondées à Nuremberg, Ulm, Mayence, Breslau, Iglau, et, pour la première fois, en Autriche, à Schwaz dans le Tyrol (1532). Elles furent illustrées par Michael Behaim (1416-1474), longtemps au service princier, par Conrad Regenbogen (apr. 1500) et, à Nuremberg, par H. Rosenplüt, par Hans Folz († v. 1514) et surtout par Hans Sachs (1494-1576), que Wagner, dans les Maîtres chanteurs de Nuremberg, traita avec une indulgence exceptionnelle. Les Meistersinger se survécurent jusqu'en 1839, à Ulm, et, jusqu'en 1875, à Meiningen.

   Les 36 pièces à 2 ou 3 voix d'Oswald von Wolkenstein donnent déjà une idée du lied polyphonique allemand tel qu'il devait se développer à la fin du XVe siècle, puis tout au long du XVIe, en relevant de la notion non pas de Kunstlied (chanson savante), mais de Volkslied, terme traduisible faute de mieux par « chant populaire », mais ne recouvrant pas exactement les mêmes choses que ce vocable français. Si le mot Volkslied fut introduit pour la première fois à l'époque moderne par Herder (1744-1803), l'essor du genre en Allemagne remonte bien au XVe siècle surtout. Aux alentours de l'an 1500, beaucoup de ces « chants » furent traités de façon polyphonique par des compositeurs tels Heinrich Finck (v. 1445-1527), le Suisse Ludwig Senfl (v. 1486-1543) et son maître le Franco-Flamand Heinrich Isaac (v. 1450-1517) ; très souvent, ceux-ci laissèrent, de la même mélodie, plusieurs versions, au point de parfois attacher leur nom à tel ou tel air (par ex., Isaac à Innsbruck, ich muss dich lassen). Comme Paul Hofhaimer, le premier compositeur autrichien réellement important, tous trois furent membres, à Innsbruck ou à Vienne, de la chapelle de l'empereur Maximilien Ier d'Autriche, qui, par sa splendeur, surclassa tout ce que l'Allemagne pouvait offrir de comparable à l'époque. Finck, Senfl, Isaac et bien d'autres s'illustrèrent dans l'instrumental et le vocal, le sacré et le profane, mais c'est largement de cette apogée du Volkslied que témoignent les manuscrits et recueils du temps, comme ceux de Jena (XIIIe s.) et de Colmar (v. 1460), les deux manuscrits de Heidelberg, le Glogauer Liederbuch (XVe s.), ou encore le Livre d'Erhard Oglin, le premier a avoir été imprimé (Augsbourg, 1512).