Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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opéra (suite)

En Espagne

L'opéra demeura assez marginal dans la production de la jeune école nationale. Manuel de Falla (1876-1946) s'essaie à la zarzuela populaire, qu'il élargit ensuite au tragique dans la Vie brève (1905), une réplique andalouse de Cavalleria rusticana mâtinée d'impressionnisme. L'œuvre fut créée en France, où le musicien espagnol subit l'influence de Stravinski dans les Tréteaux de maître Pierre (1923), une âpre tentative de néoclassicisme, avant le renoncement sublime de son grand drame épique inachevé, Atlantida. Albéniz (1860-1909) glissa insensiblement de la zarzuela grande Pepita Giménez (1896) au véritable opéra-comique (Merlín, 1906), cependant que Granados (1867-1916) évolua sagement de sa Maria del Carmen (1898) jusqu'à ses Goyescas, créées à New York en 1916, où les éléments de la tonadilla se mêlent à sa sève romantique franco-germanique. Enfin, Joaquín Turina (1882-1949), élève de D'Indy, écrivit Margot (1914) et Jardín de Oriente (1923), également tributaires de la tradition du XIXe siècle.

Les perspectives du XXe siècle

Il est encore difficile de dresser le bilan de ce siècle, né seulement avec la Première Guerre mondiale. Le divorce s'avère irrémédiable entre le public d'opéra et l'artiste créateur, dont il est malaisé de mesurer l'impact, faute d'une audience suffisante. Les auteurs y sont rares à savoir conserver, tels Poulenc ou Britten, un langage lyrique perceptible sans pour autant renier leur époque, plus rares encore à se consacrer exclusivement à l'art lyrique, comme Menotti. Chaque compositeur écrit pour le théâtre dans la langue qui lui est propre, sans infléchir les lois du genre, et les chefs-d'œuvre les plus significatifs, de Wozzeck aux Diables de Loudun, doivent surtout à leur valeur musicale. Ce n'est pas un des moindres paradoxes de ce siècle de constater qu'un théâtre qui aspire à la réflexion plus qu'au plaisir fasse appel à de grands auteurs passés ou présents (Bélazs, D'Annunzio, Cocteau, Claudel, Gertrud Stein, mais aussi Poe, Pouchkine, Gogol, Shakespeare et Euripide) pour en rendre finalement le texte imperceptible soit par maladresse d'écriture, soit par indifférence envers l'interprétation, trop fréquemment confiée ­ en France notamment ­ à de médiocres chanteurs, ou à des réalisateurs (chefs d'orchestre, metteurs en scène) peu familiarisés avec le théâtre lyrique.

   On peut, néanmoins, tenter de dégager quelques tendances communes à ce demi-siècle : un souci de qualité du texte, par le biais du litteratür-oper (souvent peu fonctionnel) et de la tendance des compositeurs à rédiger eux-mêmes leurs textes ; une attention privilégiée accordée à l'orchestre plus qu'à la voix, à moins qu'un travail en profondeur ne soit entrepris en ce domaine (témoins les songs de Weill, ou la décantation du mot, opération néobaroque fréquente après 1950) ; un « retour » au sacral, un retour aux structures fermées ­ opérations liées au néoclassicisme autant qu'au rejet des opéras-fleuves du romantisme ; un retour enfin aux valeurs musicales pures et objectives, par réaction contre le subjectivisme romantique. Et on ne peut omettre ici les conséquences d'un affairisme hostile à la création, managers, interprètes et publics se satisfaisant plus aisément d'un répertoire parfois bicentenaire que d'un langage neuf, fût-il aussi aisément accessible que ceux de Janáček, Berg, Weill, Milhaud, Dallapiccola ou Prokofiev.

En France

Ce théâtre très accessible sera longtemps entretenu par Rabaud (Marouf, 1914, jusqu'à Martine, posthume), Louis Aubert, A. Wolff, Fl. Schmitt, Roussel (Padmâvati allie le drame lyrique et la chorégraphie), Hahn (le Marchand de Venise, 1935), Ibert et Honegger (l'Aiglon, 1937), Sauguet (la Chartreuse de Parme, 1939), Jean Rivier, Henri Tomasi (l'Atlantide, 1953 ; Miguel de Manara, 1952 ; Sampiero Corso, 1956), Bondeville, Barraud, etc., et Poulenc qui réussit en 1956, créé en 1957 à la Scala de Milan, un chef-d'œuvre de lisibilité en reprenant le texte de Bernanos pour ses Dialogues des carmélites. D'autre part, l'héritage de Chabrier se retrouve dans l'« opérette des musiciens » (comme l'a surnommée José Bruyr) de Ravel, Roussel, Rosenthal, Ibert, Thiriet, Roland-Manuel, Delvincourt, Claude Arrieu, plus tard Damase et Semenoff, rares joyaux parmi lesquels brillent les Mamelles de Tirésias d'Apollinaire auxquelles Poulenc, en 1945 (création en 1947), sut donner un humour particulier. C'est d'une esthétique plus exigeante que se réclamèrent, d'autre part, dès 1910, Milhaud, puis Honegger, qui, par leur phonétique et leur appareil instrumental, refusèrent la tradition, collaborant, entre autres, avec Claudel et Cocteau.

   Auteur essentiellement lyrique, Milhaud (1892-1974) fit d'abord appel à Francis Jammes, demanda à Claudel une nouvelle mise en forme de l'Orestie (1913-1922), défendit un naturalisme redimensionné au mythe (les Malheurs d'Orphée en 1924, créé en 1926 ; le Pauvre Matelot, 1926), aborda l'épopée avec Christophe Colomb (1928), Maximilien (1930), le bouleversant et multiforme Bolivar (1943, créé en 1950), et plus tard David, pour rejoindre, au terme d'un périple d'un demi-siècle, Beaumarchais dans la Mère coupable (1966). Attiré par le sacral, Honegger tendit également à l'incantation lyrique dès sa difficile Antigone, d'après Cocteau (1927), de même que dans ses oratorios scéniques Judith, puis Jeanne d'Arc au bûcher, avec Claudel (1935, créé en 1938), tandis que son disciple Marcel Landowski (né en 1915) atteint au mythe moderne et utilise toutes les techniques nouvelles dans le Fou (1940-1956), et qu'à l'inverse Gilbert Bécaud tente avec l'Opéra d'Aran (1963) une expérience de naturalisme, à la façon de Britten et Menotti, sans toutefois maîtriser suffisamment son écriture orchestrale. 

Allemagne et Autriche

C'est en marge de l'expressionnisme viennois et berlinois, dont l'écrivain Franz Wedekind (1864-1918), héritier de Büchner, fut le catalyseur, qu'il faut situer l'expérience isolée de Ferruccio Busoni (1866-1924), sarcastique et philosophique dans Arlecchino (Zurich, 1917) et Doktor Faust (posthume, Dresde 1925). Cependant, le romantisme exacerbé de Franz Schrecker (1878-1934) ­ son Ferne Klang (1912) influença le Wozzeck de Berg ­ et celui d'A. von Zemlinsky (1872-1942) avaient déjà conduit Arnold Schönberg (1874-1951) sur la voie de l'expressionnisme et de l'atonalisme dès son bref monodrame Erwartung (1909, créé en 1924 à Prague), dont le sujet vériste est traduit dans un éparpillement sonore, et un climat de violence inconcevable même chez un Strauss. Ses travaux sur les diverses expressions de la voix, chantée ou parlée, se retrouveront dans Moïse et Aaron (1931, inachevé, représenté sur scène à Zurich en 1957), sans proposer pourtant de solution d'avenir. Plus foncièrement lyrique, Alban Berg réunit dans Wozzeck (1921, créé à Berlin en 1925), écrit sur le texte prophétique du poète maudit Büchner (1813-1837), toutes les composantes du chant, celles du théâtre lyrique et des structures instrumentales du passé et du présent. Sublimant, lui aussi, un sordide fait divers en un puissant mythe d'une immédiate séduction lyrique, il signa là une partition considérée comme le chef-d'œuvre le plus caractéristique du demi-siècle. L'œuvre fut jouée avec succès à Berlin, où Hindemith avait fait un instant scandale (Assassin, espoir des femmes en 1921 ; Das Nusch-Nuschi, 1921), avant de se tourner vers le néoclassicisme austère de Cardillac (1926) et de Mathis le peintre (1938).

   Dans cette ville, toujours, la police doit intervenir lorsque la critique politique éclate, sans équivoque cette fois, dans l'œuvre de Kurt Weill (1900-1950), qui, pour mieux servir les textes explosifs de Brecht, renie le sérialisme élitaire de ses débuts, et bâtit son Opéra de quat'sous (1928) à l'aide de songs écrits dans le style du cinéma expressionniste berlinois, insérés dans une partition de haute valeur musicale. Il porte ces procédés à la dimension du grand opéra dans son féroce Mahagonny (1929), un authentique chef-d'œuvre, mais retourne à son style austère dans la Caution (1932). Brecht inspira encore Hanns Eisler (1898-1962) et Paul Dessau (1894-1980), qui donna en 1951 le Procès de Lucullus. À tous ces auteurs, écartés par le nazisme, Carl Orff (1895-1982) avait opposé un comique rassurant, avec Der Mond (1939) et Die Kluge (1943) ; il évoqua avec sensibilité le Moyen Âge dans ses Trionfi (1937-1943) ­ qui contiennent les fameux Carmina Burana ­ où il a recours à l'incantation et à la percussion, qui deviennent la base du langage de Antigone et Œdipe roi (1949-1959), un essai de reconstitution de la technique du drame grec.

   On peut situer au carrefour de ces diverses tendances les œuvres d'Ernst Krenek (né en 1900), un élève de Schrecker, au langage plus dur, marqué par l'expressionnisme dans Orpheus und Eurydike (1926), par le jazz dans son original Jonny spielt auf (1927), et qui rechercha la réunion des langages de Berg et de Hindemith ­ en même temps que des procédés inhabituels de présentation scénique ­ dans son colossal Charles Quint (1933), où un postromantisme latent le dispute à un strict sérialisme ; à cette dernière technique souscriront aussi Boris Blacher (1903-1975), Karl A. Hartmann (1905-1963), et, plus tard, H. W. Henze (né en 1926), qui embourgeoisera le système sériel, avant que Bernd Alois Zimmermann (1918-1970) ne réalise une synthèse plus audacieuse de toutes ces tendances dans les Soldats (1960), un opéra qui marque aussi l'un des retours les plus significatifs de notre époque à la colorature féminine suraiguë. À citer aussi Staatstheater (1967-1971) de Mauricio Kagel. Enfin, quelques compositeurs avaient su mettre une science indéniable au service d'un langage plus largement ouvert au public : ainsi Werner Egk (né en 1901) dans Peer Gynt (1938) et le Revizor (1957), Wolfgang Fortner (né en 1907) dans Noces de sang (1957) et surtout Gottfried von Einem (né en 1918), dont la Mort de Danton (1947), d'après Büchner, et le Procès (1953), d'après Kafka, s'imposèrent sans peine.